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Une vision différente de l’histoire


Santé conjuguée n°92 - septembre 2020

Le lien entre l’empowerment, la puissance d’agir et une vision différente de l’histoire passe également par la notion de genre. Sous peine de rendre incomplètes cette réflexion et cette ébauche d’actions nécessaires à la visibilisation de la femme afrodescendante dans notre société.

Un homme et une femme, tous deux afrodescendants, ne sont pas toujours soumis au même regard ou sujets aux mêmes difficultés ou opportunités. La question du genre, même si ce n’est pas l’objet central de cette réflexion, reste un pan incontournable qui entoure mes réflexions et me permet de me poser, non seulement en tant qu’une personne appartenant à une minorité, mais également en tant qu’une personne soumise aux mêmes prismes dans la formation de son image de soi ou de l’image qu’on souhaite renvoyer aux autres. Le genre, on ne le rappellera jamais assez, reste une problématique tant anthropologique que politique. Ainsi, on ne saurait parler de ce qui caractérise l’identité de la femme afrodescendante sans parler de son appartenance sexuelle. Que cette appartenance soit influencée par la culture d’origine ou de naissance, l’identité sexuelle et l’identité sexuée désignent des réalités différentes, mais qui aujourd’hui entretiennent des liens étroits. L’individu est orienté selon son groupe sexuel et son adhésion à celui-ci et l’assigne dans sa manière de se présenter comme une femme ou un homme dans la société. L’assignation de l’individu à son groupe sexuel le contraint à des attitudes et à des rôles qui lui sont inculqués dès l’enfance, de façon à ce qu’il puisse se « comporter comme un membre compétent de sa culture »1. Ce qui fonde l’identité de la femme afrodescendante est donc intrinsèquement lié à son identité psychosociale. Erickson définit l’identité psychosociale de la sorte : « Le sentiment conscient d’avoir une identité personnelle repose sur deux observations simultanées : la perception de la similitude avec soi-même (selfsameness) et de sa propre continuité existentielle dans le temps et dans l’espace [c’est-à-dire : son ipséité] et la perception du fait que les autres reconnaissent cette similitude et cette continuité »2. Faire le lien entre le pouvoir d’agir de la femme afrodescendante et une vision différente de l’histoire revient donc à parcourir les chemins du substrat culturel dont est issue la femme africaine et de son rapport avec sa société actuelle d’appartenance. Comment cette femme ainsi présentée, sujette aux pressions sociales et culturelles de par son assignation sexuelle et de par son histoire personnelle et l’histoire attribuée ou héritée, peut-elle se doter d’une puissance d’agir pour se poser comme un être à part entière, en capacité d’agir pour elle et pour sa communauté ?

Multidiscrimination et domination

La première chose que l’on peut dire sur le lien entre son histoire située et sa puissance d’agir à sens unique, c’est qu’il est complexe. L’autoaffirmation comme sujet de la part de toute une série de personnes issues des minorités met en évidence l’injustice dont elles ont été victimes. D’abord par l’invisibilisation de la femme afrodescendante dans l’histoire racontée par les « dominants », c’est-à-dire par le « blantiarcat »3 (Blancs paternalistes) et ensuite par les injustices dont elles sont victimes dans une série d’actes que la loi de 19814 , a définis comme « critères de discrimination » : la discrimination fondée sur la nationalité, une prétendue race, la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique. Ces critères sont renforcés par d’autres comme l’âge, la conviction philosophique ou religieuse. La femme afrodecendante dans notre société est donc inévitablement multidiscriminée, car c’est une femme à l’intersection de plusieurs critères de discriminations. Le cri du Collectif féministe Kahina 2019 lancé à travers une carte blanche parue l’hebdomadaire Le Vif stigmatisait ces attitudes discriminantes envers les femmes (« musulmanes » ou « taxées de musulmanes ») en ces termes : « Ces postures issues d’un héritage colonial banalisent et légitiment des mesures racistes et antiféministes. Celles-ci occultent les réels problèmes d’un système-monde où les pays du Sud sont dépendants d’un système d’échange inégal qui les accule à la misère et dont nous portons la responsabilité majeure. On s’offusque qu’une femme fasse du sport en couvrant ses cheveux, mais on ne s’interroge pas sur le salaire de misère que nos multinationales versent à des enfants du Congo qui risquent leur vie dans les galeries pour extraire du Coltan, ou le maigre revenu de ces travailleuses et travailleurs d’Inde, du Pakistan ou du Cambodge qui fabriquent les vêtements que nous portons ou les ballons avec lesquels nos enfants jouent. »5 Il ressort ici que les rapports de domination entre la société belge en particulier et la société européenne en général avec le pays d’origine de la femme africaine sont impactés par des relations historico-coloniales séculaires dont les générations de femmes actuelles ont hérité à travers l’histoire de leurs pères et de leurs mères, ces derniers l’ayant eux-mêmes hérité de leurs ascendants. L’histoire de l’humanité qui était racontée comme l’histoire d’un progrès apparait désormais pour l’énorme majorité des êtres humains comme l’histoire d’une domination. Ce qui a été longtemps présenté comme une avancée parfois difficile, mais constante de la raison prend un autre visage dès qu’on porte dessus un regard situé ailleurs que dans les yeux des hommes blancs. Mais en même temps qu’un regard situé nous montre l’histoire sous un autre jour, cette nouvelle manière de regarder l’histoire change notre manière de nous situer aujourd’hui, nous situe un peu ailleurs. Notamment parce qu’il apparait que cette domination n’a pas été aussi efficace qu’elle le prétend. Tout au long de l’histoire, d’autres voix ont existé. Minorer l’importance historique de ces voix, nier leur existence, cataloguer systématiquement d’échecs les expériences auxquelles elles ont participé est une des modalités de l’oppression. En effet, dans la version classique de l’histoire (belge) aucune femme afrodescendante n’a tenu de rôle historique. Cela délégitime les femmes afrodescendantes à en exercer un aujourd’hui. Et cela incite celles qui voudraient en avoir un à prendre comme modèle des hommes blancs : leur langage, leurs concepts, leurs expériences, leurs attitudes, leur préoccupation, leur point de vue sur le monde, etc. À l’inverse, lorsqu’on identifie des femmes afrodescendantes dans leur action historique, cela légitime le fait de devenir actrice de notre société, donne des repères, nous place dans une histoire et dans des actions possibles. Une sorte de cercle vertueux : plus on agit et plus d’actions deviennent possibles. On sort de notre « prétendu » déterminisme ou, plutôt, on agit avec notre déterminisme.

Mais qu’est-ce le déterminisme ?

Selon Guillermo Kozlowki6, contrairement au sens premier donné à cette expression qui veut que « la position sociale » ou « la naissance » prédétermine la vie d’un individu (le fils d’ouvrier finit fils d’ouvrier), on peut le définir comme ce qui détermine « nos désirs, nos histoires, nos corps, nos langages, nos affinités électives. Le déterminisme, ainsi compris, est ce qui nous constitue en tant que singularité. Ce qui nous permet d’avoir un certain point de vue sur le monde ». Cette puissance d’agir dont se dote désormais la femme afrodescendante est son pouvoir intrinsèque pour lutter contre cette oppression et contre le déterminisme de la passivité et de l’inaction. Face à ce déterminisme « oppressant » et « avilissant » érigé par le dominateur comme norme de caractérisation, des voix s’élèvent pour épouser un déterminisme d’actions. Lors des manifestations suscitées par la mort de George Floyd7, plusieurs voix féminines ont porté le combat pour la visibilité des discriminations dont la femme afrodescendante est en particulier victime. J’ai entendu plusieurs femmes organisées dans des associations communautaires me dire : « Il est temps que notre voix compte et que nous parlions pour nous, car nous en avons marre que ce soit les Blancs qui parlent à notre place, qui mènent nos combats. Nous sommes les mieux placées pour agir sur nos vécus, pour initier des actions pour nous faire entendre ».

La fin du déterminisme ?

Aujourd’hui, la femme afrodescendante veut se démarquer de cette vision, de cette image attribuée dont elle refuse l’héritage pour écrire son histoire, une autre histoire, celle dont elle est partie prenante ici en Belgique. Plusieurs organisations communautaires ou multicommunautaires œuvrent dans ce sens. Cette mobilisation qui part du bas est une façon pour la femme afrodescendante de s’affranchir du paternalisme politique et du « chaperonnage » des cercles de regroupement politique où bien souvent les afrodescendants servent de « bétail électoral ». Ces regroupements collectifs explorent des pistes d’organisation pour représenter les femmes et également plus largement les hommes d’origine afrodescendante pour se poser, comme l’indique Julien Talpin, telle « une offre politique spécifique écartant toute forme de spontanéisme pour mettre en avant la nécessité de l’organisation collective dans l’accumulation d’un pouvoir suffisant pour faire pencher la balance du côté des dominés » 8. Si l’empowerment, notion polysémique très estimée dans le langage de nos jours est la « capacité d’élaborer une conscience critique par rapport aux enjeux sociaux dans lesquels les femmes et les hommes s’inscrivent »9, la femme afrodescendante que je suis pense que les expériences vécues par chacune des femmes afrodescendantes est un réservoir de graines de puissance d’agir que nous pouvons nous autoriser à mobiliser pour la réécriture de notre histoire. Ce pouvoir et cette puissance d’agir doivent se faire au niveau individuel, mais aussi collectif, par l’éducation et la culture. Aujourd’hui plus qu’hier, je vois la femme afrodescendante déterminée à rompre avec « l’anonymisation » des attitudes qui invisibilisent le fait que la femme issue des minorités vit dans des processus « racialisant ». Ces attitudes renforcent et légitiment la violence symbolique de la hiérarchisation au cœur des rapports sociaux. Rompre avec les rapports de domination, c’est se rendre visible pour se poser comme un maillon de la construction de la légitimation de la place incontournable de la femme et en particulier de la femme afrodescendante dans notre société. Les quatre niveaux de pouvoir définis par Lisette Caubergs10 doivent être investis par les femmes afrodescendantes dans la mise en action de leur puissance d’agir, c’est-à-dire : « le pouvoir sur », « le pouvoir de », « le pouvoir avec » et « le pouvoir intérieur ».

Visibiliser

Les réseaux sociaux sont un espace de consignation pour l’histoire des actions menées par les femmes issues des minorités, afrodescendantes ou autres, grâce au partage de l’information. Pour parvenir à cette « visibilisation », les outils numériques comme Facebook, Twitter ou Instagram permettent de renforcer les actions des femmes afrodescendantes et d’influencer les décisions des pouvoirs politiques et des institutions pour être prises en compte dans le processus de construction de la cohésion sociale. Les réseaux sociaux sont un puissant moyen de combler les retards conséquents de leur présence dans les médias : la télé, la radio… Parce que la réalité de la femme afrodescendante doit être un sujet indissociable de la réalité politique, sociale et sociétale. C’est de cette manière que l’on pourra ériger et écrire l’histoire pour présenter des modèles existants, actuels, et en ériger de nouveaux afin de renforcer notre capacité de « rêver » une autre femme afrodescendante : je suis afrodescendante, je suis immigrée, je suis directrice d’une organisation.

Documents joints

  1. G. Le Maner-Idrissi, L’identité sexuée, Dunod, 1997.
  2. E. Erickson, Adolescence et crise. La quête de l’identité, Flammarion, 1978.
  3. Concept intersectionnel désignant un système de domination perpétuant le pouvoir des hommes blancs sur le reste de la société, in « Parlez-vous le néo- identitaire ? », Marianne, 12 avril 2019.
  4. Loi tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, 30 juillet 1981
  5. Pour un féminisme antiraciste et décolonial », Le Vif, 28 mars 2019.
  6. G. Kozlowski, « Vocabulaire et puissance d’agir : faut-il se fâcher pour des mots ? », CFS-ISP, http://ep.cfsasbl.be, 2011.
  7. Afro-Américain décédé lors de son interpellation par un policier blanc à Minneapolis (Minnesota, États-Unis) le 25 mai 2020.
  8. J. Talpin, Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux États-Unis, Raisons d’agir, 2016.
  9. H. Guétat-Bernard, N. Lapeyre, « Les pratiques contemporaines de l’empowerment. Pour une analyse des interactions entre pratiques et théories, individu.e.s et collectifs », Cahiers du Genre n° 63, 2017/2.
  10. L. Caubergs, « Genre et empowerment », www.genreenaction.net, novembre 2002.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°92 - septembre 2020

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