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La complexité des situations sociales, psychologiques et de santé touche autant les jeunes que les plus âgés. En maison médicale, la pluridisciplinarité permet aux soignants de partager rapidement leur expérience et leurs compétences au bénéfice de leurs patients.

Nous sommes régulièrement amenés à travailler avec un public d’adolescents, avec leurs parents et avec les familles. Et nous sommes aux premières loges pour constater que les inégalités sociales et la précarité ont des effets sur la santé, quel que soit l’âge du patient. Que constatons-nous chez les plus jeunes ? Le diabète, l’obésité, les retards de développement, les grossesses prématurées, le décrochage scolaire, la consommation de drogues et les faits de délinquance sont davantage présents parmi les ados issus de milieux défavorisés, en proie à un enchevêtrement de difficultés psychosociales et financières, entre autres. Mais ce ne sont pas non plus des fatalités et nous voyons que ces jeunes ont des ressources pour rebondir, se soigner, aller mieux. Nous vous invitons dans nos cabinets respectifs de consultation de médecine générale et de psychologie pour une journée certes fictive – secret médical oblige – mais largement inspirée de situations concrètes.

Chez le docteur

Chaque matin, en route vers la maison médicale, je réfléchis à ce qui m’attend. Le planning que j’ai entraperçu hier avant de rentrer était déjà bien chargé. En médecine, les jours ne se ressemblent jamais et chacun d’eux réserve son lot de surprises. J’arrive et les plages de consultation sont complètes. Beaucoup d’enfants, d’adolescents et d’adultes à peine plus âgés que moi. La société actuelle les engloutit dans les réseaux sociaux qui sont la porte ouverte aux harcèlements, aux complexes, aux effets de groupe. Sans oublier la malbouffe, le tabagisme, la maltraitance, la précarité, les maladies chroniques tant organiques que psychiques… Le monde a tendance à nous bercer dans une vision où tout doit être parfait pour être socialement acceptable, surtout parmi les jeunes. Il faut entrer dans des cases, être beau, belle, musclé, rentrer dans un petit 38, être en bonne santé, avoir de l’argent, une famille sans faille… Une impression que l’humain veut séparer le monde en deux catégories : les pauvres et les riches, les victimes et les leaders, les personnes malades et les personnes saines, en oubliant l’entre-deux. Lucie. La matinée est plutôt calme, beaucoup de petits bobos, des virus par-ci par-là, des indigestions… pas toujours négligeables. Lucie, treize ans, s’est déjà présentée dans mon cabinet il y a quelque temps pour des douleurs abdominales, des nausées, diarrhées et malaises. À la lecture de son dossier, je m’aperçois qu’elle manque l’école à répétition, toujours pour le même motif. Elle a pourtant l’air en pleine forme mis à part une mine un peu chiffonnée. L’examen clinique ne montre rien de particulier, même pas des intestins en pagaille. Je la regarde. Il est vrai qu’elle est un peu boulotte ma patiente et que treize ans, à l’école, c’est l’âge ingrat, l’âge méchant. J’ai également lu les avis de divers spécialistes, tous revenus sans explication médicale attribuable à ses plaintes. Bizarre… Après tout, je pourrais moi aussi lui prescrire un traitement symptomatique, lui donner un certificat pour trois jours et passer au patient suivant… Je ne peux pas m’empêcher de lui demander si elle se rend compte qu’elle a déjà présenté de nombreuses fois ces symptômes et des absences ces derniers mois. Elle ne semble pas comprendre où je veux en venir ou peut-être ne veut-elle pas m’en parler. Peut-être aussi ai-je des idées préconçues en la soupçonnant de se complaire dans la situation. Il m’arrive souvent de me demander quoi faire dans ce genre de cas. Signer un certificat médical qui pourrait favoriser un décrochage scolaire en cours ? Ou ne pas le faire et prendre le risque d’ignorer une souffrance réelle ? Dans le doute, je l’oriente vers ma collègue psychologue afin d’obtenir son avis. Jérôme. L’après-midi file aussi rapidement que la matinée. Je reçois Jérôme et ses parents. Il a besoin d’un renouvellement d’ordonnance. Jérôme a presque dix-huit ans et il vient d’être renvoyé de son école pour trois jours, après avoir cassé une vitre d’un coup de poing. Ses parents déclarent avoir pris aussi rendez-vous chez la psychologue. En creusant un peu, sa mère m’explique qu’il a reçu un diagnostic de trouble de l’attention avec hyperactivité dans son enfance, pour lequel il prend un traitement médicamenteux. Il s’avère que dans la famille de Jérôme, il y a quatre enfants et qu’ils sont tous en enseignement spécialisé et tous sous médication. Cela pose question. Surtout quand on connait les difficultés qu’il y a à poser un diagnostic de TDAH et le risque important de surdiagnostic. Plusieurs auteurs pointent la composante familiale, la cohérence éducative et les liens d’attachement comme pouvant provoquer des symptômes type TDAH ou apparentés. Et si c’était le cas ici ? Martin. Ce garçon de douze ans est en surpoids depuis l’enfance. Martin a un indice de masse corporelle de 34 et de l’hypercholestérolémie. Il a vu une diététicienne et il suit son traitement, mais il ne se montre pas très compliant sur le suivi de son régime. Il bouge aussi très peu et ne pratique aucun sport. En tant que médecin, j’ai l’impression de passer mon temps à lui demander de perdre du poids. Ses parents sont un peu dans la même situation : ils mangent trop d’aliments gras, trop salés ou trop sucrés, et pas assez de fruits et de légumes. Ils prennent rarement le temps de cuisiner ou de manger ensemble. Pour aider Martin, une approche collective serait sans doute plus efficace. Après la crise, il faudra penser à redémarrer nos ateliers de cuisine.

Chez la psychologue

Je me sers un café et j’ouvre mon agenda : je commence avec une jeune fille, que ma collègue médecin a orientée vers ma consultation. Lucie. Lucie n’a franchement pas l’air contente d’être là. Pour elle, le problème est physique. Elle ne voit pas ce qu’elle vient faire chez une psy, elle n’est pas folle ! Sa mère pense que ça lui fera du bien de parler, tout en ayant elle-même peur que l’on soit en train de passer à côté d’une grave maladie, non diagnostiquée. Il a fallu du temps et beaucoup d’humour potache pour parvenir à créer un lien. Lucie a beaucoup de mal à identifier et à mettre des mots sur ses émotions. Elle ressent, par exemple, les effets physiques de la peur – palpitations, transpiration, souffle court, nausées, maux de ventre, etc. – mais elle ne parvient pas à les identifier comme tels ni à comprendre ce qui les provoque. Au fur et à mesure, nous nous sommes aperçues que Lucie a peur d’aller à l’école, et plus particulièrement, qu’elle redoute le regard et les jugements. Depuis son entrée en secondaire, Lucie a essuyé pas mal de moqueries et de commentaires désobligeants sur son physique, ce qui l’a amenée à développer une méfiance importante vis-à-vis des autres qu’elle perçoit comme méchants et imprévisibles. Lucie ne se sent pas seule pour autant. Comme beaucoup de jeunes de son âge, elle s’est fait ses « vrais amis » sur internet, où elle passe le plus clair de son temps libre. Elle s’est ainsi mise à rogner progressivement sur son temps de sommeil. Comme tout se passe sur son téléphone, ses parents ne se rendent compte de rien et attribuent son état de fatigue continuel à la présence de sa mystérieuse « maladie ». Le cas de Lucie est un bon exemple des problématiques adolescentes que nous rencontrons régulièrement à la maison médicale. Une plainte au départ somatique, qui cache en réalité un mal-être plus profond, parfois cumulée à une hygiène de vie déplorable. Les parents, souvent démunis, n’y comprennent pas toujours grand-chose et ne savent pas comment réagir. De plus, ils ont souvent une guerre de retard sur leurs ados concernant l’usage des nouvelles technologies et des conséquences que cela peut avoir sur leur bien-être, leur vie sociale et leur sommeil. La fracture numérique n’est pas qu’un problème sociétal, on la retrouve aussi à l’intérieur des familles, avec ses conséquences négatives sur la parentalité. Madame V. Après Lucie, j’appelle madame V. Elle est très inquiète et un peu confuse au téléphone. Sa fille de quinze ans a été hospitalisée après une tentative de suicide. Le personnel du service lui a expliqué qu’ils avaient demandé au Service de l’aide à la jeunesse d’intervenir. Elle est désemparée. Le mot SAJ lui fait peur, elle craint qu’on ne lui enlève sa fille. Elle me demande comment réagir. Doit-elle accepter ou non cette intervention ? De mon côté, je ne suis pas franchement étonnée. Il est clair qu’elle et son compagnon manquent de ressources pour proposer un cadre cohérent à leur fille. À la maison médicale, nous sommes au courant depuis longtemps de cette situation, comme de bien d’autres… Cela nous pose d’ailleurs souvent question ! Que faire face aux familles abimées ? Comment réagir quand les parents, sans être intentionnellement négligents, sont tellement aux prises avec leurs propres difficultés qu’ils ne peuvent pas remplir adéquatement toutes leurs fonctions parentales ? Les inégalités, la précarité, l’isolement, le manque d’éducation… Tous ces facteurs sont délétères pour la parentalité et l’équilibre familial. Élever des enfants est difficile et c’est généralement plus simple quand on ne cumule pas des problèmes d’emploi, de logement, de couple ou de finances. À partir de quand doit-on prévenir les services sociaux sans en venir à « punir » la pauvreté ? Certaines situations de maltraitance et d’abus sont évidentes et n’amènent pas à débats, mais d’autres sont plus floues, plus grises. Dans le cas de madame V., je pense que l’intervention du SAJ pourrait les aider. Il peut s’agir d’un soutien, d’une aide, d’une ressource dans une situation complexe. Nous verrons… Jérôme. Ma collègue se questionnait sur la pertinence de son diagnostic TDAH et de son traitement. Effectivement je constate que, pour ses parents, ce genre de diagnostic est bien pratique. Il leur permet de ne pas se poser plus de questions et leur fournit une solution toute faite, pratiquement sans effort : la médication. J’ai le sentiment qu’ils espèrent la même chose de moi : ils me demandent de soigner leur fils, mais ne semblent pas prêts à s’interroger sur la dynamique familiale. Tout en douceur, nous allons travailler à partir de leurs ressources. Noah. Il a seize ans. Sa mère lui en veut, car il passe sa vie sur son smartphone sans jamais donner un coup de main. Elle le traite de fainéant, surtout depuis que le confinement a fait exploser sa consommation d’internet et de jeux vidéo. Lui me dit qu’il s’en moque. Pourquoi sa mère lui reproche-t-elle de ne pas travailler alors qu’elle-même n’a jamais fini l’école ? Pourquoi critique-t-elle sa consommation d’internet alors qu’elle-même passe sa vie sur Facebook ? Il ajoute que, de toute façon, la société est pourrie. Pourquoi travaillerait-il ? Pour servir qui ? Pour quoi faire ? Il déplore que l’être humain soit en train de foutre en l’air la Terre qui le nourrit. Pourquoi les adultes ne font-ils rien pour changer ça ? Pourquoi faire peser la force du changement uniquement sur les jeunes ?

Prenons soin des ados

Voilà bien une difficulté que nous rencontrons avec les adolescents : ils nous interrogent, et leurs questions impertinentes sont souvent très pertinentes ! Pourquoi la société est-elle si injuste ? Pourquoi insister autant sur l’hygiène de vie et l’alimentation des familles tout en ne faisant absolument rien pour réguler les pratiques publicitaires qui ciblent en priorité les adolescents influençables et leur vendent de la malbouffe, des tas de gadgets inutiles et du temps perdu sur internet ? À notre échelle, en maison médicale, nous faisons ce que nous pouvons pour aider ces jeunes et leur famille. Sans toujours être sûrs que nous avons bien fait. Mais les réponses ne peuvent pas concerner que le niveau individuel ou familial. Elles doivent aussi être politiques et sociétales. Prendre soin de la santé de nos ados, ça doit passer par prendre soin de la société dans laquelle ils se développent, de l’avenir que l’on crée pour eux et des influences auxquelles ils sont soumis en tant que groupe d’âge.

Documents joints

 

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°95 - juin 2021

Introduction

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Une idée de l’adolescence

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Alors que la salle de classe se fait virtuelle, la salle hospitalière de pédopsychiatrie ne désemplit plus. Nos observations croisées d’étudiants futurs travailleurs sociaux, d’ados en consultation ambulatoire ou dans une institution pour jeunes aux difficultés(…)

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Un âge entre deux rives

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Les pages ’actualités’ du n°95

Arnaud Zacharie : « Il faut stabiliser le contexte international, et cela implique une coopération multilatérale »

Le secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD- 11.11.11) livre son éclairage sur les enjeux de la vaccination et de la mondialisation.

- Arnaud Zacharie, Pascale Meunier

Tesfay et la crise humanitaire en Éthiopie

 

- Dr André Crismer

Violences policières et charge de la preuve

Police Watch, l’Observatoire des violences policières de la Ligue des droits humains, relève la persistance d’obstacles rencontrés par les victimes pour porter plainte, mener à bien une procédure judiciaire et obtenir réparation. En matière de preuves,(…)

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Inégalités de santé, inégalités de vie

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