Aller au contenu

Comme tout le secteur ambulatoire et les autres services du secteur social-santé, les maisons médicales ont été prises au dépourvu devant l’annonce d’un premier confinement, qui a amené la nécessité d’une importante réorganisation des activités de soins et de prévention. Il s’agissait de réagir immédiatement à de l’inattendu, à ce qui ressemblait au scénario d’un film de science-fiction.

Il a fallu s’approvisionner en matériel de protection, repenser l’accueil qui devait désormais se passer au sein d’un sas de protection, débarrasser les locaux pour éviter qu’ils soient contaminés et contaminants, interrompre les activités de type communautaire, organiser la distanciation, éviter le flux de passage de patients et les filtrer par téléphone. Il a fallu interrompre tous les soins considérés comme « non essentiels », ce qui a ralenti toute l’activité soignante, et ne concentrer son énergie que sur la gestion de la crise. Pour les soignants, il s’agissait aussi de s’éviter, de se réunir en plus petit comité, ce qui a eu comme conséquence de suspendre, réduire ou transformer tous les moments de réunion qui permettent à une équipe de pratiquer l’interdisciplinarité et de pouvoir échanger, trouver du sens et être consistante. La crise sanitaire a changé les pratiques professionnelles et le rapport aux patients. Chaque équipe a dû déployer de nouveaux modes d’interaction tout en devant gérer un climat anxiogène qui n’a épargné personne. Certains soignants se sont retrouvés pour la première fois en télétravail, à la maison, derrière un écran ou au bout du fil, en combinant leur vie familiale, elle aussi chamboulée par la fermeture des établissements scolaires. De leur côté, les patients étaient privés de cet accueil chaleureux, parfois informel, qui fait soin, qui fait sens, qui les soutient, les structure, les rassure, et qui est un des piliers des maisons médicales. La prise en charge psychosociale a elle aussi été réduite, postposée ou confinée, dépouillée d’une présence, brouillée par un téléphone ou mise à distance par une visioconférence. Les activités communautaires ont subi un arrêt brutal ; pour les chargés de projet, l’enthousiasme a laissé place à une forme de sidération. Les usagers ont aussi été privés d’espaces fondamentalement structurants et qui participent à leur bien-être, entre autres à travers les liens qui peuvent s’y tisser et qui sont pour certains une échappatoire à la solitude qui les mine.

Des questions à déplier

Le rapport à l’autre étant découragé et compromis, qu’est-ce qui a pu s’inventer, se créer, se substituer ? Et qu’est-ce qui a fait ressource ? Comment les maisons médicales ont-elles assuré malgré tout une offre psychosociale et en santé communautaire ainsi que maintenu du lien avec les patients – et surtout avec les plus fragiles ? Quels étaient leurs besoins, le type de soutien nécessaire afin de pallier ces manques ? Il nous a semblé utile d’interroger le vécu des soignants, la manière dont l’équipe a géré sa propre angoisse et son rapport à la crise. Car l’angoisse fige et paralyse et ne permet pas à la pensée de circuler. Un groupe de travailleurs de la Fédération des maisons médicales s’est mobilisé autour de ces questions et de ces constats et le groupe AMPERE a été créé, un acronyme énergique pour Accompagner les Maisons médicales et Partager les Expériences en vue de la REprise. Ce groupe s’est donné l’objectif de soutenir par téléphone les travailleurs, récolter des témoignages et analyser les besoins qui ont pu être identifiés afin de mettre à disposition des outils relationnels et organisationnels, réaliser un état des lieux de bonnes pratiques à partager et à diffuser.

Des questions à partager

Les retours qui nous sont parvenus sont pour partie liés à la lisibilité des protocoles, à la masse d’informations qu’il a fallu trier et s’approprier au jour le jour, aux marges de manœuvre et aux limites à ne pas franchir. Mais surtout, des questions sur les situations problématiques liées au confinement. À la fois un désir partagé de garder une attention pour tous les patients qui auraient pu sortir des radars, mais aussi une vigilance pour le personnel lui-même confronté à l’angoisse et à l’incertitude. Parmi ces préoccupations, celles concernant le suivi à adopter pour les patients atteints de maladies chroniques : comment développer chez eux des mesures d’observance en santé, organiser des programmes d’éducation thérapeutique. Nous avons entendu une réelle souffrance de ne pas avoir pu accompagner des patients mourants, les entourer ni participer à la cérémonie funéraire. Nous avons entendu le besoin d’être utile, de soutenir des secteurs mis à mal, d’aller en renfort dans les maisons de repos et dans les centres de testing, de s’inscrire plus largement dans le réseau d’aide local, de réfléchir à des solutions ciblées, efficaces et en collaboration avec tous les intervenants encore actifs. Tout le monde naviguait à vue, mais il s’agissait aussi d’une opportunité d’être sur le terrain, au plus près des gens, des habitants, de trouver les moyens d’être autrement à leur écoute et de chercher aussi à se mettre en contact avec les autres intervenants sur le même territoire et avec les réseaux d’« avant » ou ceux qui se sont créés en réponse à la crise. Il s’agissait de faire communauté. Enfin, le déconfinement en vue, la reprise a apporté une énorme charge de travail en récupérant des patients dans un état aggravé. Comment organiser le retour des patients ? Fallait-il en limiter le nombre et le flux ? Témoignage Solenne Dugas, infirmière à la maison médicale de Ransart. Les premières semaines, il fut d’abord nécessaire d’anticiper nos besoins en matériel de protection pour nous-mêmes et pour nos patients : ne pas les contaminer, ne pas se contaminer. Concrètement, il a fallu partir à la recherche de masques chirurgicaux, masques FFP2, gants, visières, surblouses. Ce fut compliqué dans un contexte de pénurie, de hausses des prix et de délais de livraison allongés. Ce travail fut allégé en partie par un extraordinaire élan de solidarité de nos patients, de nos collègues nouvellement pensionnés, de nos réseaux de voisinage : les couturières bénévoles ont cousu des fichus pour les cheveux, des pantalons, des blouses de soins. Des patients concevaient des visières avec des imprimantes 3D… Ces gestes de soutien nous ont fortement aidées, parfois habillées de manière originale, à exécuter le cœur même de notre travail : le soin. Soigner tout en se protégeant, parler avec un masque auprès de personnes malentendantes, rassurer et prendre le temps avec nos patients atteints de démence qui nous reconnaissaient difficilement avec nos masques et nos habits de protection, prendre le temps quand celui-ci est compté et allongé par nos procédures de décontamination. Prendre soin de nos patients, de leur entourage, les rassurer parfois, les informer souvent, mettre en garde certains face à leurs comportements à risque (pour eux-mêmes, leur famille, pour nous soignants). Informer, expliquer, écouter encore et toujours, répondre aux interrogations face aux désinformations des réseaux sociaux, aux discours politiques parfois confus, et cela tout en assurant la continuité de nos soins, tel était le défi.

Des actions pour se réinventer

Une multitude d’initiatives ont été déployées par les maisons médicales1 : mise en place d’un système de monitorage des patients et de suivi psychosocial régulier par téléphone, visites à domicile, diffusion de capsules vidéo d’exercices physiques via des sites internet ou Facebook, organisation et aide à la distribution alimentaire pour les personnes isolées, permanence téléphonique pour les personnes anxieuses, affichage, diffusion et maintien du lien via l’envoi de courrier, de SMS, confection de masques… Ensuite, lorsque les mesures ont été assouplies : organisation de balades en petits groupes de patients, mise en place de systèmes de garde plus étendus le soir et le week-end, flexibilité de certains intervenants venus en renfort dans les secteurs qui le nécessitaient… Concernant la réorganisation de la vie d’équipe, des maisons médicales ont proposé des réunions virtuelles régulières afin de garder le lien et la structure. D’autres ont nommé des référents Covid chargés de centraliser et diffuser les informations tout en organisant le travail de chacun. La plupart des équipes ont continué à se réunir par petites cellules, par secteur, ou ont organisé des « bulles de travailleurs » afin de limiter et de maitriser les contacts et d’échelonner les présences sur la semaine. Néanmoins, certaines équipes ont vu une partie de leurs effectifs meurtris, soit parce que directement touchés par le nombre de décès de patients, soit parce que l’équipe s’est délitée et a connu des difficultés pour rebondir. Du côté du groupe AMPERE et de ses collaborateurs, des outils et des recommandations ont été diffusés en temps réel pour entretenir la dynamique et plus particulièrement les équipes en difficulté. Pour rencontrer les difficultés vécues par les patients, il est important de soutenir également les travailleurs. L’un des moyens est de soutenir la solidarité interéquipe et entre maisons médicales. Sans nous substituer au travail des superviseurs ou des psychologues, nous avons interrogé les maisons médicales sur leur vécu et leurs ressources afin de les diffuser. L’idée était de réactiver la pensée, de soutenir la créativité et la capacité de rebondir dans ce contexte difficile. Il ne s’agissait ni de juger ni d’évaluer, mais de susciter le partage, la collaboration et l’intelligence collective. Cette démarche nous a permis de définir des actions futures.

Comment envisager l’après-crise ?

Le retour à la normale n’est pas pour demain et la crise laissera des séquelles parmi les usagers. Des séquelles sociales, économiques, psychologiques, pour citer les plus manifestes. Nous savons que ces aspects, définis comme des déterminants de la santé, méritent d’être intégrés dans les parcours de soins. Au sein des équipes, il s’agira de jongler entre le respect des mesures sanitaires en vigueur et le maintien du modèle de soins, qui se décline autour de la globalité et de la continuité des soins, de l’intégration des différentes disciplines et des différents déterminants et de l’accessibilité, cette dernière ayant particulièrement été mise à mal par le filtrage des patients. Les activités communautaires sont toujours difficiles à remettre sur les rails tant les conditions sont strictes et les mesures changeantes. Si elles font partie des activités dites « non essentielles », elles sont pourtant porteuses de vie et de dynamisme. Les maisons médicales y ont toujours consacré de l’énergie, car elles font partie du panel d’actions qui font socle. De tels espaces sont à préserver, à reconstruire et à réanimer. La fatigue et l’incertitude minent les travailleurs, qui doivent chaque jour soigner, accompagner, éponger les difficultés multiples et majeures apparues depuis près d’un an auprès des patients. L’espoir néanmoins est que le secteur des soins soit revalorisé et que les initiatives qui ont vu le jour durant cette période soient fécondes. Allier action urgente et continuité des soins, prendre soin de soi et des autres, rebondir et s’adapter, travailler sur les différents déterminants de santé, renforcer les actions de prévention et restaurer du lien… telle est l’équation à résoudre. Témoignage André Crismer, médecin généraliste à la maison médicale Bautista Von Schowen (Seraing) En mars, la pandémie nous paraissait comme une montagne à franchir, que nous pensions voir derrière nous après trois mois. Aujourd’hui, nous savons que nous sommes dans un tunnel, mais que ce tunnel a une fin, même si nous ne savons pas quand. Dès la mi-octobre, autour de Liège, nous avons eu très peur de la vitesse de cette deuxième vague, aussi rapide que la première et de plus grande amplitude, « comme si toutes les mesures prises n’avaient servi à rien ». La progression des chiffres nous faisait craindre de voir les hôpitaux débordés et dépassées nos capacités de prise en charge des malades les plus lourds. Il s’en est fallu de peu. Malgré l’épuisement des soignants, les soins à la population ont été moins touchés, entre autres parce que nous étions mieux équipés et mieux préparés. À ce jour, dix patients de la maison médicale ont été emportés (sept en avril et trois en octobre). Le taux de mortalité par Covid-19 dans notre population est plus du double de la population belge, mais quand on analyse les chiffres totaux de mortalité à la maison médicale, nous restons dans la moyenne de ces cinq dernières années Cette maladie est un révélateur des failles de notre système sociétal. Je ne soulignerai ici que le fait qu’elle a plus frappé les plus défavorisés.

Documents joints

  1. M. Lannoy, S. Marsella, Y. Gosselain, « Pratiques et innovations en maison médicale en période Covid », www.fmm.be, 13 mai 2020.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°93 - décembre 2020

La médecine générale dans la crise Covid-19

La covidose a fait prendre conscience aux décideurs politiques et aux administrations publiques de santé que la médecine générale au sein de la première ligne était un maillon essentiel dans l’organisation de la riposte à l’épidémie.

- De Munck Paul

Vers un nouveau système de soins de santé

Philippe Leroy, le directeur du CHU Saint-Pierre, à Bruxelles, défend le rôle fondamental de la médecine générale et le système de tarification au forfait. Un point de vue surprenant de la part d’un représentant du monde(…)

- Pascale Meunier, Philippe Leroy

Quelle place pour la santé publique ?

Ce n’est pas une crise sanitaire que nous sommes en train de vivre, mais un vrai changement d’époque. Nous, les femmes et les hommes, avons modifié fondamentalement notre écosystème et cette pandémie est l’effet de la(…)

- Yves Coppieters

Fin de vie et processus de deuil

La crise du Covid est venue souligner la nécessité accrue de reconnaissance, de créativité et d’humanité des soins en fin de vie et des processus de deuil.

- Emmanuelle Zech

Une répartition complexe des compétences

La gestion de la crise du Covid-19 a rappelé le nombre élevé de ministres dont les compétences touchent de près ou de loin à la santé. Plus largement, la complexité du découpage institutionnel dans ce domaine(…)

- Jean Faniel

Partenaires particuliers

Mars 2020, le lockdown est décrété. Dans les secteurs du social et de la santé, c’est le branle-bas de combat. Les services se réorganisent pour continuer à répondre aux besoins des plus fragiles. Des partenariats inédits(…)

- Marinette Mormont

Inami, forfait et confinement

Alors que l’OMS requalifie l’épidémie de Covid-19 en pandémie, les autorités belges annoncent un premier décès le 11 mars 2020. Le pays, comme d’autres en Europe, entre en confinement le 18 mars. Parmi les mesures imposées(…)

- Duprat Gaël, Estibaliz San Anton, Roger van Cutsem

Soutenir les maisons médicales

Les intergroupes régionaux occupent une position d’interface entre la Fédération des maisons médicales et ses membres en Wallonie et à Bruxelles. Comme de nombreux métiers durant la première vague du Covid-19, ils ont dû se réinventer.

- Claire Vanderick, Corine Deben, Frédéric Palermini, Pascale Meunier, Serge Perreau, Yaëlle Vanheuverzwijn

Tenir et rebondir

Comme tout le secteur ambulatoire et les autres services du secteur social-santé, les maisons médicales ont été prises au dépourvu devant l’annonce d’un premier confinement, qui a amené la nécessité d’une importante réorganisation des activités de(…)

- Mélanie Lannoy, Stefania Marsella, Yves Gosselain

Quelles leçons tirons-nous du passé ?

Avant le SRAS-CoV-2, la grippe dite « espagnole » de 1918-1919 avec ses 50 à 70 millions de morts était la dernière pandémie à avoir touché les pays les plus industrialisés. Mais elle a été effacée de la(…)

- Michel Caraël

Introduction

Non, nous n’en avons pas encore terminé avec cette crise sanitaire mondiale ni avec ses conséquences économiques, psychologiques, sociales. Tous les pans de la société ont été touchés, ébranlés. Pour certains d’entre nous, la maison est(…)

- Fanny Dubois

La démocratie sanitaire en danger ?

S’ils se donnent avant tout à voir sur le plan sanitaire, les effets du Covid-19 sont aussi économiques, sociaux et politiques. Plusieurs analyses pointent les risques que la crise – ou plutôt sa gestion – font(…)

- Alain Loute

Le care en première ligne

Quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête. Le slogan du mouvement Grève des femmes a désormais son alter ego : quand le monde s’arrête, les femmes continuent. En mars dernier, le monde a pu continuer de tourner(…)

- Gaëlle Demez

Ce que la pandémie a fait au travail

Pour empêcher l’effondrement de secteurs entiers de l’économie, le gouvernement rompant avec les principes du néolibéralisme est intervenu massivement pour réguler le marché. Le consensus actuel pour augmenter les dépenses de santé persistera-t-il cependant longtemps dans(…)

- Mateo Alaluf

Les pages ’actualités’ du n°93

Psys en colère

Ces dernières années, les réformes dans le secteur de la santé mentale et de la pratique psychothérapeutique se sont succédées. Les psychologues en maison médicale ont choisi de s’appuyer sur le collectif pour porter une parole(…)

- Mélanie Lannoy, Sandra Aubry

Ri de Ridder : « je propose un modèle de soins holistiques, englobant, sur mesure, axé sur la personne et sur la communauté »

Ri de Ridder, ancien directeur général de l’inami, vient de publier un ouvrage dans lequel il dit tout le mal qu’il pense de notre système de santé, mais dans lequel il propose également – et d’urgence(…)

-

And the winner is…

La Belgique a enfin un gouvernement ! Ne boudons pas notre plaisir, car la santé figure – enfin ! – en bonne place dans l’accord conclu entre les partis désormais au pouvoir. L’objectif d’une prise en charge globale(…)

- Fanny Dubois

A quand une politique intégrée ?

Les experts s’accordent sur l’importance de mettre en place des actions de prévention et de promotion de la santé dès le plus jeune âge pour tenter d’enrayer les inégalités sociales de santé et de développement observées(…)

- Pauline Gillard