Si l’on compare la Déclaration d’Alma-Ata, la Charte d’Ottawa ou la Déclaration de Jakarta avec les référentiels des droits culturels tels que la Déclaration de Fribourg ou le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, on constate à quel point ces textes construisent un sens commun.
Les pratiques de soin s’établissent et varient selon l’ordre social, politique et culturel, les acteurs et actrices de terrain et les institutions de la santé appartenant à des luttes politiques et sociales autant qu’ils s’inscrivent dans un milieu culturel selon leurs représentations. Pensons aux multiples conceptions de la maladie, de la souffrance et de la santé, pensons aux divers modèles, structures et cadres sociaaux qui permettent ou empêchent l’accessibilité aux pratiques de soin, pensons à la circulation de l’information, à l’éducation et la transmission de recherches et de connaissances médicales, qu’elles soient conventionnelles ou alternatives. Et tout ceci en abordant à peine les enjeux propres au dialogue interculturel au sein des relations entre patients et soignants, que ces enjeux soient liés aux incompréhensions et barrières des langues, aux rencontres et conflits de valeurs, aux différences de dispositions corporelles ou de traditions spirituelles [1]. La liste de tous les facteurs culturels à prendre en compte reste encore à définir si tant est qu’un jour elle puisse être exhaustive ! C’est là un point à souligner : en situant les réseaux d’acteurs et d’actrices, institutions et pratiques de soin au sein de milieux culturels, nous n’en donnons qu’une photographie cadrée sur une partie du paysage et à une période donnée. Il s’agit d’assumer le caractère situé de ce dont nous cherchons à rendre compte, tant au niveau de l’objet que des méthodes déployées. Ce faisant, la démarche doit appeler à l’échange, au décentrement, à l’exercice critique et à la coopération. Ces représentations ou formes culturelles peuvent toujours évoluer ; les réseaux, milieux et circonstances peuvent toujours s’étoffer ; et donc les pratiques de soin, les acteurs et actrices et institutions de la santé peuvent toujours s’améliorer et progresser vers un projet commun [2].
Une invitation à collaborer
Mais en ayant ramassé tout cela, nous n’avons fait qu’enfoncer des portes ouvertes tant sont de plus en plus considérées les dimensions culturelles du soin et de la santé. Depuis 1997, la Déclaration de Jakarta sur la Promotion de la santé au XXIe siècle notamment appelle à collaborer de façon multisectorielle autour de la santé, en connectant les politiques de santé avec l’ensemble des autres politiques publiques [3]. À cet égard, le domaine du droit condense l’ensemble de toutes ces circonstances, tantôt sous forme de leviers, tantôt sous forme de limites à l’action. Ceci, tout en gardant au moins le mérite d’ouvrir la possibilité d’agir, d’avoir des effets sur l’ordre social, politique et culturel. En témoignent, localement en Région wallonne et en Région de Bruxelles-Capitale, les décrets qui fixent les missions et les conditions d’agrément des associations de santé intégrée tout en leur garantissant des moyens financiers pour réaliser leurs missions.
Plus globalement, nous posons l’hypothèse que les droits culturels offrent une perspective innovante parmi d’autres instruments internationaux. Même s’ils n’ont pas directement force de loi, ils constituent des ressources pour analyser les actions menées dans un milieu, pour évaluer les politiques publiques dans un contexte, et ce, dans une perspective culturelle suffisamment large pour inclure les réseaux de pratiques de soin, d’acteurs et actrices et d’institutions de la santé. Qu’il s’agisse de l’identité, de la diversité, du patrimoine, de la communauté, de la participation, de l’éducation, de la formation, de l’information et de la coopération, on voit déjà combien tous ces paramètres constitutifs des droits culturels peuvent être pertinents pour l’action publique en matière de santé et de soin.
Sur cette base, esquissons une généalogie des droits culturels, ce qui nous permettra ensuite d’ouvrir des pistes de réflexion et donner matière à problématiser les actions du secteur des maisons médicales. Généalogie [4], car les droits culturels ne sont pas issus d’une origine unique, ils sont plutôt « éclatés et fragmentés entre plusieurs sources en droit international des droits de l’homme, entre instruments de protection de certaines catégories de personnes et instruments universels » (Céline Romainville parle de « nébuleuse de droits fondamentaux » et en appelle à une clarification) [5]. Il s’agit ici de retracer les trajectoires conceptuelles des droits culturels pour en clarifier les tenants et aboutissants, pour en dégager des points de débats entre les différentes filiations. Comme sources de référence, on peut citer :
La Déclaration universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948 [6], notamment l’article 22, qui évoque, dans le cadre de la sécurité sociale, « la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à la dignité et au libre développement de [la personnalité de toute personne, en tant que membre de la société] », ainsi que l’article 27 qui, en insistant sur le droit de participer à la vie culturelle [7], mais en étant dépourvu de force obligatoire, va fonder toute une trajectoire des droits culturels basée sur l’accès et la participation à la culture.
Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels [8], texte quant à lui juridiquement contraignant émis par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1966, va prolonger ces droits économiques, sociaux et culturels qu’on appelle aussi la deuxième génération des droits fondamentaux, en reprenant à son article 15 au rang des droits culturels : le droit de participer à la vie culturelle, le droit de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications, le droit de bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique et la liberté scientifique et culturelle.
En Belgique, c’est en 1993 – soit quarante-cinq ans après leur formulation dans la DUDH – que les droits culturels sont intégrés dans la Constitution belge à son article 23, en tant que droit à l’épanouissement culturel et social.
Des instruments universels et régionaux font encore mention plus ou moins explicite des droits culturels. Pensons à la Déclaration universelle de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) sur la diversité culturelle de 2001 qui, si elle élargit la notion de culture à « l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social et qu’elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeur, les traditions et les croyances », rapproche les droits culturels des enjeux propres à la diversité, aux débats sur l’identité et le pluralisme.
D’autres sources appellent à une extension du qualificatif « droits culturels » à d’autres droits tels que le droit à l’éducation, les droits linguistiques ou la liberté de culte, voire l’ajout de nouveaux droits à cette catégorie de « droits culturels » tel que le droit à l’identité culturelle.
Des sources multiples
Elles contribuent à la nébuleuse conceptuelle. Toutefois, l’on pourrait schématiser deux trajectoires conceptuelles majeures des droits culturels pouvant être mises en débat entre elles : celle de l’accès et la participation à la culture, et celle de l’identité et de la diversité. L’une défendue par Céline Romainville et l’autre par le Groupe de Fribourg en la personne de Patrice Meyer-Bisch ne sont certainement pas contradictoires. Disons que leur méthode de recherche et leur effectivité sont différentes, la première est plutôt juridique avec une analyse fine des textes de loi qui cherche à avoir des effets légaux et politiques, le deuxième reste ancré dans le droit, mais davantage pour le problématiser philosophiquement et avoir des effets sur les représentations. Des points de débats concernent entre autres :
La définition que l’une et l’autre trajectoire donnent de la culture avec, pour Romainville, une lecture plus restrictive centrée sur les beaux-arts et le patrimoine, et pour Meyer-Bisch, une lecture plus englobante du phénomène culturel qui est inspirée de l’anthropologie.
Le questionnement de la centralité des enjeux liés à l’identité culturelle et aux modes de vie dans les droits culturels étant donné que ceux-ci sont déjà protégés par le principe de non-discrimination dans la DUDH.
La réelle effectivité des droits culturels étant donné leur caractère général et abstrait, ainsi que la difficulté à traduire ceux-ci en politiques culturelles et dans les pratiques.
De ces débats, on peut retirer des raisons et des moyens pour stimuler l’intervention sociale et l’innovation en matière de politiques publiques. Ainsi, le décret du 21 novembre 2013 relatif aux centres culturels [9] est un résultat visible et incarné dans le droit communautaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Si le texte reste complexe dans son appropriation [10], en pratique il permet que se développent un surcroît de sens et de créativité des actions à travers l’observation et des outils d’évaluation au regard des droits culturels de même qu’un partage plus organique et ancré des territoires d’action à travers des logiques de coopération entre partenaires socioculturels. Dans ce secteur, les droits culturels se font levier du pouvoir d’agir des acteurs et actrices de terrain et des populations à la mesure que ces droits sont intégrés dans les pratiques. De manière transversale, ils permettent de mettre en lumière la question des langages dans les pratiques, la nécessité et l’effort de traduction entre les codes formels et informels, théoriques et pratiques, institutionnels et de terrain ; les questions du temps et du plaisir à prendre dans les actions menées pour favoriser un épanouissement des participants et des acteurs ; enfin, la question de leur responsabilité autant celle des élues et élus et des institutions. Certes, les secteurs des centres culturels et des maisons médicales divergent dans leur visée et leur action, néanmoins, et on le retrouve dans ces aspects transversaux, ils convergent vers le projet social, politique et culturel commun d’une société plus accessible, participative et engagée sur des valeurs, des libertés et des devoirs. De là, à se servir des droits culturels comme support d’analyse et de réflexion de l’action des maisons médicales, il n’y a qu’un pas…
Une responsabilité partagée
À dire vrai, ce pas est à prolonger plus qu’à impulser. Cela suppose une participation intersectorielle de nombreux acteurs et actrices socioéconomiques et politiques au-delà de la santé et de la culture.
Les gouvernements ont des obligations envers les titulaires de droit, mais aussi envers les institutions qu’ils doivent soutenir afin d’œuvrer équitablement à la protection sanitaire et au patrimoine culturel. De façon complémentaire, les acteurs et actrices et les titulaires ont aussi une responsabilité envers leurs institutions de santé et de culture. Tant pour la culture que pour la santé, il est nécessaire d’avoir des visions à court, moyen et long terme quand on observe la diffusion des premiers textes au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et leur rayonnement actuel qui est encore à amplifier dans la perspective d’un développement durable. Pour ce faire, il faut considérer les enjeux identitaires et communautaires en termes de santé et de culture. Il faut favoriser l’information, l’éducation, l’autonomie, la participation et la coopération des acteurs et actrices et des expertises. Tout ceci pour tâcher de faire commun à travers les pratiques, pour développer ensemble des institutions ouvertes à la diversité.
Un point de travail en ce sens serait le développement de « compétences transculturelles cliniques » [11], ce que peut soutenir l’anthropologie médicale à travers une problématisation de la culture ainsi que les droits culturels en tant que supports d’analyse et d’évaluation de l’effectivité des actions menées.
[1] T. Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde, Le Seuil, 2001.
[2] I. Stengers Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle, La Découverte, 2020.
[3] M. Vanderveken, B. De Reymaker, « La dimension culturelle de la santé », Le Journal de Culture & Démocratie n° 36, novembre 2014.
[4] F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Gallimard, 1985. M. Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969.
[5] C. Romainville, Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, Culture et Démocratie, 2013.
[6] ww.un.org
[7] La Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles viendra en 1982 préciser ce que l’on peut comprendre par « vie culturelle en la détaillant en termes de patrimoine culturel, de création artistique et intellectuelle et d’éducation artistique, etc. », https://unesdoc.unesco.org.
[8] www.ohchr.org. On pourrait également citer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, également adopté en 1966 par l’ONU, qui précise d’importantes composantes du droit de participer à la vie culturelle.
[9] Moniteur belge, 29 janvier 2014.
[10] Une recherche participative que je coordonne accompagne les centres culturels en vue d’intégrer les référentiels des droits culturels au sein des actions culturelles et de développer l’effectivité de ces droits dans les pratiques : https:// plateformedroitsculturels. home.blog/.
[11] P. Hudelson « Que peut apporter l’anthropologie médicale à la pratique de la médecine ? », Santé conjuguée n° 48, octobre 2008.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°99 - juin 2022
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