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Rêver sous le capitalisme


Santé conjuguée n°81 - décembre 2017

Sophie Bruneau, dans son documentaire « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », coréalisé avec Marc-Antoine Roudil en 2006, filmait des patients en arrêt de travail lors de leurs premières consultations en cellules de soutien. Le constat était clair. Augmentation de la charge de travail, humiliation quotidienne, cloisonnement des tâches : le travail s’ancrait dans les chairs jusqu’à calquer le rythme de la parole et des gestes sur celui de la machine, jusqu’à s’insinuer dans la vie familiale.

Je rêve que je dors, dans un dortoir. D’autres personnes sont là. Il y a de l’activité. J’essaie de comprendre. Je commence à me sentir mal à l’aise. On m’explique que le dortoir sert à rester disponible. « Voilà, t’as bien dormi ? Ben va falloir y aller, décrocher le téléphone ! » Et là, c’est le travail qui me retombe dessus… Dans Rêver sous le capitalisme, la réalisatrice poursuit son sujet en observant, à travers le prisme des rêves, les dérives du monde du travail. La souffrance engendrée vient coloniser le seul espace de liberté restant. L’évasion onirique n’est plus permise. Les sévices sont les mêmes, mais la forme a changé, elle a gagné du terrain. Le mal a pris une tournure endémique. Il se vit seul, la nuit. Comme hier, les patrons sont parfois tyranniques, mais aujourd’hui, tous les liens sont malades. La contamination est générale. L’autre – le collègue, le directeur ou le patient – met en péril l’intégrité de chacun. Les rêves des travailleurs entrainent le spectateur dans le monde exsangue du capitalisme, hanté par des zombies, des cadavres, des êtres sans voix. Les bourreaux n’ont plus vraiment de visages, la menace est diffuse. L’oppression s’inscrit dans un lieu (un bureau), un bruit (le son d’une caisse automatique), un objet (une chaise). Une psyché collective apparaît, à l’image, comme une surface sensible où viendraient s’inscrire et se lire les marques d’un bouleversement actuel, d’une organisation du travail aliénante et pathogène. Si la réalisatrice emprunte le matériau de prédilection du travail psychanalytique, son enquête s’apparente plus à la démarche sociologique. Une grille d’entretien, composée des mêmes questions jamais formulées à l’écran, et pourtant explicites, ressort de ces récits pluriels. Chaque intervenant se raconte, en deux temps. Il évoque un rêve et le rattache ensuite à sa souffrance au travail, passée ou présente. Ce dispositif empirique s’inspire de Rêver sous le IIIe Reich, œuvre dans laquelle Charlotte Beradt a collecté de 1933 à 1939 la mémoire nocturne de plus de 300 personnes afin d’ « enregistrer minutieusement, comme des sismographes, l’effet des événements politiques extérieurs à l’intérieur des hommes. » Charlotte Beradt parle d’une « entaille » laissée par ces rêves qui se caractérisent par leur limpidité : « Personne n’a à établir à la place du rêveur les relations entre son rêve et son existence ; il le fait lui-même dans son rêve ». Dans Rêver sous le capitalisme, les rêves, accumulés et juxtaposés, valent aussi comme stigmates. Les rêves traumatiques semblent n’être que contenu manifeste, sans stratagèmes de travestissement. Les symboles se décodent en lecture immédiate. Le rêve fait sens, puis s’éclaire plus précisément à la lumière de la description de l’univers professionnel du rêveur. Sur douze rêveurs, trois sont filmés face caméra, sur leurs lieux de travail. Les autres sont désincarnés, seules leurs voix flottent dans l’image. En suspension, elles remplissent des cadres fixes et larges : des vues de ville, de bâtiments en chantier, de tours de verre et d’open spaces. Sophie Bruneau filme Bruxelles principalement de nuit, ou entre chien et loup. Le documentaire privilégie ces instants-charnières, ces passages du jour à l’obscurité (et vice versa) où le modelé de la lumière transforme le plan imperceptiblement. La progression en temps réel de chaque fragment atteint ce seuil où le regard décroche et ne prend conscience du changement qu’à la fin. Je rêvais du « tictic » du scan de la caisse. Je me réveillais la nuit, je ne comprenais pas d’où venait ce « tictic ». Il m’a fallu du temps pour réaliser. C’est le son que j’entends toute la journée, de 8h30 à 19h30… Il faut être super rapide, un minimum de trente articles la minute. Si vous entendez juste « tic—tic », ça veut dire que la personne n’avance pas vite. Il faut vraiment entendre « tictictic ». Pour le responsable du magasin, c’est bien : la personne en caisse travaille bien. Les séquences s’emmêlent en une nuit blanche décousue : une aube naissante laisse place à un ciel d’encre. À cette temporalité discontinue s’ajoute le morcellement des lieux et des corps obtenu grâce aux jeux de réflexion sur les vitres. Effet de kaléidoscope renvoyant à l’éclatement de ces identités essorées. La transparence des immeubles dissout l’étanchéité nécessaire entre la sphère privée et publique. Les effets de superpositions des reflets confondent l’extérieur et l’intérieur. L’intime est envahi par le social. Tout comme les rêves sont colonisés par l’angoisse professionnelle et ne se distinguent parfois plus du réel. Ainsi cet homme dont le cauchemar n’est qu’une journée ordinaire, revécue heure par heure, durant son sommeil. Brouillant les pistes, le songe se confond avec le quotidien et perd le spectateur. Je travaillais sur un plateau d’assistance technique autoroutière, les interventions pour les voitures en panne. Le nombre d’appels augmente puisque les automobilistes augmentent, il y a un surcroît de travail. Mais les dernières années, on a pu constater que l’organisation du travail se faisait de manière séquentielle : on essayait de tout saucissonner pour pouvoir calculer la productivité de chacun. Le problème est de se retrouver dans une société où on ne voit plus vraiment le sens global de ce pour quoi on est là. Cette traversée d’un espace-temps déconstruit, aux frontières poreuses, se coule dans la matrice des rêves en échappant à toute logique de causalité. La liberté associative du spectateur peut alors s’infiltrer entre la minutie des détails visuels et sonores et la voix off. Dans cet interstice se forme une caisse de résonance où les combinaisons analogiques propres enflent. La durée des plans autorise cette circulation poétique. Cette dérive de l’esprit reconstruit du sens, réexpérimente sur la base des récits livrés. Le rêve se développe en général sur trois temps : son expérience durant le sommeil, sa remémoration au réveil et sa verbalisation. Ici, il s’enrichit d’un quatrième : celui de la re-création. En recomposant, le spectateur ferme la boucle et revient à l’état initial du rêve. Nous errons dans cet entre-monde, dans cette cité fantôme. La peur irrigue l’ensemble de ces narrations, aux accents souvent morbides de destruction, de perte, de dépossession. Et lorsque les rêveurs évoquent le sentiment d’inutilité suscité par des emplois vains, le spectateur voit leur désarroi se projeter sur les façades de bureaux vacants, désertés par la plupart des travailleurs rentrés chez eux. Le bureau vide perd de sa fonctionnalité. L’employé, lui, ne trouve plus sens à un labeur qui lui permettait pourtant de s’épanouir auparavant. Même les métiers d’aide semblent particulièrement touchés : le praticien se consume à l’image de ceux qu’il n’arrive pas à sauver. Je travaille dans une société d’assurances, un call center. Je suis en incapacité de travail. J’ai rêvé que je reprenais le travail et n’arrivais plus à suivre. Mes collègues voulaient m’aider, mais ne pouvaient pas, la cheffe leur disait qu’elles allaient se retarder. Puis un gradé me disait de téléphoner à l’économat pour avoir des ciseaux. Je me fâchais : il me prenait pour son larbin ? Je me fâchais tellement fort que ma voix s’est cassée. Je continuais à me fâcher sans son. Dans ce rêve-là, il y avait aussi une rambarde, en haut. Une collègue était très triste parce que son enfant était mort. Je sentais qu’elle allait faire un acte malheureux : je la tirais près de moi pour qu’elle ne soit plus en danger. L’absence de ressources confine à la paralysie, voire à la régression. Ainsi la confession de l’employé sans cesse brimé par son ancien directeur ressemble à celle de l’enfant grondé et forcément fautif. Elle fait écho à l’analyse que fait le psychanalyste Bruno Bettelheim de Rêver sous le IIIe Reich. Sous la dictature, les rêveurs sont infantilisés jusque dans leur inconscient. Mais dans leurs songes, les enfants, eux, alternent les situations d’impuissance avec des prises de pouvoir. Si les rêves des adultes, sous la domination nazie, ne sont que persécution et absence de révolte franche, sous l’ère du capitalisme, l’assujettissement n’est pas encore complet. Certains rêveurs résistent, parfois avec brutalité. Leur inconscient distribue des coups, assassine. Car c’est le lieu de transgression, là où la censure n’a pas prise. L’humour, également, de certains conteurs fissure la chape, apporte les respirations subversives nécessaires aux narrations anxiogènes. Et même lorsque la terreur prime, le ressassement nocturne est aussi une manière de se débattre, de ne pas accepter. De toutes ces formes de luttes personnelles se dégagent des motifs récurrents, ceux d’une résistance globale à l’empoisonnement. Sophie Bruneau renoue ainsi avec la conception du rêve dans l’antiquité grecque : le rêve est vu et non fait, il a vocation d’oracle pour le rêveur qui n’en est pas l’origine, mais le récepteur. Dans Rêver sous le capitalisme, les rêves valent comme message. Leurs vertus cathartiques permettent de matérialiser les peurs, d’en faire un récit pour les tenir à distance. Le documentaire met en histoire ces rêves, il apprivoise les démons universels pour mieux les combattre. Ces cauchemars contemporains s’imposent comme la vision commune d’un dérèglement structural dangereux et non comme l’expression immanente de chaque personne. Ils dénoncent la limite franchie, celle de l’insupportable, à l’image de la douleur physique qui est le signal d’alarme du corps. L’apparition du cauchemar aura d’ailleurs été, pour bien des rêveurs, le déclenchement de leurs arrêts de travail. Je travaille dans une société d’assurances, un call center. Je suis en incapacité de travail. J’ai rêvé que je reprenais le travail et n’arrivais plus à suivre. Mes collègues voulaient m’aider, mais ne pouvaient pas, la cheffe leur disait qu’elles allaient se retarder. Puis un gradé me disait de téléphoner à l’économat pour avoir des ciseaux. Je me fâchais : il me prenait pour son larbin ? Je me fâchais tellement fort que ma voix s’est cassée. Je continuais à me fâcher sans son. Dans ce rêve-là, il y avait aussi une rambarde, en haut. Une collègue était très triste parce que son enfant était mort. Je sentais qu’elle allait faire un acte malheureux : je la tirais près de moi pour qu’elle ne soit plus en danger. La ligne de force tracée par le film est une balise, elle souligne l’urgence d’une affection diffuse. À l’heure où le saccage des droits du travail se fait loi, l’épidémie risque de se propager plus encore. Le corps social va devoir contrer. Il lui faut se réveiller et secouer sa peur. Afin de se soigner au plus vite, s’il veut sauver sa peau. Il y a vraiment eu un suicide au travail. Cette personne s’est suicidée sur l’heure de midi. Elle est tombée sur la terrasse et tous les gestionnaires l’ont vue s’effondrer. La société veut que les chiffres soient toujours améliorés. Notre productivité est calculée : on sait combien d’appels il y a eu et pendant combien de temps. Nos conversations peuvent être écoutées, sans nous prévenir, à tout moment. On doit aller vite pour des décisions importantes qui sont lourdes de conséquences. Même à la maison, quand je fais quelque chose, je pense déjà à ce que je vais devoir faire après. Je ne parviens plus à me calmer. Cette urgence constante rend fou.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°81 - décembre 2017

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