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Regards féministes sur notre vie affective et sexuelle


Santé conjuguée n° 42 - octobre 2007

De l’état d’incapacité à la libération sexuelle, le statut de la femme dans nos sociétés a connu une transformation radicale qui n’a pas encore livré tous ses fruits, bons comme mauvais.

« Le plaisir, une question politique ? », le titre de cette Université d’hiver évoque l’intrusion du politique dans ce qu’il y a finalement de plus privé, le corps, son corps, le plaisir et la relation que nous pouvons avoir avec l’autre. Dans un ouvrage que j’ai eu le plaisir de coor- donner, Corps de femmes. Sexualité et contrôle social1, nous voulions montrer comment le corps de la femme a été, dans nos sociétés modernes, instrumentalisé par le politique voire mis au service du politique. « Le corps des fem- mes est le lieu où s’élabore la reproduction », écrivait Yvonne Knibiehler dans la préface, « c’est à ce titre d’abord qu’il a éveillé très tôt l’intérêt de la médecine qui n’est pas seulement l’art de soigner mais aussi l’art de se connaître et surtout de comprendre ». Tuta mulier in utero. Cette formule a fait autorité jusqu’à la première guerre mondiale. La sexualité féminine est perçue comme mystérieuse, puissante, habitée par le diable et donc à canaliser, surveiller et réprimer2.

L’inégalité, de la légalité à la réflexion

Dans l’histoire de nos sociétés modernes, le Code civil de 1804, ou Code Napoléon, mérite une place de choix parce qu’il marque un tournant décisif dans l’évolution du droit et parce qu’il a exercé une influence considérable sur les états européens, au delà du régime politique qui l’a vu naître. Dans les articles 371 et suivants, il refonde la puissance paternelle. Au nom de l’unicité de la famille et la faiblesse naturelle de la femme, il restaure une puissance maritale absolue et entérine l’incapacité de la femme mariée, qui est considérée comme une disposition d’ordre public. Il réduit ainsi les femmes, et les mères en particulier, à l’état de mineure et les prive de la plupart des droits civils3. Le code pénal de 1810 interdit l’avortement et poursuit ses auteur-e-s. Le destin de la femme est le mariage. Hors de celui-ci, pas de salut sauf à entrer en religion. Et avec le mariage, suivent le devoir conjugal et la maternité. L’article 212 du Code civil prescrit que les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance. L’article 213 précise que la femme doit obéissance à son mari qui lui doit protection et qu’elle doit le suivre. En retour, il doit la recevoir dans le domicile qu’il a choisi, en lui fournissant ce qui est néces saire aux besoins de la vie selon ses facultés et son état (article 214). Sans vouloir remonter aux sociétés coutumières, nous constatons que toutes se sont données des règles précises et ont édictés des normes, des tabous en matière de relations sexuelles. Le Code Napoléon y participe. Il précise que tout enfant né dans le mariage est présumé l’enfant du mari de la mère. L’inceste est interdit. L’adultère est pénalement répréhensible mais les circonstances sont aggravantes et la peine plus lourde quand il s’agit de l’épouse. La question de la virginité de la jeune femme, de la défloraison au mariage devient une norme et une pratique. Cela suppose une éducation morale et une surveillance incessante des jeunes femmes. La même sévérité n’est pas de mise dans le chef de l’éducation des jeunes hommes, il est même de bon ton qu’ils fassent leurs premières expériences sexuelles via la prostitution ou tout autre person ne de leur environnement immédiat (le personnel domestique féminin). Dans le monde populaire, paysan et ouvrier, il est pourtant courant que les jeunes gens connaissent des relations sexuelles avant le mariage. La jeune fille qui se donne à son promis accélère les procédures du mariage si une naissance s’annonce. « Elle est obligée de se marier ». C’est la vie et c’est plutôt bon signe. Là où la jeune fille pèche, c’est quand elle se « donne » ou est prise par un homme qui ne peut ou ne veut l’épouser. L’enfant à venir est alors un bâtard. Suivent alors toutes les conséquences négatives pour l’enfant et pour la mère. Ce sera la triste réalité pour bon nombre de femmes subordonnées pour qui le lien salarial empêche de dire non : les ouvrières, les servantes, les journalières. Pour celles qui enfantent hors du mariage, c’est une double peine qui s’applique. Elles doivent assumer seules le fruit de leur acte. L’enfant « naturel » n’a légalement pas de « père ». L’article 340 du Code civil interdit toute recherche de paternité. Ce sera un combat des féministes de la fin du XIXème siècle d’en obtenir l’abrogation. Plus que pour une équité sexuelle, cette abrogation est réclamée comme mesure morale et sociale. Les féministes condamnent les mesures qui pénalisent davantage la femme et exemptent l’homme de ses responsabilités. Elles optent pour une sexualité basée sur une même morale pour les deux sexes, calquée sur celle imposée à la femme. Loin de demander plus d’autonomie ou de liberté, elles exigent au contraire un comportement plus strict de l’homme. « Lorsque nos jeunes gommeux sauront qu’en séduisant des jeunes filles, ils s’exposent à devenir pères de famille tel que l’entend le droit naturel et non le Code civil, c’est-àdire des êtres responsables de leurs actes et prêts à en porter la peine, ils mettront une sourdine à leurs appétits de plaisir4 » écrit Marie Parent dans le journal de La Ligue en 1902. La loi de 1908 lève partiellement cette interdiction de recherche de paternité, dans certains cas et dans des conditions précises. Il est clair que la sexualité féminine a servi de toile de fond aux discussions. « L’acte sexuel considéré par les hommes comme une performance ou un jeu ou un apprentissage indispensable, reste pour la femme, un acte sous haute surveillance qu’il convient de contenir et de contrôler par la crainte d’une éventuelle punition. Le problème des réparations tout comme les promesses de mariages non tenues reste préoccupant. La sexualité des femmes fait peur et continue à alimenter les phantasmes de chantage, de non- vérité, d’abus… »5. Le corps masculin se protège, très efficacement. En se mobilisant pour cette cause, les féministes abordent deux champs qui seront développées plus tard : la maternité est une fonction sociale que l’Etat doit protéger. De la sphère privée où elle était confinée, la maternité devient publique. Mais le revers de la médaille, écrit Eliane Gubin, « c’est l’arrivée de la femme dans la scène publique à travers la maternité, ce qui génère un féminisme maternaliste » dont il sera difficile d’émerger. Avec les figures de Nelly Van Kol en Hollande et d’Emilie Claeys6 en Belgique, Hedwige Peemans-Poullet analyse ce courant adepte de malthusianisme et de la théorie de la limitation des naissances. Emilie Claeys, ouvrière féministe, avant-gardiste sur bien des domaines, ne voit pas la libération sexuelle comme un facteur d’émancipation. Pour elle, la vie sexuelle ne doit pas se séparer de l’acte de reproduction. Elle opterait plutôt pour la continence et espère qu’à terme une société évoluée en arrive à minimiser l’impact de la sexualité dans la vie des humains. Les articles paraissent dans le journal De vrouw et suscitent questions et réactions des lecteurs et lectrices auxquels elle répond. Elle y aborde l’articulation entre sentiment et sexualité et demande de ne pas culpabiliser les mères célibataires7, situation qu’elle vit elle-même. Néanmoins, ces situations inégalitaires entre l’homme et la femme, ont poussé les féministes à s’exprimer publiquement sur la sexualité, sur les relations adultérines, sur l’inceste, autant de sujets tabous. Ainsi ces femmes ont amorcé une première réflexion sur leur corps et sur sa libre disposition, sur le sentiment, sur le plaisir. Mais elles ne s’avancent pas vers une libération à proprement parler de la sexualité de la femme. Le pas à franchir est encore trop grand.

Le spectre de la dénatalité

Parallèlement, un courant nataliste tente d’enrayer ce qu’il considère comme un fléau, la dénatalité. L’Etat et son alliée, l’Eglise catholique, ont bien du mal à canaliser la tendance qu’ont les couples, à limiter les naissances. Les méthodes contraceptives existent et sont d’application comme le coït interrompu ou l’abstinence périodique. Les autres moyens comme le préservatif, pas très pratique à utiliser à l’époque, sont plutôt réservés à la prostitution ou à la protection des maladies vénériennes. Karen Celis8, pour expliquer la baisse de fécondité, avance que l’avortement fait partie de la panoplie des ressources mobilisées par les femmes. En dépouillant la presse quotidienne, elle exhume des petites annonces pour « pilules de dames », ou, à partir des années 1880, des annonces de sages femmes ou accoucheuses pour le « retard des époques » avec les commentaires suivants : « résultat surprenant, système certain et sans danger… ». Ces annonces paraissaient dans les journaux libéraux et socialistes de la capitale comme L’Etoile belge, Le Soir, Le Peuple. L’avortement est interdit. Les juges, jusque dans les années vingt et trente, ne poursuivent que mollement les fautifs, et uniquement en cas de plaintes. Marie-Sylvie Dupont-Bouchat9 signale que de nombreux dossiers ne font l’objet d’aucune instruction et sont classés sans suite. Très peu de cas arriveront jusqu’au procès. Après la première guerre mondiale, l’Etat se lance dans une campagne de mobilisation nataliste. Pour ce dernier, la baisse de la natalité, est une catastrophe nationale. Ce sont les femmes, ces égoïstes, qui en sont les grandes responsables. Des lois sont votées. Celle du 7 août 1922 sur le contrat d’emploi protège la maternité de l’employée en garantissant désormais un mois de salaire pendant le congé postnatal. La résultante immédiate sera la fin du contrat de travail, sans préavis, pour l’employée qui se marie. Cette clause restrictive inscrite dans les contrats d’emploi restera en vigueur jusque dans les années septante. C’est une bonne affaire pour l’employeur et pour l’employé concurrent ! C’est surtout une stratégie payante pour l’État. D’un côté, il vise la protection de la maternité et de l’autre, le renvoi de la femme mariée au foyer génère une économie conséquente puisqu’il n’est plus nécessaire de se préoccuper des infrastructures d’accueil pour les tout petits10. Les familles nombreuses sont mises à l’honneur. Les allocations familiales, qui sont à l’origine une politique salariale, sont généralisées par la loi du 14 février 1928 pour les salariés et en 1937 pour les indépendants. Elles favorisent nettement les familles d’au moins quatre enfants, fustigeant celles qui ne veulent qu’un ou deux enfants. Or, cela devient la norme familiale. Des institutions se développent au service de cette politique nataliste. L’Office nationale de l’enfance dicte sa mission à la mère, l’informe et la charge de mille responsabilités pour réussir l’éducation et le développement de l’enfant. Les débats politiques de l’entre deux guerres portent aussi sur l’avantage fiscal à octroyer au ménage dont la mère reste au foyer, sur la taxation particulière du revenu de l’épouse travailleuse ou sur l’octroi d’une allocation de la mère au foyer. Parallèlement, de nouvelles pratiques se généralisent avec la médicalisation de la grossesse et de l’accouchement. Les femmes accouchent de plus en plus dans les cliniques et les centres hospitaliers, devant des médecins, principalement masculins, faisant fi de la pudeur et de la retenue qui leur avait été si péniblement inculquée. Les maris acceptent cette nouveauté. Les sages-femmes, dépossédées et exclues de ces lieux, voient leur part de marché et leur revenu se réduire et se replient vers d’autres tâches, nettement plus dangereuses pour elles.

Le temps des mesures de coercition

Après les mesures de soutien à la maternité, vient le temps des mesures de coercition. La loi du 20 juin 1923 modifie les articles 383 et 384 du Code pénal qui, à l’instar de la loi française de 1920, réprime la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle. C’est une première mesure. Désormais sont interdites la libre exposition, la distribution de moyens anticonceptionnels ainsi que le libre commerce et la publicité de tout procédé abortif. L’Etat renvoie donc au bouche à oreille, à la clandestinité et au réseau, la transmission des informations concernant les moyens contraceptifs et les possibilités d’avortement. C’est sans doute là une des causes de la rupture dans la transmission d’un savoir féminin autour de la maîtrise de la fécondité, entre les générations de femmes, entre le XIXème siècle et le XXème siècle. Pendant toute l’entre-deux-guerres, la politique nataliste exerce une pression continue sur le corps des femmes et valorise le statut de la maternité. Mais les femmes résistent. Jamais le niveau de natalité ne retrouvera son niveau d’antan. L’interruption de grossesse restera un moyen pour arrêter une fécondation non désirée. Karen Celis constate que Bruxelles se tailla même une réputation d’anonymat et de qualité de service avec des « avortariums » qui se développèrent pendant ces années d’occultation11. Mais la menace pèse, – la dénonciation et la répression ne sont jamais très loin – la lutte contre l’avortement s’intensifie au mépris des femmes et surtout des « sages femmes ». Marie- Sylvie Dupont-Bouchat cite un extrait du discours du procureur général, le Vicomte Terlinden, comme reflet d’une opinion qui régnait. Il dira sans sourciller : « le jour où il sera avéré que l’avortement est devenu une opération dangereuse et qu’on risque d’y laisser sa peau, le nombre d’avortement diminuera dans des proportions considérables. C’est parce que les femmes savent qu’actuellement somme toute, on en réchappe presque toujours et en tous cas, si cela tournait mal, que le médecin attaché à l’établissement interviendra, qu’elles s’y risquent. Le jour qu’elles sauront que le péril est grand, elles ne l’affronteront plus et il est même probable que bien des maisons renonceront à leur infâme métier, devenu trop dangereux »12. Face à l’éloge de la maternité, les organisations de femmes se démarquent difficilement par rapport aux trois familles politiques traditionnelles. Seule l’association féministe « le Groupement belge de la porte ouverte » prend quelque distance et plaide pour une maternité consciente13. La maternité consentie est, pour la doctoresse Estelle Godstein (1934-1935), un pas essentiel pour parler d’égalité entre les hommes et les femmes. Elle fait référence à la double morale et à la perception différenciée des uns et des autres : « L’idée de stérilisation des malfaiteurs ou des anormaux fait se cabrer bien des hommes. Ils frémissent à l’idée que certains d’entre eux ne seraient plus laissés maîtres de leurs facultés génésiques. Mais ces mêmes hommes, en général, n’admettent pas que la femme puisse être maîtresse des siennes. » Elle revendique la vente libre des moyens contraceptifs, l’éducation sexuelle, des cliniques de sexologie, l’avortement légal dans certains cas14. Dans ce concert de louange à la mère au foyer, au sein du mouvement des Femmes prévoyantes socialistes, une voix s’élève pour revendiquer la maternité libre, celle d’Alice Heyman : « Je pense qu’on doit être libre de devenir mère ou non et que de ce fait, une femme doit juger elle- même si elle s’assurera contre ce risque ». Elle ajoute qu’un homme qui estime pouvoir prendre une femme pour s’occuper de son foyer, doit pouvoir lui payer une assurance maternelle15. Peu après l’adoption de la loi de 1923, les Femmes prévoyantes socialistes se penchent sur cette question de la maternité consciente. Préoccupées par les conséquences désastreuses des avortements, elles ouvrent à Bruxelles la première consultation conjugale qui met en garde contre les conséquences néfastes de l’avortement. Elles préconisent l’examen prénuptial, donnent des informations sur les maladies des femmes, des conseils sur la psychologie et l’hygiène du mariage. Quelques socialistes commencent à parler du partage des tâches familiales et ménagères. En concluant son analyse sur les politiques natalistes dans l’entre-deux-guerres, Hedwige Peemans-Poullet constate que « la réconciliation des femmes avec la vie sexuelle n’est pas encore à l’ordre du jour du moins dans les publications des organisations des femmes et des organisations féministes. Elle constate un décalage entre les auteur-e-s féminines et les femmes engagées dans la société et se pose la question : faut-il réellement attendre la pilule puis la révolution libertarienne de mai 68, avec ses nouveaux déboires pour les femmes pour connaître cette libération sexuelle ? »16.

Mon corps m’appartient!

Toutes les analyses convergent et constatent que la pilule, les moyens contraceptifs hormonaux, ont libéré la femme de l’angoisse d’être enceinte et lui ont permis de chercher le plaisir dans ses rapports avec les hommes, d’autant plus que son partenaire renvoyait souvent à sa seule responsabilité le fait d’être enceinte. Désormais, il n’y a plus cette épée de Damoclès en permanence sur sa tête et l’angoisse d’être fécondée s’estompe. La maîtrise de la procréation change de camp. Désormais la décision est entre les mains de la femme qui gère ainsi sa fécondité et son désir d’enfant, une véritable révolution en soi ! La libéralisation de la sexualité ou plutôt les libérations sexuelles qui ont conduit à une sexualité sans procréation, sans âge et sans normes, serait-elle, pour reprendre les propos d’Edgar Morin, la « seule bonne nouvelle des temps modernes ?17. Le champ à couvrir est immense. En 1955, deux centres de planning familial et d’éducation sexuelle s’ouvrent en Flandre. En 1962, un groupe d’hommes et de femmes progressistes, s’inscrivant dans la mouvance laïque installe « la Famille heureuse » à Bruxelles, dans la commune de Saint-Josse-Ten-Node. Les statuts sont rédigés avec soin pour respecter la loi de 1923. D’autres centres de planning familial et d’éducation sexuelle suivront dans tout le pays. Ils seront bientôt soutenus politiquement et financièrement. L’arrêté royal daté du 17 avril 1970 accorde l’agrément et l’octroi de subventions aux centres de planning familial par le ministère de la Santé publique et de la Famille18. Certains milieux catholiques s’ouvrent à la question de la parenté responsable et organisent des consultations de conseil conjugal pour informer les couples et les accompagner dans une pratique de la contraception. La Ligue des familles s’inscrit aussi dans ce mouvement. L’usage de la pilule passe de 7 % en 1966 à 39 % en 1983. Les autres moyens contraceptifs efficaces (chimiques et mécaniques) et la stérilisation sont de plus en plus pratiqués. Le poids de la loi de 1923 interdisant toute publicité pour les moyens contraceptifs freine cette prise de conscience et maintien le public dans l’ignorance des méthodes contraceptives modernes. En 1965, le Centre de la population et de la famille rattaché au ministère de la Famille19, mène une enquête sur l’utilisation de la contraception en Belgique. Elle fait apparaître que le recours à des pratiques contraceptives est presque universel (plus de 90 % des couples). Les non utilisateurs sont essentiellement des couples jeunes, mariés depuis peu et n’ayant pas encore d’enfant ou des couples subfertiles. Mais la même enquête fait aussi apparaître l’importance persistance et parfois croissante de méthodes anciennes comme le coït interrompu (40 %), la continence périodique ; les moyens chimiques ou traditionnels (pessaires, condoms, gelées) restent peu utilisés. Par contre, la contraception orale a largement progressé, grâce à la publicité qui lui a été faite mais aussi probablement parce que cette méthode est beaucoup plus acceptable psychologiquement. L’influence du milieu social et du niveau d’instruction reste très marquée sur le choix d’un moyen contraceptif et sur la source d’information en la matière. Sur l’ensemble des couples, moins de 25 % recourent à un médecin pour pratiquer le contrôle des naissances. Comment s’étonner alors du nombre important de naissances non désirées ? écrit Monique Rifflet. Selon cette même enquête, la première grossesse serait non désirée dans 33 % des cas, la deuxième dans 50 % et la troisième dans 62 % des cas. « Parce qu’une vague réprobation s’attachait encore à tout le domaine de la sexualité, parce que des craintes existaient devant les conséquences possibles d’une dissociation de la sexualité et de la reproduction, le public aussi bien que le corps médical n’arrivaient pas à aborder franchement et rationnellement le problème du contrôle des naissances. Loin de solliciter en temps opportun un conseil médical éclairé en face des méthodes possibles du con- trôle des naissances, les couples s’informaient à la sauvette et transmettaient de génération en génération la pratique du coït interrompu, de la méthode Ogino, et moins souvent l’usage du contraceptif masculin ou de la douche vaginale. Ces diverses méthodes d’une efficacité dou- teuse… entraînaient le plus souvent à la fois des conceptions involontaires et une vie sexuel- le angoissante et médiocre »20 . Cette objectivation des pratiques contracep tives, conjuguée avec la pression du mouvement féministe pour la libéralisation partielle de l’avortement (première journée des femmes, 11 novembre 1972) et une opinion publique choquée par l’arrestation du Dr Willy Peers, le 13 janvier 1973, poussera le Gouvernement à abroger, en 1973, la législation répressive et absurde datant 1923. « Cela doit s’accom pagner » écrit Monique Rifflet « d’une cam pagne d’information auprès de la jeunesse en vue d’une parenté responsable, l’école pourrait jouer un rôle moteur mais également les insti tutions comme l’Office nationale de l’enfance ainsi qu’une collaboration active des médecins par une politique de médecine préventive… Tout cela prendra du temps et risque de se heurter à des résistances conservatrices ou au contraire à une conception romantique et anarchisante de la liberté qui accompagne parfois, chez les jeunes, la révolution sexuelle actuelle »21. Tout va au contraire très vite. Avec, en arrière fond, le mouvement étudiant de mai 68, la contestation de l’ordre, de l’autorité, du pouvoir, des filles en pantalon et des garçons aux cheveux longs s’embrassent dans les rues sans honte. Pour la première fois dans l’histoire de la mode apparaît un modèle unisexe et la jeunesse, avec sa façon de s’habiller, de s’aimer, de se parler, de vivre, influence peu à peu toute la société qui évolue vers la mixité22 . Mon histoire sans grande importance, me semble néanmoins révélatrice de cette époque et des contradictions qui la traversaient. Je retrouve dans ma propre situation beaucoup de faits soulevés par Yvonne Knibielher, quand elle pointe dans son ouvrage, La sexualité et l’histoire23, les évolutions rapides et radicales qui se sont passées en ces quelques années dans le comportement des jeunes femmes. Si sur les pavés résonnaient les cris de révolte contre l’ordre bourgeois, les féministes quant à elles, scandaient parallèlement : « Révolutionnaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? ». J’ai grandi avec cette image. Adolescente en 68, née dans un milieu catholique ouvrier pratiquant, fréquentant un enseignement libre catholique bourgeois, non mixte, où le code vestimentaire marquait la distinction sexuée du genre. Le port de la jupe bleue marine était obligatoire. Le pantalon fut toléré à partir de l’hiver 70-71, pendant les grands froids24, avec une jupe, ensuite sans. En 1973, son port était autorisé sans restriction et toute l’école se retrouvait en jeans. L’éducation sexuelle était réduite à sa plus simple expression. La question de la sexualité elle-même était non dite ou estimée connue. Des enseignantes, croyant bien faire, évoquaient nos savoirs supposés : vous, vous connaissez les moyens contraceptifs, la pilule, la méthode Ogino… Aucune d’entre nous ne savait et puisque nous étions censées savoir, nous nous taisions dans toutes les langues. Voilà comment l’éducation sexuelle est entrée dans l’école, sur un malentendu. Autre circonstance, autre expérience. C’était le temps de rassemblements comme « Le temps des cerises », des slogans qu’on adorait « Faites l’amour pas la guerre » sur un fond de guerre du Vietnam qui n’en finissait pas, des camps de vacances et des parcours européens en stop avec sac à dos, entre copains et copines… A dix huit ans, j’ai sonné à la porte d’un gynécologue lui expliquant que je voulais partir avec mon sac et un copain. Il m’a regardé de haut (et donc pas examinée) en me disant : Vous voulez vous marier ? Il m’a renvoyé avec une vague prescription, inintelligible, la conscience sans doute tranquille. Heureusement, j’ai rencontré la Free clinic et toute son équipe. Alors que nous avions là un moyen à 100 % efficace pour maîtriser notre fécondité et vivre notre sexualité, il n’était pas facile d’y accéder. L’information n’était pas très disponible, les médecins restaient fortement imprégnées de moralisme ; la pilule était non remboursée et donc chère pour le budget de l’étudiante que j’étais. Il y avait moyen de faire nettement mieux mais cela supposait une intégration des moyens contraceptifs dans la sécurité sociale, des programmes d’éducation adaptés et une réflexion sur la mixité dans l’éducation, qui mûrissaient pourtant parallèlement à cette époque. Il y avait donc un décalage entre le possible et le réel. Le politique n’était pas à la hauteur de la liberté qui s’offrait à nous. Pour cette première génération, la libération sexuelle n’était certainement pas synonyme de débauches des corps mais plutôt de rencontres et d’expériences multiples. Notre éducation, la réserve, la pudeur, la prudence, la découverte de son propre corps exerçaient un filtre. Nous n’avions pas envie de gâcher tout cela. Mais au delà des plaisirs des sens, il y avait une libération plus forte que la simple relation sexuelle. Il s’agissait de lever des tabous, de supprimer les carcans, de croquer librement dans la vie : vie en communauté, vie en couple, refus d’entrer dans l’institution du mariage, les enfants on verra plus tard, sauvegarder cette part de liberté qui s’offrait à nous. Après quelques années, beaucoup entreront dans les rangs, société patriarcale oblige. La naissance des enfants, la pression familiale ou simplement le fait de confirmer une vie en couple interviennent dans cette décision. Mais il faut aussi reconnaître que les avantages fiscaux, les droits dérivés, la transmission du patrimoine, les pensions légales ou extra légales… sont de forts incitants. On commence à calculer avec l’âge.

1972. Le petit livre rouge des femmes

Avec le slogan « le privé est politique », les féministes des années 70 révolutionnent le champ politique, et pas que celui là d’ailleurs. Elles passent en permanence de l’un à l’autre. Le premier texte du mouvement néo féministe que nous épinglerons est « Le petit livre rouge des femmes »25. Dès la première page le ton est donné : Ce n’est plus une évolution, mais une révolution qui est annoncée26. Refusons une famille, une société qui se maintient par des relations de domination, créons des relations libres ! Je ne suis pas une marchandise, je ne suis pas une bonne à tout faire, je suis moi. Pour eux : une femme = un objet à baiser. Nous ne sommes pas des objets. Nous sommes des personnes et pouvons avoir d’autres rapports avec les hommes que les rapports sexuels. Il faut conquérir le droit à la camaraderie entre les sexes, droit de sortir sans être importunée. Aimer son corps, aimer les corps… Il n’y a pas qu’une façon d’aimer. Les mots s’enchaînent. Entre exemples et témoignages, la parole se libère, explique, explicite. Les femmes veulent aimer, être aimées, caresser, arrêter de faire semblant, avoir la liberté et l’imagination de l’amour. « Non », écrivent- elles, « nous ne sommes pas frigides. Notre sexualité est aussi forte, aussi normale, aussi bonne que celle des hommes ». Les tabous sont dénoncés, la virginité contextualisée : « c’est toi qui doit pouvoir choisir ». Deux pages entières sont consacrées à la présentation des organes génitaux de la femme, aux cycles, aux méthodes contraceptives. Pour être maître de son corps, il faut le connaître, le comprendre, l’apprivoiser. Les méthodes contraceptives sont rappelées. Celles qui marchent, celles qui ne marchent pas. L’article 383 du Code pénal est évoqué : « est puni quiconque expose, vend, distribue des écrits, imprimés ou non, qui divulguent des moyens d’empêcher la concep tion, en préconisent l’emploi ou fournissent des indications sur la manière de se les procurer ou de s’en servir ». Avec la publication de la liste des centres de plannings familiaux, Le petit livre rouge contrevient à la loi. J’épingle au passage ce conseil qui m’aurait fait du bien si j’avais eu le petit livre rouge sous la main : «Si ton médecin te fait la morale et refuse de t’aider, dis-lui zut et tâche d’en trouver un autre. Rassure-toi, il y en a de chouettes qui ne se prennent pas pour des confesseurs ou des moralistes parce qu’ils sont médecins ». (p. 22) La publicité sexiste est également pointée du doigt : la femme doit rester fraîche, belle, enthousiaste, toujours prête à recevoir son mari, se faire les ongles, les lèvres, les yeux, Elle doit ressembler à une femme qui n’existe pas, la femme idéale, la femme fatale, la femme publicitaire… « Nous voulons pouvoir être fatiguées, laides, grosses, nous voulons qu’on nous aime, qu’on nous apprécie pour ce que nous sommes, pour la lutte que nous menons, le travail que nous faisons, les choses que nous avons dans notre tête, la tendresse que nous avons dans nos coeurs, la force que nous avons dans mains et le monde que nous changerons. Et toi ? (p.26) Les conseils pleuvent : Madame, mesdemoiselles, messieurs… Marre d’être discriminée par notre état civil. Appelez-nous Mesdames, mariées ou non, tout simplement. Portons le nom de notre naissance. Le divorce, le travail, le salaire inégal, le syndicat, le travail ménager, tout ou presque, est passé en revue avec autant de dénonciations, de clin d’yeux, de prises de position. Le petit livre rouge se termine sur les pistes de changements, et pas simplement pour atteindre l’égalité avec les hommes dans la société telle qu’elle est présentement : « Nous voulons des lois qui partent du principe que l’homme et la femme sont égaux… Nous ne voulons pas être dans le même merdier des hommes. Nous voulons une autre société non seulement moins injuste pour les femmes mais aussi une société différente. Notre rôle à nous, c’est de revendiquer la part des femmes, car nous sommes seules à pouvoir expliquer nos propres aspirations. Nous lutterons pour obtenir satisfaction comme les noirs luttent contre la ségrégation, les esclaves pour leur liberté, les colonisés pour leur indépendance. Ce combat ne sera pas le dernier car cette société nous n’en voulons pas, nous refusons de nous y intégrer. » (p. 43) La première édition du petit livre rouge fut épuisée en un jour, le 11 novembre 1972. Il atteindra le chiffre record de 15.000 ventes en quelques mois. La version néerlandaise, réalisée par Chantal De Smet, connaîtra le même succès.

Ceci (n’)est (pas) mon corps

En 1973, Les Cahiers du GRIF sortent de presse. Née d’une idée de Françoise Collin, la revue est le fruit d’un travail collectif fait de débats, de rencontres, de discussions. Cette revue qui paraît de 1973 à 197827, est véritablement le lieu de l’expression du néo-féminisme belge francophone des années septante. L’analyse que Jacqueline Brau28 vient d’achever sur une première étude sur les Cahiers me sert de fil conducteur pour les lignes qui suivent même si, depuis des années, et avec toujours autant de bonheur, je lis et relis les quelques 19 numéros parus qui sont une mine d’idées, de propositions et de prises de positions féministes. La revue traite de trois grands thèmes : le féminisme, les questions de production et de reproduction et le rapport à soi et aux autres. Jacqueline Brau regroupe dans ce troisième thème les Cahiers qui concernent le rapport spécifique des femmes au corps, au langage, à la sexualité mais aussi à leur environnement et à l’influence à y exercer. Elle note : « Les Cahiers consacrés à l’intime dévoilent le privé dans une démarche non pas impudique mais réflexive : Qui suis-je ? Où suis-je dans mes rapports au corps, à la maternité, au langage ? Elles [les auteures] opèrent une démarche révolutionnaire car elles affirment que l’intime/ le privé sont en réalité déterminés par le politique et que ces deux domaines, en apparence distincts, sont étroitement interdépendants. Une analyse du privé permet donc d’élargir et d’approfondir l’analyse politique »29. De fait, les trois premiers numéros traitent chacun d’un de ces thèmes : Le féminisme pourquoi faire ? Faire le ménage, c’est travailler – Ceci (n)’est (pas) mon corps. C’est sur ce dossier que je vais m’arrêter quelque peu pour analyser le renversement à l’oeuvre dans le néo-féminisme autour de la sexualité et du plaisir de la femme, et de l’homme, comme condition essentielle de toutes les autres émancipations attendues. « Ce corps nous l’avons subi, maîtrisé, opprimé, modelé… Ce corps a été méprisé, instrumentalisé, châtré. Il a été et est un lieu de convoitise et de marchandage… Peut-être nous laissions- nous faire parce que la vie toujours nous avait traversées sans que nous ne puissions la maîtriser mais aujourd’hui que nous disposons des moyens de contrôler notre fécondité, nous avons acquis la maîtrise première de notre corps, celle qui conditionne toutes les autres. Le reste suit la connaissance et l’assomption de notre organisme, de notre sexualité, notre action sur nos conditions de vie, de travail. Parce que nous avons commencé à prendre possession de nous, nous sortons de nous, nous sommes dehors »30. Le premier article31 est de la plume de Françoise Collin. Elle fait la synthèse des discussions des réunions de groupe. C’est un mode habituel d’écriture au Groupe de recherche et d’information féministes (GRIF). Elle dénonce la société des mâles qui a façonné à sa convenance le corps des femmes… à travers la norme de la bienséance, de la morale et de l’esthétique. Or, constate-t-elle, si une certaine libération se dessine, quand les interdits sociaux et moraux s’estompent, d’autres carcans prennent le relais : la virginité ou la fidélité inconditionnelle pour les femmes, le look et le paraître qui emprisonnent à nouveau le corps. Son approche s’enrichit d’une analyse marxiste de l’exploitation. Si le corps de l’homme est exploité comme corps producteur au sein d’un mécanisme socioéconomique qu’il ne contrôle pas, celui de la femme est quant à lui exploité triplement : • comme corps producteur également au travail ; • comme corps reproducteur puisqu’elle fournit à la société sans contrepartie les enfants dont celle-ci à besoin, sans avoir le droit de décider elle-même ; • comme objet sexuel enfin, comme objet de consommation livré au bon plaisir de l’homme et dont jusqu’il y a peu, le droit de jouissance n’était même pas reconnu, objet parmi les objets, que l’on s’approprie pour un temps, pour longtemps…. Il faut donc connaître son corps, se l’approprier pour soi avant de l’être par les autres. Il ne s’agit pas d’inverser le rapport de domination ou de subordination, homme/femme mais bien de le dépasser. La question de la liberté sexuelle est au coeur de la réflexion. Quelle liberté ? s’interrogent Marie Denis et Denise Loute32. « Ni l’abandon de l’interdit, ni la découverte des méthodes contraceptives efficaces, ne sont en soi une liberté, mais ils sont une ouverture, la possibilité. » Le danger est grand de se voir confisquer à d’autres fins cette liberté émergente. « Cependant, remarquons que tout possibilité nouvelle est toujours capturée d’abord par les gens en place, ceux qui sont déjà là possesseurs et à l’affût de nouveaux pouvoirs. Ce sont ceux qui ont déjà pleins de moyens qui s’en emparent et non ceux qui n’avaient encore rien ou très peu de chose. Si la liberté sexuelle consiste en ce qu’un certain nombre d’hommes s’emparent ou font la conquête d’un certain nombre de femmes, plus ou moins consentantes, ceci n’a rien de nouveau. Simplement, ce système a aujourd’hui l’occasion de s’étendre davantage grâce aux possibilités contraceptives qui écartent la crainte de grossesses et diminuent dans la même mesure les interdits. On dit souvent que la liberté est la possibilité de choix, la liberté sexuelle ce serait donc la possibilité de choix. Cette liberté suppose aussi de l’espace et du temps pour en jouer, de l’audace et de l’imagination pour ne pas tomber dans des modèles clés sur porte, pensés par d’autres, mais dont personne ne sait s’ils nous conviennent. Les lesbiennes », écrivent-elles, « donnent ici une leçon de courage, non seulement pour braver une société qui les refuse mais elles osent penser un monde où l’homme n’est pas absolument nécessaire, ce qui fait scandale ». Ce n’est pas là la seule manière d’aimer mais cela doit nous aider à oser penser un autre monde. Dès lors « retrouver son corps, c’est retrouver la part du corps qui est restée dans l’ombre, le partage des rôles dans tous les domaines : une fille qui manoeuvre une grue, un garçon qui s’occupe d’une crèche, un homme soignant son vieux père, cela développera chez les uns et les autres, des dons, des possibilités du corps qui avaient été jusqu’à présent mis sous le boisseau dans le but de faire d’un homme un être de conquête et d’une femme, un lieu de patience. De telles retrouvailles avec la part cachée de soi-même vont nécessairement transformer nos relations réciproques mais beaucoup s’accrochent à leurs habitudes comme à un vieux portemanteau »33. Le numéro accorde une place importante aux textes et témoignages sous des formes diverses : poésie, récits, faits divers, autant de regards pluriels sur cette réalité qu’est le corps, son corps, leurs corps : la naissance, le sang, la sororité, le corps violé, sifflé, la parole des prostituées, des lesbiennes, le plaisir, la frigidité, un corps de femme dans un habit d’homme, le désir,… La troisième partie de ce Cahier aborde un angle plus scientifique avec le détour obligé par la psychanalyse et la sexualité féminine où l’auteure Luce Irigaray passe en revue les grands théoriciens. Elle questionne cette science sur sa manière de concevoir la « destinée » des femmes, qui tient si peu compte du contexte culturel, économique et politique qui lui donne sens. Les enjeux de la fécondité sont abordés à travers un entretien où le gynécologue Férin, professeur et chercheur dans le domaine de la fécondité, à l’université catholique de Louvain, aborde la perspective d’une dissociation entre le corps de la femme, comme lieu de fécondation et comme abri du développement de l’embryon : « Ce lien avec la fécondité ne se fera plus inévitablement. Ceci constitue à mes yeux un profond changement de mentalité et une véritable libération pour la femme »34. La formation du sexe dans l’espèce humaine est de la plume d’une biologiste, Paulette Van Gansen35, professeur à l’université libre de Bruxelles, qui partant de l’ouvrage pionnier Le Deuxième sexe de Simone De Beauvoir et de son constat : « on ne naît pas femme, on le devient », ouvre le débat sur le genre biologique de l’être humain. Elle reconnaît qu’il est difficile de distinguer le poids génétique du conditionnement culturel dans l’affirmation sexuelle mais elle ne peut oublier qu’être femme « c’est aussi avoir certaines glandes, certaines sécrétions, certaines formes qui influencent notre comportement comme celui de tout animal. C’est accepter son corps, avec toutes ses extraordinaires possibilités, comme source de joie, à travers les âges de la vie ». Autant de beaux débats qui s’amorcent et qui interpellent les féministes ! Pour cette nouvelle génération qui veut vivre sa sexualité autrement que les générations précédentes, la relation sexuelle n’est plus liée au mariage, à la monogamie, à la procréation mais au plaisir et à l’expérimentation. Certains tentent de briser l’enfermement du couple avec la création de communautés de couples36. Mais cette libération pour les femmes qu’est la maîtrise de la fécondité, si elle permet la dissociation entre sexualité et procréation et de nouvelles explorations dans la jouissance, n’empêche pas l’émergence de nouvelles questions. C’est une révolution mentale et sociale, pas uniquement sexuelle qui rejaillit sur les valeurs et sur les rapports entre les sexes. La contraception facilite les relations sexuelles, mais ne dit encore rien sur les relations affectives entre l’homme et la femme et sur cette révolution des rapports de genre qu’elle va engendrer. La question de l’amour libre n’est pas nouvelle. Elle traverse nos sociétés depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, comme le met si bien en évidence le numéro de Clio consacré aux « utopies sexuelles »37. La libération sexuelle avec la disparition de la peur d’une grossesse non désirée, signifiait pour beaucoup d’hommes, simplement, la liberté de profiter du corps des femmes : Te voilà enfin libre de faire ce que je veux, comme je le veux ! Comme si une femme libre sexuellement était celle qui acceptait toutes les avances sexuelles. Penser le monde autrement sur base d’un principe d’égalité Qu’est-ce la véritable libération sexuelle ? s’interroge Hedwige Poullet-Peemans dans le numéro de La Revue nouvelle, « Naissance de la femme »38 consacré au nouveau féminisme. Elle constate que la théorie de la Révolution sexuelle conjuguée à la théorie de la fin de la famille empêchent certaines femmes de se dire féministes. « Oui », écrit-elle, « nous critiquons tous les éléments de la morale sexuelle traditionnelle ». La sexualité sera libérée lorsque la relation sexuelle reposera sur le seul sentiment amoureux, sur l’attrait réciproque de deux êtres perçus dans leur intégralité et leur autonomie. Elle sera dégagée d’un certain nombre de phénomènes parasites et dissociée de la fonction de reproduction au sens large. Pour la femme, la libération sexuelle suppose au préalable une réappropriation non seulement de son propre corps mais de tout son être : « La finalité de toute libération sexuelle est, bien sûr, le plaisir. Pas n’importe quel plaisir. Nous ne voulons pas seulement ce plaisir modeste et limité qu’est l’orgasme mais le plaisir envahissant et global d’un corps réconcilié d’abord avec notre moi, puis avec l’autre et la nature. Nous voulons un bien être moral et physique, psychologique et sensuel, un plaisir où se trouve impliquée la totalité de notre être. Nous voulons ce bien être, ce plaisir joyeux, maintenant, tout de suite, pour nous-mêmes et pour le plus grand nombre possible »39. Mais une libération véritable qui est par définition totale, est radicalement impossible dans une société fondée sur l’inégalité sociale et la hiérarchie de pouvoirs et elle critique cette fausse interprétation de la libération sexuelle qui ne change en rien les rapports sociaux entre les sexes mais renforcent les écarts : Nous disons donc dès à présent que des modifications de détails, des aménagements de la morale sexuelle ne sont que des libéralisations… Dans une société d’inégalités en effet, toute liberté se traduit par un avantage inégal pour les parties en présence. Il en va de la liberté sexuelle comme des autres libertés (liberté de travail, liberté d’expression). Elle bénéficie plus au dominant qu’au dominé. À la femme, elle permet d’échapper à un dominant particulier mais pas au phénomène de la domination. La liberté sexuelle ne peut se comprendre que dans le cadre d’une société profondément transformée « Si nous arrivons à supprimer l’inégalité, des liens de solidarité pourront s’établir, entre les hommes et les femmes qui se sentiront pour la première fois également concernés par le progrès socio-économique, par les responsabilités familiales et domestiques. Alors les formes que prendraient les relations sexuelles auraient peu d’importance et se diversifieraient tandis que la relation elle-même, deviendrait fondamentale parce que pour la première fois l’amour ne serait pas désintégré par la contra diction intime entre la pulsion érotique et l’hostilité née de l’inégalité »40. Le grand chambardement des années 60 et 70 a libéré les femmes de leur antique subordination, a proscrit les frustrations qu’elles avaient si longtemps endurées. Ces quelques quinze années d’euphorie ont permis des espoirs sans limite. Le mouvement néo-féministe, en mettant au coeur de sa révolte et de son débat le privé et le public, marque une rupture radicale avec les courants féministes qui le précède que l’on pourrait qualifier de réformiste. Il s’agissait pour ceux-ci d’aménager au sein de la société la place des femmes. Le féminisme des années 70 est d’une autre essence. Il conteste les fondements mêmes de la société patriarcale et capitaliste. Il est révolutionnaire, radical, autogestionnaire, et veut, non seulement penser le monde autrement mais le construire sur base d’un principe d’égalité entre les sexes. A partir de là, il faut interroger toutes les structures sociales, politiques et économiques. L’émancipation sexuelle permettait l’égalité dans le couple et était la condition de toutes les autres émancipations. Ce ne sera pas simple et ce ne l’est toujours pas. La sexualité de la femme se découvre à peine. Le conditionnement à la soumission la marque profondément et ce pour des générations encore : elle est faite pour donner, pour « se donner » à lui, dans l’espoir de « gagner » son amour. Pour quelques-unes qui arrivent à développer une relation d’autonomie et d’indépendance, combien continuent à céder de peur de le « perdre » ou de rester seules ! Quant aux hommes, ils ont parfois du mal à accepter cette nouvelle liberté féminine et ceux qui cherchent à inventer de nouvelles relations, grâce à une sexualité libre et non possessive ne sont pas toujours à l’abri de la jalousie et du contrôle. Il faudra du temps et sans doute beaucoup d’échanges et de bonnes volontés pour arriver à cette union voluptueuse annoncée parce qu’égale entre deux êtres. La révolution sexuelle est un processus, toujours en cours, qui a fortement secoué la société mais en libérant la parole, celle des femmes en particulier, elle a mis en évidence les rapports entre la sexualité et le pouvoir, révélant un phénomène tu et caché, la violence sexuelle, la violence intraconjugale, intrafamiliale41. Mais c’est un autre chapitre à écrire.

C’est l’écume qui a été prise, pas la vague de fond

Les années 80, la fête est finie. Le sexe fait de nouveau peur. Il transmet la maladie, la mort. Les avancées dans la connaissance médicale ouvrent des possibles « impensables » et donc difficile à appréhender. La conjonction des sexes n’est plus nécessaire pour faire un enfant : il y a la procréation in vitro, la sélectivité, le clonage mais, écrit Yvonne Knibiehler, « on a encore besoin des ventres des femmes pour enfanter et pour faire grandir les embryons »42. Jusque quand ? La libération sexuelle a secoué le couple, le mariage, la vie à deux, et engendré de nouvelles formes de parentalité. Elle inspire des violences de plus en plus inquiétantes : viol collectif, tournante, prostitution forcée, pornographie de plus en plus sadique. Ces pratiques obtiennent une publicité inimaginable grâce à Internet. La sexualité se banalise, s’instrumentalise à travers un sexisme quotidien de bon aloi et d’une pornographie de bon ton. La publicité dénude et affiche des gestes et des pauses habituellement réservées à l’intimité sur des panneaux de six mètres carré ou sur nos tramways43. Tant pis si vous n’appréciez pas. C’est vous qui êtes désormais ringarde, pudibonde, coincée et autres qualificatifs. Yvonne Knibielher dans La sexualité et l’histoire, montre combien cette utopie libératrice a marqué des générations de femmes. Elle a ouvert le champ des possibles mais elle constate que le danger qui menaçait la libéralisation sexuelle, s’est concrétisé dans de nouvelles formes d’oppression. Si les féministes ont mis en évidence les rapports sociaux de sexe et que les analyses de genre montrent patiemment les constructions culturelles à l’oeuvre dans le féminin et le masculin, force est de constater que ces recherches négligents deux aspects, écrit Yvonne Knibielher. Il ne suffit pas de le dire pour que les mentalités changent même si on constate des lentes modifications dans les rôles masculins et féminins. Aujourd’hui, la maternité, Hedwige Peemans-Poullet ajouterait aussi le mariage, pèse encore davantage sur la femme que la paternité sur l’homme. Le deuxième point faible est l’affection que peuvent se porter deux personnes qui s’aiment. Le rapport de séduction, c’est aimer et être aimé. Que de sacrifices au nom de l’amour ? Les femmes sont encore aujourd’hui, plus dépendantes que les hommes, de l’amour, même si là encore il y a des changements perceptibles. La question lancinante est et reste : est-ce que je vais être aimée ? Loin de renier ou renoncer à cette liberté sexuelle, les comportements individuels ne doivent pas cacher l’être social que nous sommes, même dans nos gestes les plus intimes. Si la connaissance des corps humains est connue et maîtrisée, si la psychologie a mis en évidence les aspirations à la sexualité à tous les âges, pourquoi laisser dans l’ombre les éléments sociaux et culturels qui modèlent si fortement les moeurs et les institutions ? On ne naît pas femme, on le devient. On ne naît pas homme, on le devient. Tout le monde s’accorde pour dire que la féminité et la virilité sont socialement construites. Il est donc impératif d’inscrire cette libération dans un humanisme égalitaire : « je doit traiter autrui avec égards comme je veux qu’il me traite et respecter sa liberté comme il respectera la mienne. »44. C’est l’écume qui a été prise, constate Hedwige Peemans-Poullet, pas la vague de fond. Notre société est restée patriarcale, dominée par un capitalisme sauvage mondialisé, profondément sexiste. Nous sommes loin, malgré les apparences, de l’idéal égalitaire où hommes et femmes seraient partenaires en tout, dans la sphère privé et public, dans la sphère de la production et reproduction et dans l’intimité des relations, qui touche au plus près de la vie. Pour cette révolution là, le politique garde tout son sens. . L’Université des femmes rassemble des féministes avec la volonté de développer et de diffuser un savoir féministe accessible à tous et à toutes. Ses travaux et recherches portent sur l’actualité socio-politique en lien avec les femmes. Les principales activités de l’Université des femmes sont la construction d’un savoir féministe et de la bibliothèque féministe Léonie La Fontaine.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

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