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Depuis plusieurs années, la littérature scientifique s’attache à mettre en évidence le fossé existant entre les couches sociales en matière de santé. Parallèlement, le plaidoyer pour une approche holistique de la problématique des inégalités socio-économiques de santé émerge lentement mais sûrement.
A l’initiative de la Fondation Roi Baudouin, le Département de Médecine générale et des Soins de Santé primaire de l’Université de Gand, en collaboration avec le Département de Médecine générale de l’Université Libre de Bruxelles, mène actuellement une étude sur les inégalités sociales de santé.
Cette recherche a pour objectifs de dresser l’état des lieux des inégalités de santé en Belgique et d’analyser des exemples de prise en charge de ces inégalités de santé par les pouvoirs politiques dans notre pays ou en Europe. Le but final étant de proposer des priorités de réflexion et d’action pour la Belgique.
Etape préliminaire de cette recherche, le dossier présenté dans ce numéro de « Santé Conjuguée » met en évidence les relations entre les inégalités socio-économiques et l’état de santé tout en apportant des éléments d’explication susceptibles d’amorcer la réflexion. Une attention particulière est accordée au phénomène du gradient social en matière de mortalité et de morbidité en Belgique. Les deux principales théories explicatives des inégalités socio-économiques de santé sont également synthétisées.

1. Introduction

La population des pays industrialisés n’a jamais été en aussi bon état de santé : les maladies infectieuses, qui étaient il y a 100 ans une cause de mortalité majeure, sont aujourd’hui sous contrôle. A l’exception du SIDA et d’affections nouvelles telles le SARS ou de la persistance d’affections anciennes telle la tuberculose, les maladies infectieuses ne sont désormais plus considérées comme dangereuse en terme de santé publique. Cette dernière décennie a également confirmé que, entre 1970 et 1998, l’espérance de vie s’est accrue d’en moyenne 6.4 années en Europe. Il n’y a pas de données disponibles concernant la tendance de l’espérance de vie en Belgique. Revers de la médaille, les différentes classes sociales ne bénéficient pas dans une même mesure de ces avancées globales en matière de santé et d’espérance de vie. Les populations issues des classes socio-économiques élevées – possédant un diplôme d’étude supérieure, gagnant un revenu élevé et vivant dans des quartiers prospères – vivent plus longtemps et sont en meilleure santé que les personnes appartenant aux classes socio-économiques basses. L’expression “inégalités socio-économiques de santé” est souvent utilisée pour exprimer cette différence. Elle recouvre les différences systématiques qui existent en matière de santé entre les personnes occupant une position élevée ou basse dans la stratification sociale. Mais les inégalités socio-économiques de santé ne se résument pas à une simple différence entre la classe la plus haute et la classe la plus basse. En effet, il a été démontré que l’état de santé connaît une gradation : chaque fois qu’un individu gravit un échelon de l’échelle sociale, il réduit son risque de maladie et de mort prématurée.

2. Inégalités socio-économiques de santé en chiffre

2.1. Comment mesurer les inégalités socio-économiques de santé ?
Divers indicateurs peuvent être utilisés pour définir la position d’une personne sur l’échelle sociale. La majorité des indicateurs concerne l’individu lui-même : la profession, le nombre d’années d’éducation, les revenus ou les biens possédés (propriété d’un logement). Le quartier de résidence est également de plus en plus utilisé pour définir la position sociale. Il est présumé que les quartiers défavorisés sont moins sûrs, connaissent une plus grande criminalité, disposent de moins d’espaces verts, offrent moins d’opportunités de loisirs et moins de possibilités de soins de santé, etc… Le fait d’habiter un quartier défavorisé a ainsi un impact sur les chances de mener une vie saine et cela indépendamment des caractéristiques personnelles de l’individu. C’est dans cette optique que l’étude « la santé dans les grandes villes » réalisée par l’Université de Gand et l’Université de Bruxelles à l’initiative du SPP « Intégration Sociale, Lutte contre la pauvreté et Economie Sociale » examine l’état de santé des habitants des quartiers défavorisés par rapport à celui des habitants de quartiers non défavorisés en milieu urbain et non urbain.
Pour définir si un quartier est ou n’est pas défavorisé, la Belgique dispose d’un atlas intitulé
« Structures sociales et quartiers en difficulté dans les régions urbaines belges » développé par Kesteloot et Vandermotten (2001). Cet atlas propose une mesure de synthèse qui classe les quartiers des 17 plus grandes agglomérations de Belgique selon le type de « privation » et d’exclusion sociale (revenus, accès au marché du travail, diplôme et profession, habitation, monoparentalité, nationalité). 2.2. Inégalités sociales face à la mortalité 2.2.1. Espérance de vie et risque de décès

L’inégalité face à la mortalité selon la profession, les revenus ou le niveau d’éducation constitue un phénomène général dans les pays industrialisés. Quel que soit le pays et les méthodes de recherche, il est prouvé que les personnes issues d’une strate sociale donnée ont une espérance de vie moindre que celles des strates supérieures.
Selon les résultats de recherche de la Base de données Nationale de Mortalité, il apparaît qu’en Belgique aussi les risques de décès, des hommes comme des femmes, dépendent du niveau d’éducation, du statut professionnel et de la qualité de logement. L’espérance de vie d’un homme de 25 ans sans diplôme est inférieure de 5.5 années à celle d’un homme du même âge titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur de type long. A 45 ans, la différence entre ces 2 catégories passe à 4.4 ans. Chez la femme, la différence est de 3.5 ans au désavantage de la femme de 25 ans sans diplôme et de 3.1 ans à 45 ans.

Tableau 1 : Espérance de vie en Belgique à l’âge de 25 ans selon le sexe et le niveau d’éducation, 1991-1996/1997 (Intervalle de confiance 95%)
Niveau d’éducation Espérance de vie Hommes Femmes
Pas de diplôme 48.1 (48.0-48.2) 55.0 (54.9-55.1)
Primaire 48.2 (48.0-48.3) 55.6 (55.5-55.8)
Secondaire inférieur 50.0 (49.8-50.3) 57.3 (57.1-57.5)
Technique secondaire inférieur 50.4 (50.2-50.6) 57.8 (57.4-58.2)
Professionnel secondaire inférieur 50.0 (49.7-50.2) 57.0 (56.8-57.2)
Général Secondaire supérieur 50.6 (50.3-51.0) 57.5 (57.2-57.8)
Technique secondaire supérieur 51.2 (51.0-51.4) 58.1 (57.7-58.4)
Professionnel secondaire supérieur 50.9 (50.8-51.1) 57.6 (57.4-57.8)
Supérieur de type court 53.4 (53.1-53.6) 58.1 (58.0-58.3)
Supérieur de type long y compris universitaire 53.6 (53.4-53.8) 58.5 (58.0-59.0)
Total 49.59 (49.55-49.64) 55.87 (55.83-55.92)
Source : Bossuyt N, Gadeyne S, Deboosere P, Van Oyen H. Socio-economic inequalities in health expectancy in Belgium. Public Health 2004 ; 118 : 310. La différence de risque de décès entre les classes socio-économiques hautes et basses se réduit au fur et à mesure que l’âge des individus augmente mais elle restera toujours présente. Par exemple, les hommes belges qui louent un logement ont un risque de décès plus élevé que les hommes du même âge qui sont propriétaires de leur logement (période 1991-1995). Ce risque de mortalité accru pour les personnes de statut socio-économique faible, mesurée selon la location/propriété du logement diminue mais reste présent dans toutes les catégories d’âge.

Tableau 2 : Risque relatif de décès pour les hommes locataire de leur logement entre 1991 et 1995 par rapport aux hommes propriétaires de leur logement.
Catégorie d’âge Risque relatif de décès pour les hommes locataire d’un logement
50-59 1,65
60-69 1,44
70-79 1,22
80-89 1,08
Source : M. Huisman, A.E. Kunst, O. Andersen e.a., (2004), “Socioeconomic inequalities in mortality among elderly people in 11 European populations”, Journal of epidemiology and community health, 58(6), 468-75). Les différences de mortalité apparaissent dès la naissance : le risque d’avoir un enfant mort-né est 2 fois plus élevé dans les familles « sans emploi » que dans les familles « avec emploi » ; c’est également le cas en ce qui concerne la mortalité infantile. Des données de 1995 attestent que les familles dont les deux parents sont chômeurs courent 2.8 fois plus de risque d’avoir un enfant mort-né et 1.7 fois plus de risque de le voir mourir peu après sa naissance que les familles dont au moins un des deux parents travaille. De même, les femmes non mariées ont 1.5 fois plus de risque de donner naissance à un enfant mort-né que les femmes mariées. De plus, ces inégalités socio-économiques en matière de mortalité pré et post-natales sont en augmentation. 2.2.2. Mortalité spécifique
Les inégalités sociales en matière d’espérance de vie se retrouvent dans tous les pays d’Europe. Par contre, les causes de mortalité responsables de ces inégalités ne sont pas identiques partout. En Angleterre, en Ecosse, en Irlande, au Danemark, en Norvège ainsi qu’en Suède et en Finlande, la mortalité due aux maladies ischémiques (infarctus, accidents vasculaires, etc…) est fortement associée à la profession mais ne l’est pas en France ni en Suisse, en Italie, en Espagne ou au Portugal. Dans ces pays du sud de l’Europe, la mortalité a surtout pour cause le cancer (à l’exception du cancer des poumons) et les affections du système digestif. En ce qui concerne la Belgique, les inégalités socio-économiques en matière de mortalité spécifique sont constatées pour les maladies sur lesquelles la prévention a un impact important ; notamment la cirrhose du foie, le cancer de l’intestin, le suicide et les accidents.
C’est ainsi que 2.13 fois plus de cirrhose du foie sont diagnostiquées dans les quartiers socio-économiquement défavorisés que dans les quartiers plus aisés. Pour les chutes et les suicides, ces chiffres sont respectivement de 1.66 et 1.47 fois plus élevés. La même tendance a été trouvée en ce qui concerne le cancer du poumon : les hommes ayant un faible niveau d’éducation et âgés de 40 à 49 ans ont 1.97 fois plus de risque de mourir de ce cancer que les hommes du même âge ayant un plus haut niveau d’éducation. Il en va de même pour les femmes de la même catégorie d’âge qui ont 1.31 fois plus de risque de mourir du cancer quand elles ont un faible niveau d’étude. Cette tendance se vérifie également pour le risque de décès par méningite. Les maladies ischémiques, responsables de 2.7 millions de décès par an dans les pays industrialisés, apportent un tribut important aux inégalités socio-économiques en matière d’espérance de vie et de mortalité en Europe. En Belgique, les hommes et les femmes d’âge moyen et ayant un faible niveau d’éducation courent respectivement 1.41 et 1.84 plus de risque de mourir de maladie ischémique que ceux qui possèdent un niveau d’éducation plus élevé. Dans une importante étude internationale qui compare différents pays d’Europe, Avenando met en évidence de grandes différences dans l’espérance de vie en tenant compte du risque de décès par suite d’un accident vasculaire cérébral selon le niveau d’éducation. Pour l’Europe, la différence moyenne d’espérance de vie des hommes de 30 ans avec un haut ou un faible niveau d’éducation est de 3.22 années. Pour les femmes, la différence est plus petite : 2.18 années. Si la différence de mortalité par accident vasculaire cérébral due au niveau d’éducation pouvait être éliminée, les différences d’espérance de vie pourraient être réduites respectivement de 7% (0.24 ans) chez les hommes et de 14% (0.31 ans) chez les femmes. Pour la Belgique, cette réduction serait de 5% (0.15 ans) chez les hommes et de 9% (0.23 ans) chez les femmes.

2.3. Inégalités sociales dans le déroulement des maladies.
Les inégalités socio-économiques se retrouvent également dans les chances de survivre aux maladies. Les chances de survies après un cancer, une maladie cardiaque ou une infection VIH sont plus favorables aux personnes qui se trouvent en haut de l’échelle sociale. Cette différence peut notamment s’expliquer par le fait que le diagnostic des maladies est posé plus tôt dans la population des classes socio-économiques élevées. Une seconde explication tient à la manière dont la prévention est organisée ; bien que les campagnes de prévention soient destinées à toutes les classes de la population, elles touchent souvent uniquement les classes les plus élevées. Un exemple éloquent est celui de la campagne contre le cancer du sein : en Belgique, ce sont principalement les femmes des classes socio-économiques élevées qui réagissent aux lettres de convocation pourtant envoyées à toutes les femmes de la classe d’âge concernée (50-69 ans). A l’occasion de la campagne médiatique, le pourcentage de dépistage a augmenté de 39% chez les femmes ayant un emploi contre 23% chez les femmes au chômage. Enfin, l’utilisation des soins de santé curatifs joue également un rôle. L’accès aux services de soins de santé en général et aux services spécialisés comme la chirurgie de pontage coronarien et l’angiographie en particulier comporte beaucoup plus de barrières pour les patients ayant un statut socio-économique faible que pour ceux ayant un statut élevé. Tant pour la prise en charge des maladies psychiatriques que pour leurs traitements et leurs résultats, il y a des différences importantes en fonction du statut : les patients de faible statut socio-économique sont plus rapidement pris en charge dans un hôpital psychiatrique ou dans le département psychiatrique d’un hôpital général, mais ils reçoivent moins de traitement en termes de psychothérapie et montrent une évolution moins positive. En outre, le taux de rechute est le plus élevé dans l’avant dernière strate socio-économique (1.35 fois plus de risque de rechute que la plus haute strate socio-économique). La différence entre les strates socio-économiques se manifeste également en terme de mortalité : les patients issus des strates les plus faibles ont 1.79 plus de risque de décéder pendant leur traitement psychiatrique que ceux ayant un statut plus élevé. 2.4. Inégalités sociales dans l’apparition de la maladie
Bossuyt et ses collègues (2004) se sont basés sur l’Enquête Nationale de Santé de 1997 et la Base de données nationale de la mortalité pour calculer l’espérance de vie en bonne santé des différents groupes socio-économiques. Il apparaît qu’à 25 ans les hommes ont en moyenne une espérance de vie en bonne santé de 37.5 ans. Pour ceux ayant un niveau d’éducation faible, cette espérance de vie en bonne santé est de 28.1 ans à 25 ans tandis que pour ceux possédant un diplôme de l’enseignement supérieur de type long, elle est de 45.9 ans, soit une différence de 17.8 années. Chez les femmes, la différence est encore plus grande, à savoir 24.7 années de différence d’espérance de vie en bonne santé à 25 ans. Des résultats semblables se retrouvent pour la différence d’espérance de vie générale et la différence d’espérance de vie en bonne santé mentale. Ces chiffres mettent donc en évidence que les inégalités socio-économiques de santé se manifestent non seulement en termes d’années à vivre mais également et encore plus en termes d’années à vivre en bonne santé. Tableau 3 : Espérance de vie en bonne santé en Belgique à l’âge de 25 ans selon le sexe et le niveau d’éducation, 1991- 1996/1997. (IC à 95%)
Niveau d’éducation Espérance de vie en bonne santé Hommes Femmes
Pas de diplôme 28.1 (23.6-32.6) 24.4 (19.8-29.0)
Primaire 30.8 (28.7-32.8) 29.8 (27.4-32.3)
Secondaire inférieur 33.1 (30.3-36.0) 34.7 (31.9-37.4)
Technique secondaire inférieur 36.5 (33.9-39.1) 30.8 (27.2-34.4)
Professionnel secondaire inférieur 38.0 (35.4-40.5) 40.3 (37.7-42.8)
Général Secondaire supérieur 37.6 (34.2-41.0) 40.5 (36.8-44.1)
Technique secondaire supérieur 40.8 (38.9-42.8) 44.9 (41.8-48.0)
Professionnel secondaire supérieur 42.6 (40.7-44.5) 46.5 (44.3-48.8)
Supérieur de type court 46.0 (43.9-48.1) 41.6 (39.0-44.2)
Supérieur de type long y compris universitaire 45.9 (44.3-47.5) 49.1 (46.6-51.6)
Total 37.5 (36.8-38.2) 37.6 (36.8-38.5)
Source : Bossuyt N, Gadeyne S, Deboosere P, Van Oyen H. Socio-economic inequalities in health expectancy in Belgium. Public Health 2004 ; 118 : 310. La littérature scientifique internationale indique que la plupart des affections sont plus fréquentes parmi les classes socio-économiques faibles : maladies coronariennes, cancers liés au tabagisme, problèmes de santé psychique, diabètes de type I, affections dentaires, lombalgies, etc… En Belgique, l’Enquête de Santé constitue une base de données importante sur le gradient social par rapport aux différentes affections rapportées et à la perception de leur santé par les individus eux-mêmes. Cette enquête révèle notamment que les personnes de faible statut socio-économique disent souffrir de plus de maladies chroniques, avoir plus de difficulté liées à un handicap de longue durée et plus de risque de handicap de courte durée. Elles ont une image moins positive de leur état de santé actuel et de leur état de santé psychique que les personnes d’un statut socio-économique supérieur. Seules 60.2% des personnes issues du groupe socio-économique faible se considèrent en bonne ou très bonne santé alors que cette proportion est de 86.5% dans le groupe ayant le niveau d’éducation le plus élevé. De même, les personnes d’un statut faible rapportent en moyenne 1.71 maladies chroniques contre 0.98 maladies chroniques pour celles d’un statut plus élevé. En termes de condition physique, la différence entre les deux groupes étudiés se renforce. Sur base d’un score maximum de 100 évaluant la condition physique, les personnes des classes sociales basses obtenaient une moyenne de 77.1% contre un score de 94.1% pour celles des classes élevées. Les différences socio-économiques en termes de morbidité se manifestent dès le plus jeune âge. En 1995, les enfants ayant leurs deux parents chômeurs avaient un risque 1.58 fois supérieur de naître avec un petit poids par rapport aux enfants dont au moins l’un des parents travaille. Cette première catégorie d’enfants courait également 1.4 fois plus de risque de naissance prématurée. Ces 2 risques s’élevaient respectivement à 1.64 et 1.33 pour les mères non-mariées par rapport aux mères mariées.

3. Modèles explicatifs

Il existe de nombreuses théories sur les mécanismes qui sous-tendent la relation entre les inégalités sociales et les différences de statuts socio-économiques. La compréhension de ces mécanismes n’a pas qu’un intérêt théorique, mais constitue une plus value importante d’un point de vue pratique, notamment pour le développement d’une stratégie efficace de promotion de la santé. D’un point de vue général et à côté du modèle artefact, deux types d’explication des différences en matière de santé, morbidité et mortalité peuvent être distinguées : le modèle basé sur les mécanismes de mobilité sociale sélective et le modèle explicatif de la cause sociale. 3.1. Mobilité sociale sélective

Ce modèle pose que les inégalités socio-économiques de santé naissent par une sélection en matière de santé au cours de la mobilité sociale. La mobilité sociale décrit fait de monter ou descendre d’une classe sur l’échelle sociale, elle peut se produire entre deux générations ou au sein d’une même génération, et être directe ou indirecte. Dans le cas de la sélection directe, la mobilité sociale est la conséquence directe d’un bon ou d’un mauvais état de santé. Les personnes souffrant d’un état de santé moins bon descendent dans l’échelle sociale tandis que celles en meilleure santé ont une mobilité sociale ascendante. Cela a pour effet une concentration de personnes présentant plus de problèmes de santé dans les catégories socio-économiques les plus faibles et, par conséquent, un risque de décès plus élevé dans ces catégories.

Le mécanisme de sélection indirecte pose que les facteurs qui causent la mobilité sociale descendante ou ascendante influencent également l’état de santé d’un individu à long terme. Ces facteurs sont donc la cause de la mobilité sociale descendante comme celle de la morbidité à un âge plus avancé. L’attitude envers le futur d’une personne est un exemple de ces facteurs d’influence. Cette attitude peut influencer la décision de s’investir ou non dans une formation professionnelle et, par-là, concourir à une mobilité sociale descendante ou ascendante. De même, une attitude favorable face à l’avenir peut également influencer le comportement en matière de santé (pratique de l’exercice physique, régime alimentaire, consommation de tabac ou d’alcool), ce qui se répercutera sur la santé, la morbidité et la mortalité. L’état de santé et le statut socio-économique peuvent donc être reliés via certains facteurs communautaires (déterminants) tel la perception face à l’avenir. Des recherches montrent qu’il existe effectivement une mobilité sociale descendante dépendant des problèmes de santé (descente sur l’échelle sociale causée par la maladie) mais que l’impact de ce mécanisme est minime et ne peut expliquer les inégalités de santé. De même, le mécanisme de sélection indirecte est confirmé mais sans pour autant être capable d’expliquer les différences de mortalité et de morbidité entre les groupes sociaux. 3.2. Causalités sociales
Le troisième modèle explicatif pose que la situation socio-économique d’un individu influence son état de santé. De ce point de vue, la santé d’un individu est le résultat de sa situation socio-économique. Cette influence ne s’exerce pas directement mais par l’intermédiaire de divers facteurs. Deux angles d’approche peuvent être distingués. Le premier se concentre sur les conditions de vie et est souvent appelé « facteur structurel » dans la littérature. Le second étudie l’influence du savoir, des attitudes, des valeurs, des comportements et du style de vie sur la santé ; il est habituellement dénommé « facteur culturel ».
3.2.1. L’approche structurelle
L’approche structurelle recouvre une large gamme de situations matérielle, psychosociale, conditions de vie, d’habitat et de travail. Bien que les conditions de vie – surtout matérielles – se soient améliorées ces dernières décennies dans le monde occidental, les personnes ayant un faible statut socio-économique sont encore confrontées à des conditions de vie moins saines que les personnes de statut socio-économique plus élevé. Une explication traditionnelle des inégalités socio-économiques de santé est celle de la privation économique. Un manque de moyen financier se traduit par un habitat peu sain et avec moins d’espace, situé dans un quartier peu sûr et offrant moins de possibilités de loisirs pour les enfants. Ce manque de moyen fait obstacle à une alimentation saine, rend plus difficile l’accès aux structures de sport ou de loisir et entrave l’utilisation des soins de santé. Cependant, il est également démontré que certains comportements nuisibles à la santé, comme par exemple le tabagisme, sont quand même plus fréquents au sein des groupes de faible statut socio-économique. Les conditions matérielles de travail sont moins favorables aux groupes de faible statut socio-économique : travail physique plus dur, exposition aux déchets, aux nuisances sonores, à la fumée, aux vibrations, aux matières explosives, aux poussières et aux situations dangereuses. Les personnes exerçant un métier de faible statut sont aussi soumises à un contexte psychologique de travail moins favorable. Elles ont notamment plus souvent à remplir des tâches monotones et ont un faible pouvoir décisionnel quant à celles-ci, ce qui peut occasionner un stress supplémentaire. Ainsi, il a été démontré que moins un individu à droit à la parole concernant son travail, plus son risque de maladie coronarienne est grand. Le lien entre le statut socio-économique et maladies coronariennes pourrait au moins en partie s’expliquer de cette manière. Mais il y a également dans les conditions de vie des éléments non matériels qui influencent l’état de santé et qui sont répartis inégalement selon les groupes socio-économiques. Il existe une importante littérature scientifique sur l’impact des éléments de stress – tels que le décès d’un conjoint, la démission, le divorce et les problèmes financiers – sur la santé psychique et physique. Les événements causés par le stress sont associés négativement avec le statut socio-économique et peuvent expliquer les inégalités en matière de santé psychologique et en matière de bien-être. En outre, les personnes de faible statut socio-économique semblent avoir un réseau social moins important et une moindre possibilité de faire appel à un soutien social. Cela a un impact sur leur état de santé parce que le réseau et le soutien social sont des éléments cruciaux dans la gestion des facteurs de stress. Les conditions de vie dans lesquelles une personne a été élevée ont également une influence indépendante sur son état de santé à l’âge adulte. Cela signifie qu’en accordant aujourd’hui une attention particulière au milieu dans lequel les enfants grandissent, il est possible d’influencer positivement leur état de santé à l’âge adulte. On peut conclure que les différents aspects des conditions de vie – des plus matérielles (logement) aux moins matérielles (soutien moral) – influencent significativement l’état de santé et sont distribués différemment selon les groupes sociaux. Une approche de la problématique des inégalités sociales de santé par les facteurs structurels implique donc des mesures sociales, économiques et politiques plutôt que des interventions centrées sur l’individu lui-même. 3.2.2. Les facteurs culturels Des études épidémiologiques ont démontré que le comportement individuel relatif au tabac, à l’activité physique, aux habitudes alimentaires, à l’utilisation des structures de soins de santé préventives est en étroite relation avec la santé et la maladie. Le style de vie constitue par conséquent un objectif important pour les interventions de santé publique et cela d’autant plus qu’il est considéré comme modifiable. Les principales causes de mortalité actuelles, telles que le cancer ou les affections cardiaques, sont dans cette optique la conséquence d’un comportement individuel à risque. Le meilleur remède étant dès lors le changement de comportement. Les groupes socio-économiques bas présentent un profil de risque plus important. La consommation de tabac se retrouve plus fréquemment chez les personnes ayant un faible niveau d’instruction, un faible statut professionnel et des revenus peu élevés. En Belgique, toutes enquêtes montrent que les personnes avec un faible niveau d’éducation fument plus que celles avec un niveau d’éducation élevé, les chiffres de 2001 confirment que la différence atteint jusqu’à 8%. Une relation du même type se retrouve également avec l’indicateur « revenus » : plus la catégorie de revenus est haute, moins elle compte de fumeurs (24% contre 31 à 33% pour les catégories les plus basses). Des liens entre d’autres types de comportement à risque et statut socio-économique ont également été trouvés. A Glasgow, Edimburgh et Varna la quantité de fruits et légumes consommée est moindre chez les personnes ayant un niveau d’instruction plus faible. En Flandres comme en Allemagne et en Ecosse, l’obésité est plus fréquente chez les ouvriers que chez les employés. L’Enquête Nationale de Santé en Belgique (2001) décrit également cette relation : 70% des personnes ne possédant pas de diplôme ont un BMI supérieur à 25 contre 27% des personnes possédant un diplôme de l’enseignement supérieur. Cette association est présente dès le plus jeune âge. Les filles issues du groupe socio-économique le plus faible ont quasiment deux fois plus de risque de présenter un surpoids (BMI>25). Les chiffres sont encore plus parlant en ce qui concerne l’obésité sévère : les filles de 12 ans issues du groupe socio-économique le plus bas ont un risque 5 fois supérieur que celles du groupe le plus élevé de souffrir d’une obésité sévère. Une consommation exagérée d’alcool est également plus fréquente parmi les personnes de faible niveau d’instruction. Les jeunes issus des familles de faible statut socio-économique ont plus souvent des rapports sexuels sans protection ou avec une méthode de contraception peu fiable que ceux des familles d’un statut plus élevé. Une étude finlandaise a calculé que par rapport à celle des employés, la moitié de la surmortalité des ouvriers sans diplôme peut être expliquée par la présence de plus de facteurs de risques de mortalités cardio-vasculaires (tabagisme, hypercholestérolémie, hypertension, BMI et manque d’activité physique pendant les loisirs). Les comportements en matière de santé sont le résultat des connaissances, perceptions, attitudes et valeurs. Certains groupes socio-économiques ont des connaissances incomplètes ou fausses concernant, par exemple, le cancer de la peau, la préparation d’un repas sain et équilibré, les conséquences du tabac, l’utilisation correcte des moyens contraceptifs ou le danger d’intoxication au CO. Or, l’adoption d’un style de vie sain suppose une connaissance et une compréhension de ce que cela comprend. Les attitudes, les valeurs et les normes (sub)culturelles sont également associées au comportement. Si peu d’intérêt est accordé à l’état de santé, on sera moins enclin à adopter un style de vie plus sain. Par ailleurs, les caractéristiques de personnalité telles les sentiments d’impuissance ou de maîtrise (locus of control) déterminent les relations d’un individu avec son environnement et par-là, son état de santé. Le « locus of control » peut se définir comme le degré de contrôle qu’un individu considère avoir sur sa propre vie. Une personne avec un haut degré de contrôle interne s’adaptera plus facilement à une situation problématique et pourra ainsi mieux répondre au stress. Par contre, un sentiment d’impuissance réduit la volonté et la motivation à affronter ses problèmes avec pour conséquence que la personne reste dans la situation problématique. Le niveau de revenu, le statut professionnel et le niveau d’instruction sont tous positivement associés avec la perception de contrôle interne et peuvent notamment expliquer la différence de fréquence de la dépression entre les classes sociales. 3.2.3. Comportements associés à la santé et style de vie : un choix individuel ? Il est souvent supposé que le comportement et le style de vie d’un individu relèvent d’un choix personnel. Pourtant un comportement est aussi la résultante du contexte social dans lequel un individu a grandi et vit. Les différences de comportement ne peuvent donc pas être entièrement attribuées à un choix exercé librement mais trouvent leur origine dans le contexte social. Les habitudes alimentaires par exemple sont développées en majeure partie pendant l’enfance et l’adolescence. Ce qu’une personne mange ne dépend pas seulement de ses connaissances en matière de nourriture mais aussi de la nourriture disponible à la cantine ou de ses moyens financiers pour se procurer une nourriture saine. Il en va de même pour l’abonnement à un club de sport qui suppose qu’il n’y ait pas d’empêchement financier ou culturel. Les comportements qui semblent irrationnels ne sont parfois qu’un moyen pour adoucir l’impact de l’environnement social. C’est par exemple le cas des personnes qui se réfugient dans l’alcool pour échapper aux problèmes quotidiens. Les campagnes de prévention tentent d’intervenir sur les connaissances, attitudes, valeurs et normes dans l’espoir de modifier les comportements. Or, ces campagnes sont souvent inadéquates parce qu’elles ne tiennent pas compte des conditions de vie des groupes socio-économiques les plus faibles ; de sorte qu’elles n’ont souvent que très peu d’influence sur ces groupes. La personnalité même d’un individu, bien qu’extrêmement personnelle, trouve son origine dans la structure sociale, le contexte historique et la culture dans lequel un individu grandit, travaille et vit. Une caractéristique de personnalité comme le sentiment d’impuissance se construit parce qu’un individu n’est pas en mesure de répondre à ses objectifs, rencontre des difficultés et des chances inadéquates ou exerce un travail dans lequel il ne peut s’épanouir. 3.2.4. Le rôle des services de soins de santé face aux inégalités socio-économiques

La recherche relative aux structures de soins de santé peut aussi bien être entreprise à travers les études qui traitent des comportements et du style de vie qu’à travers celles qui se concentrent sur les conditions de vie et les facteurs structurels. L’utilisation des services de santé présuppose toujours un certain comportement mais dépend aussi de facteurs structurels comme l’accessibilité et la qualité des services proposés. De nombreuses recherches ont démontré que le statut socio-économique est lié à une utilisation différente des services de soins. En règle générale, les personnes ayant un faible statut socio-économique ont une utilisation quantitativement plus importante des services de santé. Mais si l’utilisation des services de soins de santé est comparée uniquement entre individus ayant des besoins de soins comparables, la différence n’est plus aussi marquée. Les études après ajustement pour l’état de santé montrent souvent – mais pas toujours – que les personnes de faible statut sont plus enclines à consulter un généraliste tandis que les personnes de statut élevé auront plus de contact avec les médecins spécialistes. En outre, même s’il n’y a pas de différence en terme quantitatif, il peut y avoir des différences en termes de qualité des soins reçus. Une étude de 1997 fait apparaître que les médecins généralistes consacrent moins de temps à leurs patients issus des groupes socio-économiques faibles. De même, l’utilisation des services de santé préventive est généralement inférieure dans les groupes de faible statut par rapport aux groupes de statut socio-économique élevé. Des chercheurs espagnols sont ainsi arrivés à la conclusion que les enfants des familles à revenus élevés ou avec un niveau d’instruction élevé font un plus grand usage des services de santé préventifs malgré le fait que ces services soient gratuits. En Flandres, ce sont principalement les femmes avec un haut niveau d’éducation qui bénéficient du dépistage pour les cancers de la matrice. La participation aux actions de prévention du cancer du sein à Gand est faible dans les quartiers « à problèmes » caractérisés par un taux d’inactivité important et un haut pourcentage de bénéficiaires du CPAS.

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Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 40 - avril 2007

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