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Dès ses origines, le patient, ses préférences et ses valeurs intègrent l’evidence- based medicine (EBM). Mais pour beaucoup, la place qui lui est dévolue dans cette approche est insuffisante.

Née au début des années 90, l’EBM (EBP, pour evidence-based practice si l’on veut englober les autres pratiques soignantes) se définit autour de trois piliers qui doivent intervenir dans la pratique de soin : les faits probants issus de la recherche scientifique, l’expérience clinique du praticien, et les valeurs et préférences du patient. Gilles Henrard, médecin généraliste à la maison médicale Saint-Léonard à Liège, rappelle les prémices de ce mouvement : « Les fondateurs de l’EBM voulaient révolutionner la médecine et son enseignement en s’appropriant les résultats issus de la science afin de contrer l’argument d’autorité. C’était un combat de médecins contre des médecins. Dès le départ, les fondateurs affirment que ces données issues de la recherche doivent s’articuler avec l’expérience clinique et les valeurs des patients. Mais c’est sûr, cela reste une vision médico-centrée : il s’agit de nourrir la décision du médecin. Et la question du point de vue du patient n’a pas été très élaborée. » Dans les faits, la place du patient dans l’EBM est souvent négligée. « Quand ils parlent d’EBM, les professionnels ne parlent que de la pratique par les preuves, regrette Dominique Rozenberg, chargée de projets à la Fédération francophone indépendante d’associations de patients et de proches (LUSS asbl). Le troisième point sur la place des patients n’apparait jamais. Or c’est ce niveau-là qui résonne avec la loi “droits des patients”, qui est une priorité pour la LUSS. » Les patients, quand on leur demande de définir des soins de qualité, mettent d’ailleurs souvent en avant l’écoute, la communication et le fait de se sentir respecté. « Pour nous, les besoins du patient doivent être au centre des préoccupations. Le patient doit pouvoir être actif au même titre que les autres acteurs qui l’entourent, poursuit-elle. Or aujourd’hui, ne fut-ce que poser des questions à son médecin n’est pas évident pour tout le monde. Pour cela il faut se sentir en confiance. L’empathie, la communication, c’est ça l’evidence. »

Du diagnostic au choix du traitement

Outre la reconnaissance du patient dans son humanité – il n’est ni un numéro ni une maladie –, le dialogue entre soignants et patients est primordial pour établir un diagnostic et opter pour le traitement adéquat. William Osler (1849-1919), considéré comme l’un des pères de la médecine moderne, l’affirmait déjà : « Si vous écoutez attentivement le patient, il vous donnera le diagnostic. » La parole du patient est devenue d’autant plus essentielle qu’avec les avancées scientifiques des dernières décennies et l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques, les options de traitements sont souvent multiples. L’enjeu consiste donc à opter, parmi la diversité des possibilités (chacune ayant ses avantages et ses inconvénients) pour le traitement qui correspond le mieux aux valeurs et au mode de vie du patient. Et si l’on évoque régulièrement la question des erreurs médicales, les « erreurs de diagnostic de préférence » sont également nombreuses, comme l’affirment Albert G. Mulley, Chris Trimble, Glyn Elwyn1. Mais elles passent généralement inaperçues. Elles ont pourtant le même type de répercussions que les erreurs médicales : chirurgie non désirée, médication peu adaptée… Conséquence : des patients peu fidèles à leurs traitements. Un Belge sur deux arrêterait son traitement trop tôt, alertent en 2016 des experts invités à la Chambre2. Un phénomène coûteux pour la Sécurité sociale (« des millions d’euros ») et peu favorable à la santé du patient.

De la décision partagée au partenariat

Reste à savoir de quelle manière donner au patient une juste place dans la relation soignant-soigné. Des concepts comme l’approche « centrée patient », la prise de décision partagée ou encore le partenariat patient émergent les uns après les autres à partir des années 90 afin de prendre en compte davantage les valeurs, préférences et émotions des patients. La « décision partagée » par exemple, implique pour le médecin et le patient de réussir à construire une relation de confiance qui leur permette de « former une équipe » : le médecin est expert en médecine tandis que le patient est expert dans ses priorités. Ce n’est qu’à partir de là que les deux coéquipiers pourront lister les options, avec leurs risques, bénéfices et effets secondaires, en discuter puis prendre une décision. Chaque étape suppose une écoute active et une délibération entre médecin et patient3. Un pas de plus est franchi avec le modèle de « patient partenaire »4 au sein duquel la prise de décision appartient pleinement au patient. Ce dernier est considéré comme étant dans un processus d’apprentissage continu, en acquérant des savoirs expérientiels au travers de sa vie avec la maladie et en les partageant avec les intervenants de santé qui les complètent par leurs savoirs scientifiques. Le projet de soins est coconstruit et le patient peut prendre ses décisions en connaissance de cause. Le modèle du patient partenaire ne se limite pas au niveau du soin. Organisation des centres de santé, élaboration des politiques de santé, enseignement, recherche… des patients interviennent à tous les niveaux pour améliorer la qualité et la sécurité des soins dans une optique constructive. Il prend aussi en considération les aidants proches, des personnes de confiance choisies par le patient, qu’il s’agisse d’un voisin, d’un ami ou d’un membre de la famille. Recommandations du médecin après une bonne information du patient, décision partagée ou décision du patient… la relation soignant-soigné peut être multiple. L’idéal est que le patient en soit acteur et que la prise de décision lui appartienne, défend la LUSS. « Il peut être acteur quand il en a envie, s’il en a envie et quand il le peut, dit Dominique Rozenberg. Mais nous sommes aussi contre une politique de responsabilisation culpabilisante. Un patient peut vouloir participer activement à ses soins à certains moments et puis plus, parce qu’il est rattrapé par la maladie. Quoi qu’il en soit, c’est au soignant de mettre en place un cadre pour que ce soit possible. »

Savoirs profanes et savoirs scientifiques

L’EBM établit une hiérarchie des « faits probants » selon le type de données (issues d’essais cliniques randomisés, issues d’essais cliniques non randomisés, ou autres), mais n’introduit pas de priorité entre faits probants, expérience du praticien et « préférences et valeurs » des patients. C’est l’intégration des trois dimensions qui doit permettre la prise de décision. Un équilibre complexe qui suppose un échange de connaissances de diverses natures : savoirs liés à l’expérience, savoirs profanes et savoirs scientifiques, en ce compris ceux issus des sciences sociales (sociologie, anthropologie, ethnographie), souvent peu explorées. « La tisane de grand-mère, la médaille de Saint- Benoît… Tout cela a de la valeur. Mais cela ne fait pas partie de l’EBM. On a tendance à gommer tout ce qui a une efficacité symbolique, tout ce qui sort de l’effet intrinsèque de la molécule. Car l’EBM est issue du monde hospitalier et concernait au début davantage les interventions aiguës. Elle a ensuite été transposée à des domaines où l’efficacité de nos interventions est marginale, dit Gilles Henrard. Il faut reconnaitre cette expertise, ces savoirs profanes, pouvoir en parler tout en sachant que cela ne relève pas des domaines d’intervention du médecin. » Pour ce généraliste, soignants comme patients surestiment le poids d’une décision médicale. « Beaucoup de jeunes médecins pensent que chaque intervention peut sauver une vie. Ils craignent donc qu’une décision partagée débouche sur un échec. Mais il faut remettre un peu d’humilité dans le métier. » Si la pression liée aux résultats baissait, la prise en compte de l’expertise du patient trouverait davantage sa place. Les aidants-proches, qui passent trente à quarante fois plus de temps avec le patient que les soignants, développent aussi une expertise par rapport au vécu de la maladie. Même constat pour les associations de patients qui collectent connaissances et savoirs sur la maladie, qu’ils soient de nature scientifique ou expérientielle. Des patients et des associations de patients et de proches se forment d’ailleurs à la maladie de manière très pointue. Même si « ce sont surtout les patients avec les niveaux de scolarité les plus élevés, soit les plus proches de la culture dominante chez les experts en santé, qui sont susceptibles de décrypter l’EBM, certaines associations de patients n’ont pas attendu d’hypothétiques efforts de vulgarisation de la part de ces experts pour s’approprier l’esprit EBM et le déclinent sur des sujets qu’ils jugent eux-mêmes importants, expliquent Gilles Henrard et Fabrizio Cantelli (LUSS) dans Minerva, revue belge d’evidence-based medicine5. À partir d’une enquête comparative, des chercheurs ont développé le concept d’evidence-based activism pour désigner ces activités. » Exemple le plus typique : celui des associations de patients porteurs du VIH aux États-Unis qui ont développé une expertise socialement reconnue et poussé à négocier de nouvelles modalités de validation des médicaments. Ces activistes ont ainsi contribué à modifier les règles quant au type de preuve nécessaire pour déterminer l’efficacité des médicaments. « Grâce à une mobilisation sans précédent, les personnes atteintes par le VIH/sida sont parvenues à faire entendre leur voix comme jamais les malades n’étaient parvenus à le faire auparavant dans d’autres champs, rappellent Cécile Chartrain et Vincent Douris6. La verticalité des relations de soins s’en est trouvée remise en cause, tant les relations entre patients et médecins ont été redéfinies au profit d’une plus grande circulation de l’information. La puissance de l’industrie pharmaceutique s’est, elle, trouvée défiée, notamment sur la question des brevets et de la propriété intellectuelle relative aux traitements. »

EBM et leadership

La relation soignant-soigné a notamment évolué sous l’influence de l’usage accru d’internet. Lieu d’échanges, de réconfort et d’entraide, internet est aussi un espace où chercher de l’information, et la présence de plus en plus importante des usagers en ligne leur donne une place plus active dans leurs soins7. Un phénomène qui oblige les professionnels de santé à s’adapter, à répondre aux questions des patients, à les laisser interagir. Mais beaucoup de patients restent encore exclus de la partie quand il s’agit de participer à une décision qui les concerne. Charge donc, aux médecins, d’apprendre à leur communiquer les informations de nature scientifique. « En général, l’EBM, les patients lambda ne connaissent pas. C’est un truc de médecins, de scientifiques voire de responsables politiques. Les pourcentages, les chiffres, beaucoup de patients ne s’y retrouvent pas, analyse Dominique Rozenberg. De notre côté, nous intervenons dans les formations de futurs professionnels sur la relation soignant-soigné. Mais en médecine nous n’avons jamais pu rentrer. Or quand ils évoquent la relation avec leur soignant, les patients parlent souvent de leur médecin. » « Pour les gens qui s’intéressent à la participation, l’EBM est quelque chose de dépassé. Le problème, c’est que les préoccupations de l’EBM sont toujours utiles. Elle est d’autant plus nécessaire aujourd’hui qu’on est bombardés de “mauvaises sciences”. Même si on part du principe que le leadership appartient au patient, il faut connaitre les meilleures options sur la table… », conclut Gilles Henrard, pour qui l’EBM et un plus grand leadership des patients dans leurs soins ne sont pas incompatibles. « Il reste une oppression, des abus de pouvoir. Mais c’est une dialectique. Et tant les patients que les médecins entretiennent cette dialectique, ajoute-t-il. Il faut mettre les deux face à leurs responsabilités, qui ne sont bien sûr pas les mêmes… »

Documents joints

 

  1. A.G. Mulley, Ch. Trimble, G. Elwyn, « Stop the Silent Misdiagnosis : Patients’ Preferences Matter », BMJ 345, 8 novembre 2012.
  2. « Les Belges peu dèles à leurs traitements », Le Soir, 13 mai 2016.
  3. G. Elwyn, M.A. Durand et al., « A three-talk model for shared decision making : multistage consultation process », BMJ 359, octobre 2017.
  4. M.P. Pomey, L. Flora et al., Le « Montreal model » : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé, SFSP Santé publique, janvier-février 2015.
  5. F. Cantelli, G. Henrard, « L’EBM à l’épreuve de la participation des patients », Minerva, vol. 13 n° 5, 2014.
  6. C. Chartrain, V. Douris et al. « VIH/sida : anciennes approches, nouveaux regards », Genre, sexualité et société n° 9, 2013.
  7. M. Mormont, « Internet, lieu de di usion du savoir des patients », Santé conjuguée n° 77, décembre 2016.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°88 - septembre 2019

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