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Les sentiers pentus de l’alternative : l’objection de croissance


Santé conjuguée n° 54 - octobre 2010

Héritage de l’époque des Lumières, notre manière d’occuper le monde mêle des idéaux de justice et d’égalité à une idéologie de croissance nourrie d’exploitation et d’accumulation sans fin. Or la « fin » s’annonce, l’épuisement a commencé. Il est temps de repenser notre interprétation du monde et notre rapport aux autres et à soi. Temps d’objecter à la croissance.

Dans ses petites chroniques du dimanche soir, le philosophe Michel Serres définit la démarche philosophique comme l’anticipation des pratiques et des théories à venir, des civilisations à venir1.

Droit devant ? Le mur !

Le mouvement des objecteurs de croissance est une constellation de personnalités très diverses, de pensées multiples et d’expériences existentielles qui traduit, même de manière embryonnaire et parfois balbutiante, le cheminement individuel et collectif d’une véritable alternative à l’idéologie dominante de notre époque. Et donc trace une voie possible pour la civilisation de demain, différente de celle qui éclot à chaque moment de notre présent. Nous ne sortirons pas des impasses environnementales, économiques, sociales et culturelles dans lesquelles l’humanité s’est engagée par une relance de la croissance, de la production et de la consommation. Pourtant, la modernité politique reste structurée autour de la production et de la redistribution. Avec mille variantes, les débats sur une gestion optimale de la cité sont cantonnés à faire grossir le gâteau et/ou à, plus équitablement, partager les parts, pour reprendre une image de Paul Ariès. Personne ne s’interroge sur la recette du gâteau. Certes, la question de la lutte contre les injustices et les inégalités dans le monde reste absolument fondamentale. D’autant que les rêves égalitaires et les promesses d’une société juste ont considérablement régressé au cours de notre histoire contemporaine. Et ce malgré les conquêtes du Mouvement ouvrier comme la sécurité sociale, la progressivité de l’impôt ou les expériences de justice sociale en cours actuellement en Amérique latine. A l’échelle planétaire, il y a beaucoup plus d’inégalités qu’il y a deux siècles. La gauche a son avenir devant elle. Mais le problème de notre présent doit être envisagé avec une étape cruciale supplémentaire. Nous ne pouvons pas simplement lutter pour que chacun, de la plaine africaine aux campagnes chinoises, des sans-abris de nos villes aux ouvriers des mines sud-américaines, vive avec des revenus décents, une consommation florissante, une voiture, de la viande plusieurs fois par semaine et au moins dix mille objets. Si l’objectif politique, aussi louable soit-il, est de faire vivre chaque femme et chaque homme comme l’européen ou l’américain moyen, le système complexe de la biosphère s’épuisera très rapidement. L’épuisement a d’ailleurs déjà commencé. L’objection de croissance est tout d’abord inéluctable. Qu’on le veuille ou non, notre monde de développement, axé sur une transformation de plus en plus étendue et de plus en plus rapide de la matière au nom de la croissance, de la production et du bien-être généralisé, par essence illimitée, entre en contradiction frontale avec le caractère à la fois fini de la planète et fragile des écosystèmes. Si chaque terrien vivait comme l’européen moyen, il faudrait plusieurs terres pour le satisfaire. Or, nous n’en avons qu’une. Nous sommes donc condamnés à modifier en profondeur notre mode de vie sous peine d’amplifier dramatiquement le cycle infernal des perturbations climatiques et des inégalités déjà insupportables qu’elles renforcent2. Comme l’écrit Christian Arnsperger3, la probabilité d’un monde chaotique traversé par des conflits de plus en plus rudes pour des ressources de plus en plus rares, voire d’un effondrement généralisé pour les générations futures se dessine dangereusement. Certains, gonflés d’optimisme par les lumières de la raison et les perspectives techniques, confiants dans le développement durable ou le capitalisme vert taxeront de mauvais prophètes, de millénaristes réactionnaires, les tenants de ce catastrophisme annoncé. Je suis favorable à un catastrophisme éclairé. Je crois justement, comme le développe remarquablement Jean- Pierre Dupuy4, que la seule chance d’éviter la catastrophe, c’est de réfléchir à la probabilité bien réelle d’un écroulement de notre civilisation plutôt que de continuer à croire béatement que nous allons tranquillement nous sortir de cette difficulté majeure. Penser lucidement que nous nous dirigeons dans le mur est la seule manière de modifier profondément notre trajectoire et donc d’éviter l’obstacle. En remettant radicalement en cause nos conceptions du monde et de notre vie. Il faut donc, en conservant nos idéaux de justice et la valeur phare de l’égalité, inventer de nouveaux modes d’appréhension du réel et de transformation du monde.

L’alternative

Dans ce contexte, l’objection de croissance est un mouvement tout à la fois pertinent et passionnant car il réinterroge le modèle intellectuel dominant, de ses aspects les plus intimes jusqu’à imaginer un nouveau paradigme politique et axiologique. Et, au-delà du cadre renouvelé d’interprétation du monde, il conjugue une multitude d’expérimentations citoyennes, de pratiques économiques alternatives, de processus singuliers de démocratie participative. Ce mouvement est certes une multiplicité encore désordonnée d’analyses, de critiques, de propositions mais qui convergent toutes pour faire émerger des pratiques existentielles et collectives compatibles avec la finitude de notre vie comme avec celle de la biosphère5. L’objection de croissance implique de repenser fondamentalement notre interprétation du monde, notre rapport à la nature, aux autres et à soi. Elle dévoile de nouveaux continents qui renouent pour une part avec la philosophie antique6 tout en s’imprégnant des spéculations scientifiques les plus modernes7. Bien sûr, le mot même de décroissance peut être ambivalent et suggérer une volonté, flirtant avec le réactionnaire, de retour à une nature primitive et au bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau. En niant les évidents progrès des sciences et des techniques qui, pour un versant de leurs avancées, ont incontestablement amélioré la destinée des hommes. Il n’en est évidemment rien. Ce mot « obus », par sa force d’interpellation, suggère une révolution de notre logiciel mental, axé depuis le siècle des Lumières, sur une croyance sans faille aux vertus du progrès, de la science, de la sortie de l’humain de sa « minorité », bref au triomphe de la raison sur l’obscurantisme de la foi. Or, c’est cette démarche triomphale des progrès de l’esprit que le mouvement de l’objection de croissance interpelle et remet en cause8. Car elle conduit, comme je l’ai dit plus haut, à diriger la planète dans le mur par la finitude même et la clôture du système de la biosphère. La première des décroissances doit d’ailleurs d’abord être celle des inégalités vertigineuses qui séparent encore les habitants de la terre. Qu’il n’y ait aucun malentendu. Il ne s’agit en aucun cas de faire « décroître » les revenus et l’empreinte écologique du petit paysan malien ou du chômeur européen. Cela n’aurait évidemment aucun sens. Il s’agit tout au contraire de faire diminuer globalement nos atteintes aux écosystèmes en commençant par les entreprises et les citoyens, notamment aux Etats-Unis, dont l’assuétude énergétique est dramatique pour les équilibres environnementaux9. Il convient donc d’entendre le processus de l’objection de croissance comme une combinaison complexe, à la fois sur le plan des territoires et sur le plan de secteurs de l’activité humaine, de croissances sélectives et solidaires (en matière, par exemple, de souveraineté alimentaire, de soins de santé, d’éducation, de logement et singulièrement dans les pays du ’tiers-Monde’) et de décroissances sélectives et solidaires (en terme de consommation d’énergie, de viande, de poisson, d’automobiles, de médicaments, d’armes… et singulièrement chez les classes dominantes du Nord de la planète…)10. Ce processus comprend de multiples dimensions. Une composante existentielle qui recherche une simplicité volontaire, un autre choix de valeurs de bien-être (le calme, l’apaisement, la lenteur, le silence, la gratuité, la gentillesse, la coopération…), une augmentation des désirs intellectuels et spirituels, un refus de l’accumulation matérielle, de la course à la consommation, à l’argent, aux pouvoirs et aux honneurs. Une composante d’action collective, d’entraide, de coopération et de solidarité afin de recréer des espaces et des circuits, tant culturels qu’économiques, qui brisent la solitude et l’atomisation de la logique marchande capitaliste. L’Etat, par son rôle d’impulsion et de redistribution, mais aussi par sa fonction symbolique d’exemplarité, se devrait d’exercer une place centrale pour favoriser cette démultiplication d’initiatives alternatives et novatrices dans le cadre général d’une véritable transition économique11. La société civile, par le retour à l’économie sociale et coopérative, par des processus de démocratie plus directe, par une expérimentation collective redéployée a également une fonction majeure dans la construction concrète d’une alternative crédible. Enfin, l’impérative nécessité de repenser son rapport à la nature et à sa place dans l’univers doit conduire progressivement à une attitude qui rompt avec plusieurs millénaires de conceptions anthropomorphiques de soumission de tout le minéral et de tout le vivant à la volonté exclusive de l’homme12.

Refaire le monde ?

Tels sont, trop rapidement esquissés, les différents défis, philosophiques comme politiques, individuels comme collectifs, du mouvement des objecteurs de croissance. Cette émergence, encore tâtonnante, me paraît receler un extraordinaire potentiel de changements personnels et sociétaux face aux impasses civilisationnelles de notre modernité. Bien sûr, il est difficile de penser contre son temps. De briser l’opinion commune, le conformisme de l’idéologie dominante, la normalisation de la pensée politique et sociale. Celle qui veut nous faire sortir de la crise par la relance. Relance de la production, de l’investissement, du pouvoir d’achat, de la consommation. Celle qui définit, au travers de la publicité, du petit écran et des industries culturelles, le sens de l’existence par l’accumulation jamais rassasiée de biens et de services. Celle qui a imprimé dans nos coeurs et nos esprits le modèle anthropologique de l’homme capitaliste, matérialiste, dévoreur de la nature et qui finira, s’il n’y prend garde, par se dévorer lui-même. Pour paraphraser Albert Camus, je dirais que les générations passées voulaient refaire le monde. Nous savons que la nôtre ne le refera pas. Nous devrons juste éviter que le monde ne se défasse encore un peu plus. • Quelques suggestions de lectures 1. Serres Michel, Petites chroniques du dimanche soir 2, Editions Le Pommier, 2007, en particulier la chronique sur la philosophie. 2. Lire par exemple : * Lebeau André, L’enfermement planétaire, Gallimard, Le débat, 2008. * Flahaut François, Le crépuscule de Prométhée, Contribution à une histoire de la démesure humaine, Mille et Une Nuits, 2008. * Cohen Daniel, La prospérité du vice, Une introduction (inquiète) à l’économie, Albin Michel, 2009. 3. Arnsperger Christian, Ethique de l’existence post-capitaliste, Pour un militantisme existentiel, Les Editions du Cerf, La nuit surveillée, 2009. 4. Dupuy Jean-Pierre, Comment je suis devenu philosophe, (ouvrage collectif), Le cavalier bleu éditions, 2008, p. 97 et suivantes. 5. Lire par exemple : * Latouche Serge, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006. * Ariès Paul, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Editions La Découverte, 2010. * Georgescu-Roegen Nicholas, La décroissance, Entropie, Ecologie, Economie, La Sang de la Terre, 2008. * Jackson Tim, Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, Etopia, de Boeck, 2010. 6. Lire le superbe et désormais classique essai de Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique, Gallimard, 1995. 7. Coméliau Christian, La croissance ou le progrès ? Croissance, décroissance, développement durable, Seuil, 2006. 8. Consulter la revue Entropia, Revue d’étude théorique et politique de la décroissance, dont le numéro N° 6, « Crise éthique, éthique de crise ? », Printemps 2009, Editions Parangon. 9. Lire les ouvrages d’Hervé Kempf dont Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Editions du Seuil, 2009, et ceux Dominique Bourg dont Le développement durable, maintenant ou jamais (avec Gilles-Laurent Rayssac), Gallimard, 2006. 10. Lire par exemple le dossier « Développement durable ou décroissance sélective ? », Revue Mouvements, n° 41, septembre-octobre 2005. 11. Voir par exemple la carte blanche de Christian Arnsperger, « Pour un ministère de la transition économique », Le Soir, 28 octobre 2009. 12. Lire par exemple : * Dalsuet Anne, Philosophie et écologie, Gallimard, 2010. * Larrère Catherine, Larrère Raphaël, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Alto-Aubier, 1997.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 54 - octobre 2010

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