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Les médicaments psychiatriques : modes et tendances


Santé conjuguée n° 50 - octobre 2009

On peut concevoir que dans un contexte de libre entreprise, l’industrie du médicament adopte des stratégies commerciales pour vendre ses produits. Mais ces stratégies commerciales en viennent à dicter sournoisement leur loi aux médecins, à coloniser le champ de la science et à tordre les savoirs au seul profit des firmes pharmaceutiques…

Avant la seconde partie du XIXème siècle, le modèle explicatif dominant des maladies reposait sur la théorie des humeurs élaborée par Hippocrate et Galien. Dans ce contexte est apparue une industrie florissante prodiguant aux malades toniques et autres élixirs. Au 19ème siècle, ces médecines contenant des remèdes secrets et commercialisées à grand renfort de publicité commencèrent à obtenir des brevets d’invention. L’industrie pharmaceutique moderne prit forme au début du XXème siècle en réaction à ces médecines sous brevets. Ces nouvelles firmes se qualifièrent d’« éthique » parce qu’elles étaient capables de purifier les composés actifs contenus dans leurs préparations et de préciser ce que contenaient exactement leurs produits.

Le magic bullet

Le développement de théories spécifiques sur l’étiologie des maladies a été déterminant dans la compétition entre l’industrie éthique et celle des brevets. La découverte des bactéries a largement participé au credo d’une cause spécifique pour chaque maladie. En parallèle, durant le XIXème siècle, on prit conscience que les produits naturels contenaient des composés spécifiques et que c’étaient ceux-ci plutôt que la plante entière qui étaient le facteur curatif : la morphine était la substance active du pavot, la digitaline celle de la digitale pourpre et l’acide acétylsalicylique celle de l’écorce de saule. Cette perception donna naissance à la notion de « projectile magique » (Magic Bullet) : les médicaments « projectiles » agiraient dans le corps uniquement sur le processus de la maladie sans interférer avec les autres processus métaboliques. Les antibiotiques se rapprochent de cet idéal. Cette idée a ensuite été appliquée à tous les médicaments modernes jusqu’à faire croire que ce qui nous est prescrit agit exclusivement sur la partie défectueuse de notre corps. La réalité est bien sûr différente : tous agissent sur différents systèmes physiologiques en même temps. Les antipsychotiques, par exemple, peuvent être anxiolytiques, antipsychotiques, antidépresseurs, antiprurigineux, antihypertenseurs et antiémétiques. Le marketing des firmes pharmaceutiques modernes tente activement de masquer cet état de fait. Après l’extraction des composés naturels, l’industrie franchit une nouvelle étape en fabriquant de manière synthétique des composés organiques tels que les barbituriques ou la chlorpromazine. Nombre de nouveaux produits sont synthétisés en laboratoire sans que l’on sache quels types de maladie ils sont censés traiter. De là cette nécessité pour les firmes de trouver des niches commerciales pour chacune de ces substances dans un marché de plus en plus encombré.

L’interface entre l’éthique et les marchés

En 1906 fut mise en place aux Etats-Unis une agence de régulation qui s’appellera plus tard l’Administration de la (sécurité) alimentaire et du médicament (Food and Drug Administration-FDA). Sa première action fut de retirer du marché de nombreux médicaments brevetés dont la nocivité était avérée, ce qui entraîna la fermeture de nombreuses petites entreprises et favorisa le développement de l’industrie pharmaceutique éthique. Avec l’accord de cette dernière, la FDA établit ensuite des systèmes de régulation visant à obliger les fabricants de produits pharmaceutiques à déclarer les ingrédients contenus dans leurs médicaments et à fournir la preuve de leur efficacité et de leur sécurité. Peu après l’arrivée des médicaments psychotropes dans les années 1960, l’obtention d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) est devenue obligatoire en Europe (Directive Médicament de 1965) pour protéger le consommateur de produits pharmaceutiques d’utilité ou de sécurité douteuse, suite notamment au scandale de la thalidomide. La mise en place de l’AMM va nécessiter des critères d’évaluation reproductibles et une standardisation des pratiques. Il s’agit de démontrer qu’une thérapeutique remplit trois critères : efficacité, sécurité et qualité pharmaceutique. Pour obtenir l’accès à un marché et à un remboursement, il faut donc prouver qu’un médicament soigne une maladie selon le schéma : une maladie = un traitement = la guérison. Avec le coût élevé des essais cliniques d’un nouveau produit, il est nécessaire de s’assurer que les retours sur investissement compenseront la prise de risque. Une des stratégies développée par les firmes est de tenter de déterminer très tôt dans le processus de développement à quoi pourrait servir la substance étudiée : antidépresseur, antihypertenseur, autre ? La réponse à cette question doit permettre de calculer la dimension du marché potentiel et l’ampleur des responsabilités à assumer en cas de problème. Cette démarche va à contresens d’une démarche scientifique : idéalement, une nouvelle drogue devrait être développée de manière à assurer son innocuité puis confiée aux cliniciens afin d’en préciser l’effet exact. Une grande partie du travail « scientifique » sera donc réalisé avant le lancement d’un médicament et tout ce qu’il reste à faire est de confirmer ces « découvertes » par des essais cliniques qui objectiveront les bénéfices prédits. En pratique, tout est fait pour définir et générer à l’avance le marché d’un médicament. D’un autre côté, les produits réellement innovants, le sildénafil (Viagra®) par exemple sont des découvertes de hasard. Comme objet de consommation, les médicaments sont soumis aux lois du marketing. Dès le début du XXème siècle, les grands industriels ont favorisé la mentalité consumériste correspondant au dispositif industriel de masse, peu adapté à des besoins individualisés. Mais la rationalisation d’une telle démarche n’en était qu’à ses débuts et il lui manquait l’intégration au processus général du marché que lui apportera le concept de marketing développé dans les années 80. La logique du marketing est que les coûts de développement doivent être amortis sur un marché le plus vaste possible pour optimaliser les bénéfices. Il faut placer le consommateur au centre des affaires, découvrir ses besoins potentiels et en définir les produits et services. La politique de communication, la publicité, la promotion et l’organisation de la vente des produits ne sont que la partie visible du marketing auprès du grand public.

Le marketing des produits pharmaceutiques

Les cibles marketing (couples segment marketing + gamme de produits) La pièce maîtresse, c’est le diagnostic, grâce auquel le médecin va pouvoir passer du symptôme au médicament. Mais la grande majorité des problèmes de santé mentale ne rentrent pas dans une catégorie diagnostique nette ; les problèmes psychiatriques les plus communs, l’anxiété et la dépression, sont diffus, sans contours précis et polymorphes. A quelques exceptions près, les cibles de médicaments psychiatriques ne correspondent donc pas aux entités spécifiques bien délimitées qu’exigent les normes professionnelles et culturelles ou les agences de régulation. Alors une confusion apparaît : la substitution entre médicament et diagnostic permet un gain de temps et le médecin se retrouve dans une situation où sa nosographie se confond avec les indications des médicaments. Le traitement d’épreuve diagnostique en est une belle illustration : si le médicament produit un effet, il valide le diagnostic. CQFD. Les segments marketing (ou segments de clientèle) Les acheteurs potentiels ne sont pas constitués en groupes homogènes, ils ont des besoins différents auxquels il convient de s’adresser spécifiquement. Dans le cas des médicaments, les « acheteurs » sont les médecins puisque les médicaments sont disponibles sur prescription. Les besoins des patients sont étudiés « au travers du regard du médecin ». Les médecins sont segmentés comme des consommateurs : « le chercheur de vérité », « le septique indépendant », « l’expérimentateur holistique », « celui qui réfère d’emblée », « le praticien prudent », celui qui prescrit d’emblée un nouveau produit et ose augmenter les doses est le « Dr Haute Voltige » et celui qui attend un certain temps et reste dans des doses faibles est le Dr « Prudence ». Les diagnostics sont segmentés. Le DSM-III, manuel officiel de diagnostic a été rédigé dans les années 80 à l’initiative d’un groupe de psychiatres orientés vers la recherche. Ce groupe conclut que seules les définitions claires, précises et reproductibles, de façon comparable à celles répertoriées dans d’autres branches de la médecine peuvent servir de fondation à une discipline réellement scientifique. On assista alors à une multiplication du nombre de désordres, de troubles et des symptômes qui fût fort bien accueillie par les firmes comme outil de segmentation permettant de décrire un trouble chez n’importe quel bien portant qui s’ignore malade. Les canaux de commercialisation Dans le secteur pharmaceutique, le canal entre le producteur et le consommateur passe par les médecins, les distributeurs, les pharmaciens, les organismes de remboursement, les agences de régulation, les associations de patients. La difficulté pour le producteur est d’obtenir, grâce à sa « stratégie marketing » (voir plus loin) le meilleur contrôle possible des canaux de cette chaîne d’éléments disparates qui ne partagent pas des intérêts convergents. Les intérêts financiers jouent leur rôle dans ce processus mais l’autre outil majeur de cet alignement est d’accorder les dimensions morales et conceptuelles des différents acteurs, autrement dit de contrer les obstacles culturels. Dans notre cas, les différences de point de vue entre la pratique médicale et les objectifs du marketing. Les actions de vente ou de promotion Les essais cliniques randomisés Il s’agit de créer et de publier des études qui démontrent l’efficacité du produit en vue d’obtenir une AMM tout en s’insérant d’emblée dans la stratégie marketing. Les essais cliniques randomisés (randomised controlled trials, RCT), comparant l’effet de la substance active à celui d’un placebo ont commencé à être utilisés en psychiatrie dans les années 50. Les preuves obtenues à partir des essais étaient supposées contrecarrer les affirmations trop enthousiastes quant à l’efficacité d’un produit et freiner l’afflux de nouvelles thérapeutiques. Les essais cliniques peuvent en effet montrer qu’un traitement ne fonctionne pas mais ne prouvent pas qu’il soit efficace : un résultat positif permet uniquement d’affirmer qu’on ne peut pas dire que cette substance n’a pas d’effet. Malgré cela, la certitude que les RCT permettent de démontrer l’efficacité d’une substance s’est enracinée dans les croyances médicales. Leurs résultats sont utilisés pour convaincre les travailleurs du champ de la santé mentale qu’ils ont le devoir non seulement de diagnostiquer des pathologies mais également de persuader les patients de suivre un traitement. Tous les nouveaux antidépresseurs ou antipsychotiques ont fait l’objet de ce type de procédures qui ne sont en réalité que des outils du marketing parmi d’autres et ne font pas avancer la science. Le marketing des preuves ou la psychiatrie biaisée par les preuves La question des « preuves » en psychiatrie est encore plus préoccupante. Il est bien connu que les firmes pharmaceutiques ne publient pas les résultats d’essais cliniques qui ne vont pas dans le sens de leurs intérêts. Dans l’exemple des ISRS (antidépresseurs de dernière génération), les résultats concernant la qualité de vie n’ont quasi jamais été publiés. Ceci explique le large excédent de publication d’études favorables. Lors des conférences internationales ou dans les journaux scientifiques, des experts chevronnés dans le domaine mais qui n’ont pas participé à l’étude présentent les données issues des essais cliniques de la firme. Malgré leur bonne volonté, il leur est impossible de savoir combien d’études ont réellement été réalisées (une évaluation récente de ce biais en ce qui concerne les nouveaux antipsychotiques a révélé une surestimation de plus ou moins 25 % de leur efficacité). Ces articles vont servir de sources bibliographiques pour des conférences de consensus et la rédaction de ’Règles de bonne pratique’ ou de protocoles de traitement qui vont à tort être présentées comme des règles standard. En conséquence, les cliniciens pourraient se retrouver dans l’obligation de prescrire des substances que nombre d’entre eux estiment dangereuses. La promotion des échelles de score Il a été claironné que les essais cliniques fournissent un modèle d’excellence en matière de preuves d’efficacité. En conséquence, tout ce qui est en rapport avec cette méthodologie est supposé avoir la même validité, comme par exemple les échelles de score (voir encadré). Celles-ci sont de plus en plus souvent importées dans la clinique parce qu’elles réduiraient la variabilité du dispositif et le rendraient plus scientifique. Les praticiens de soins de santé sont encouragés à évaluer leurs patients durant les entretiens avec des échelles de score concernant la dépression ou d’autres troubles du comportement. Les ’Règles de bonne pratique’ émanant de NICE1 au Royaume-Uni, par exemple, défendent l’usage de l’échelle de l’anxiété et de la dépression à l’hôpital (échelle HAD) lors du suivi de toutes femmes enceintes. Le recours à ces techniques d’évaluation hors du contexte des essais cliniques comporte des risques méconnus. En effet, la majorité des échelles de score dans le domaine du comportement ne sont que des listes de faits observables. Ce ne sont pas de bonnes méthodes d’observation d’un patient puisqu’elles sont en fait très pauvres en contenu informatif. Qu’est-ce qu’un score ? Le « score » se calcule en cotant un certain nombre d’items analysant les différentes composantes de la maladie ou du processus étudié puis en faisant la somme des note attribuées afin d’obtenir un score global. Par exemple le score d’Apgar évalue la gravité des troubles respiratoires et neurologiques à la naissance d’après certains signes cliniques. Les nombres de points correspondants à chaque critère sont additionnés en un score global. Plus le score est bas, plus l’état du nourrisson est préoccupant. Les objectifs de résultats, les budgets et moyens Le facteur limitant de conquête du marché est la compétition entre les différents produits en présence. Parmi les sous-groupes par rapport auxquels il faut se positionner se trouvent les états non pathologiques, l’expansion d’un marché dépend de la capacité de couvrir ces états en réinterprétant des expériences normales comme étant pathologiques : la tristesse, l’anxiété, la timidité, l’impatience, la versatilité,… (NDLR : L’auteur décrira ce phénomène plus largement dans le prochain numéro de Santé conjuguée). Un des moyens pour y arriver est de dépenser des sommes considérables pour vendre les produits aux médecins (environ 10.000£ par médecin par an dans les pays occidentaux). Ces sommes sont investies en promotion ou en rétribution détournée (invitations au restaurant, financement de voyages exotiques pour assister à des conférences). La communication Les leaders d’opinion Les scientifiques médicaux sont incorporés dans la machinerie de l’industrie. Le consensus est au cœur de la praxis du marketing. La « construction d’un consensus » d’experts conditionne toutes les techniques de marketing qui visent à contrôler les essais cliniques et les rapports qui en résultent. Les agences de rédaction (ghostwriting) Il est courant que les firmes pharmaceutiques fassent écrire tous les articles concernant la substance promotionnée par des agences de rédaction spécialisées (« écrivains fantômes ») et les fassent signer par des praticiens quelque peu renommés sans qu’ils les aient la plupart du temps relus. Et s’ils les ont lus, il y a très peu de chance qu’ils aient eu accès aux données brutes de l’étude dont parle l’article. Environ 50 à 100 % des articles sur les médicaments publiés dans des revues aussi prestigieuses que le Lancet ou le New England Journal of Medecine relèvent de ce type de pratique. La critique fondée n’est plus bienvenue et doit être écartée à tout prix. Nous sommes loin de ce qu’on peut attendre d’une science et proches d’une pratique totalitaire. Parmi d’autres moyens visant à la mainmise sur la communication, citons les Symposia satellites ou les colloques ; la publicité directe qui prend, en Europe, la forme d’une information qui vise à éduquer le public au sujet de maladies ou de financement de campagnes anti-stigmatisation ; l’utilisation de nouveaux média (internet) ; l’introduction de matériel éducatif dans les programmes de formation continuée des médecins ; la création de sites web destinés au grand public avec des tests d’autodiagnostic ; le financement des groupes de patients instrumentalisés de façon à faire croire à un besoin émanant du public et à créer une pression sur les agences de régulation pour accélérer le remboursement de nouvelles substances. Les forces de ventes On imagine que le médecin est expert, compétent en pharmacologie, non perturbé par des considérations extra-techniques et capable de considérer l’activité pharmacodynamique et les interactions à un niveau individuel. Ce n’est pas le cas, tout le pousse à suivre les guidelines et à ne pas se fier à son expérience. Les délégués prémâchent une information pour les médecins de première ligne puis ramènent leurs doutes aux quartiers généraux du marketing pour préparer la campagne suivante et segmenter les types de médecins (voir plus haut). L’attitude du médecin est d’une profonde ambivalence à l’égard des laboratoires pharmaceutiques, comme la relation d’un colonisé à ses colonisateurs. Le médecin ne peut oublier que le savoir scientifique distillé par les firmes n’est pas le sien. D’ailleurs, ce savoir fait de chimie et de pharmacologie, il ne le possède pas vraiment, il n’en connait que les manifestations sous la forme de produit déjà élaboré, les médicaments. La stratégie marketing Les techniques du marketing se fondent sur l’étude empirique du comportement du consommateur. Les études de marché permettent ainsi de rencontrer l’offre et de trouver les besoins non encore rencontrés de la population. Ce qui compte, c’est de créer une synergie. La culture collective rend synergiques les pressions des groupes sociaux les plus antagonistes. Les trois caractéristiques de l’entreprise capitaliste qui prédominent actuellement sont : la construction d’un consensus agonistique, la collaboration compétitive entre des firmes voisines et la conversion systématique de vérité partielle en vérité absolue (sous couvert de science, d’éthique, d’évitement des risques et d’amélioration de la qualité de vie pour court-circuiter tout débat sur leurs actions). Voyons comment cela fonctionne. La stratégie du getting to yes, d’« aller au oui » (consensus agonistique) est la manière de donner à chaque maillon du canal l’impression qu’il fait partie de la même équipe et vise le même but. Cela ne sous-entend pas de partager le même point de vue mais sentir que des buts similaires sont poursuivis et que tous partagent le même univers de signification. Par exemple, tout le monde, dans les années 90, déplorait la tragique réalité du suicide des individus non traités pour leur dépression. La solution pour les firmes pharmaceutiques fut de nommer un produit « antidépresseur » pour traiter la dépression et prévenir les suicides. A ce stade, il importe peu de savoir si ce produit est réellement une réponse à la question posée. Ce n’est que du business. Ensuite la firme fait tout ce qu’elle peut pour distribuer sa pilule le plus largement possible. Ce discours s’est appuyé sur l’idée de prévention qui a gagné du terrain dans les autres champs de la médecine. Le résultat fut une formidable augmentation du nombre de prescription des antidépresseurs ISRS. Est-il vraiment possible que l’industrie ait généré tout cela ? La médicalisation n’est-elle pas un phénomène de société plutôt qu’une conspiration. Tout ce processus peut démarrer avec un médicament soit réellement efficace soit ne dépassant l’efficacité du placebo que d’un cheveu. Il peut commencer avec un produit qui a été approuvé non pas en raison de son efficacité mais parce que les résultats des essais cliniques ont été manipulés pour minimiser les effets secondaires par rapport aux compétiteurs. Après des années de succès et de profits, les doutes du départ sur l’efficacité ou sur les effets indésirables apparaissent au grand jour (la dépendance, les suicides…) mais cela n’a plus d’importance. D’autres plans stratégiques sont en préparation. Le point central du getting-to-yes est de transformer des réalités partielles en vérité absolues. Dans ce processus, toutes les parties sont invitées à débattre pour montrer qu’il y a une confrontation de point de vue dont ne peut émerger qu’un consensus opérationnel… financé par l’industrie. Ces débats sont les bienvenus pour emmener tout le monde vers un même but et éviter d’induire une théorie du complot. Il est aussi fondamental que les gens aient le libre choix dans l’approche qu’ils veulent utiliser. Mais le libre choix n’est pas toujours synonyme du bon soin. Qui va vraiment choisir une thérapie aux résultats improbables, coûteuse en argent et en temps quand un produit dont l’efficacité est garantie scientifiquement est disponible, remboursé et « fonctionne » en un tour de main ? Le libre choix semble impliquer qu’il y a compétition entre firmes et cette compétition prouverait que la course vers un produit curatif est authentique et non biaisée, elle garantirait la qualité du produit. Mais en réalité, loin d’affaiblir la coalition qui détient le monopole, ce libre choix la renforce. La Fédération européenne des associations et des industries pharmaceutiques 2, constituée de 31 associations nationales d’industries pharmaceutiques et de 44 firmes pharmaceutiques internationales est le porte parole de 2200 firmes. Elle nous invite sur son site web à investir dans les soins de santé pour une industrie pharmaceutique forte comme prescription pour redresser notre économie moribonde. Ces organisations en apparence compétitives se structurent en intérêts convergents. Les psychiatres réputés lors de déclaration de conflits d’intérêts se défendent néanmoins d’être corrompus puisqu’ils reçoivent de l’argent de différentes firmes, ce qui serait une garantie de leur indépendance. Cet argument ne tient évidemment pas. Pourquoi ne voyons nous pas cette réalité en face ? La science donne l’impression d’une « réalité vraie », d’une vérité, d’une autorité légitime. En quoi le transfert de la science au sein d’organismes privés en altérerait-il la noblesse ? Mais dans les faits, les firmes pharmaceutiques utilisent la science de façon cynique pour conquérir des marchés sous l’étendard d’un système de production de connaissance et de la poursuite honorable d’un soulagement de nos maux. Parce que la maladie est la forme la plus tangible de souffrance, l’industrie pharmaceutique peut lier ses activités de marketing à des objectifs éthiques. Le consensus agoniste orchestré par les firmes à travers une compétition collaborative confronte différentes positions de manière à créer un consensus qui proviendrait de groupes totalement différents et qui dès lors ne pourraient pas être manipulés. Nous ne voyons pas la manipulation parce que le contrôle ne s’exerce pas en tout point et en tout lieu mais à la manière du berger qui mène un troupeau en le laissant s’organiser et en lui donnant de temps en temps une impulsion. Personne de raisonnable ne peut croire en une telle théorie de la conspiration. La synergie constituée implique tant d’acteurs qu’il est impossible de voir qui contrôle le système. Le but n’est d’ailleurs pas tant de simplement promouvoir un produit mais de construire un pipeline, un canal marketing. Une fois le canal contrôlé, on peut y introduire n’importe quel produit, peu importe qu’il soit sans utilité ou dangereux. La commercialisation des désordres psychiatriques Une des fonctions obscures des essais cliniques est de faciliter la commercialisation de troubles psychiatriques. Si un médicament a un effet significatif sur un état particulier, cela implique que ce trouble existe. L’enjeu vis-à-vis des médecins est de parvenir à capturer leur regard clinique. Les troubles obsessionnels compulsifs ont vu leur prévalence passer de 0,05 % à 3 % de la population dès que des médicaments ont été proposés dans cette indication. Dans un contexte similaire, la phobie sociale qui n’était pas une pathologie reconnue toucherait aujourd’hui de 3 à 10 % de la population. Et on nous promet pour bientôt un Viagra//R ?/// rose pour le « dysfonctionnement sexuel féminin ». (La commercialisation des désordres psychiatriques fera l’objet d’un article plus détaillé dans notre prochain numéro de Santé conjuguée).

L’emprise du pharmaceutique sur les soins en santé mentale

La perception actuelle est que la médecine basée sur des preuves permettrait d’écarter les mauvaises thérapeutiques de notre arsenal. Mais il y a en fait toutes les raisons de craindre que les essais cliniques randomisés sont, en réalité, en train de faire disparaître de bonnes thérapeutiques. Les unités de psychiatrie qui auparavant disposaient de thérapie occupationnelle ou psychosociale de qualité sont devenues des lieux stériles et ennuyeux où ne sont plus tolérées que les techniques qui ont « prouvé » qu’elles fonctionnent. Les patients ne sont plus entraînés dans des activités physiques, sociales, artistiques ou autre forme de thérapie. S’ils quittent l’hôpital prématurément, c’est sans doute parce qu’ils s’y ennuient et ne se sentent pas aidés. Dans le contexte actuel, les preuves irréfutables d’efficacité ne peuvent, dans la tête des gens, être obtenues que par les essais cliniques. Les autres approches sont considérées au mieux comme des placebos et donc sous financées. Pourtant, tous s’accordent à dire qu’elles sont efficaces même s’il est quasi impossible de le prouver. En guise de conclusion, je reprendrai une partie d’un discours d’Ivan Illich à Hanovre en 1990 : « … nous devons bien voir que la quête de la santé peut être source de morbidité. Il n’y a pas de solutions scientifiques ou techniques. Il y a l’obligation quotidienne d’accepter la contingence et la fragilité de la condition humaine. Il convient de fixer des limites raisonnées aux soins de santé classiques. L’urgence nous impose de définir les devoirs qui nous incombent en tant qu’individus, ceux qui reviennent à notre communauté, et ceux que nous laissons à l’état. Oui, nous avons mal, nous tombons malade, nous mourrons, mais il est également vrai que nous espérons, nous rions, nous célébrons ; nous connaissons les joies de prendre soin les uns des autres ; souvent nous nous rétablissons et guérissons par divers moyens. Si nous supprimons l’expérience du mal, nous supprimerons, du même coup, l’expérience du bien. J’invite chacun à détourner son regard et ses pensées de la poursuite de la santé, et de cultiver l’art de vivre. Et, tout aussi importants aujourd’hui, l’art de souffrir et l’art de mourir. ».

Références

  • Healy D., Psychiatric Drugs Explained. Fifth Edition. Churchill Livingstone Elsevier, 2008. Traduction française : Les Médicaments Psychiatriques (Debauche M.) parution prévue en octobre 2009. Elsevier Masson. Paris.
  • Dupuy J.-P. et Karsenty S., L’invasion pharmaceutique. Editions du Seuil. Paris, 1974.
  • Applbaum Kalman, Where Demand Meets Supply : Comorbidity and Channel Stabilization in the Creation of a Psychopharmaceutical Blockbuster, 2007. Disponible sur http://wwwrethinkingeconomics.org.uk/web/d/doc.62.pdf
  • Horwitz. A.V., Naming the Problem that Has No Name : Creating Targets for Standardized Drugs. Paper prepared for workshop on The Standardization of Psychotropic Drugs, Utrecht, April 2009.
  • Mol. A., De logica van het Zorgen. Ed Van Gennep Amsterdam, 2006. Traduction française : La logique du Soin (Debauche M et C). A paraître.
  • Illich I., Discours prononcé à Hanovre en Allemagne en 1990. Accessible sur http://davidtinapple.com/illich traduit par Dupuy J-P. 2009. La Marque du Sacré. Editions Carnets Nord. Paris.
  • Le marketing : http://fr.wikipedia.org/wiki/Marketing

Documents joints

  1. National Institue for Health and Clinical Excellence
  2. EFPIA : European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations- http ://www.efpia.org

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 50 - octobre 2009

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