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Les enjeux du financement de la sécu


Santé conjuguée n°96 - septembre 2021

Tassement des recettes et nouvelle gouvernance : depuis une trentaine d’années, et de manière plus marquée sous la dernière législature, nous assistons à un double durcissement des choix politiques concernant le financement de la sécurité sociale.

Notre système d’assurances sociales et de solidarité permet de contrer un ensemble de situations qui pourraient provoquer une perte de revenus ou engendrer des coûts supplémentaires et qui diminueraient fortement les moyens d’existence des individus. Ce système regroupe l’assurance chômage, les assurances accidents de travail et maladies professionnelles, les pensions, les allocations familiales, l’assurance maladie-invalidité et les vacances annuelles. En dépendent l’accès de toutes et tous à des soins de santé et l’assurance d’une certaine sécurité d’existence dans une société plus fortement confrontée aux inégalités et à la compétition économique.

Une caractéristique importante de ce système d’assurances est la solidarité entre niveaux de revenus. En effet, son financement repose majoritairement sur les cotisations sociales des actifs qui sont proportionnelles aux salaires et non aux risques encourus, inégalement répartis. Chacun contribue donc selon ses moyens. La solidarité se fait également au sein des générations, entre les jeunes actifs et les pensionnés, entre ceux qui font face à une situation défavorable et ceux qui n’y font pas face.

Au fil des ans, la couverture sociale s’est améliorée, grâce notamment aux combats menés par les travailleurs. Cependant, depuis les années 1970, la sécurité sociale est de plus en plus remise en question et vue comme un coût et un frein à la compétitivité. Certains voudraient la remplacer par un système d’assurances privées duquel les plus démunis seraient exclus, menant à une société plus duale et inégalitaire.

Des dépenses incontrôlées ?

Contrairement à une idée reçue, les dépenses de la sécurité sociale furent sous contrôle ces dernières années [1]. Entre 2015 et 2019, elles ont évolué moins vite que le PIB. Ce tassement correspond entre autres à des efforts substantiels d’économies dans les conditions d’accès au chômage (réforme des allocations d’insertion en 2012) ou à la pension (réforme des pensions en 2015) et dans les soins de santé. C’est surtout le financement de la sécurité sociale qui a connu de nombreux bouleversements : tax shift en 2016 (ce glissement fiscal remplace une partie des cotisations patronales et de la taxation du travail par une hausse des taxes sur la consommation et sur le capital – dans une moindre mesure –, mais aussi par des économies en sécurité sociale), nouvelle loi de financement en 2017, croissance des avantages extralégaux et stagna tion des salaires. Il convient dès lors de décentrer l’analyse des dépenses, en portant une attention plus grande au financement.

Bi- et tripartisme

La sécurité sociale fut fondée sur un mode de gestion paritaire où les interlocuteurs sociaux (syndicats et patronat) occupaient une place centrale. Le financement, essentiellement basé sur les cotisations sociales [2] des employeurs et des salariés, symbolisait cette gestion paritaire. À partir des années 1970, la sécurité sociale va dépendre de plus en plus d’autres sources de financement, d’abord par un recours accru aux subventions de l’État et ensuite, au début des années 1980, par l’utilisation du financement alternatif. Cette diversification est concomitante d’un glissement dans sa gouvernance. Le modèle du bipartisme va laisser place à un tripartisme de plus en plus prégnant, avec une représentation toujours égale des patrons et des syndicats mais également du gouvernement, qui a un droit de véto sur les décisions.

Tout comme les dépenses, le financement de la sécurité sociale a eu tendance à stagner entre 2015 et 2019. Cet enrayement du taux de croissance du financement peut s’expliquer par l’analyse de ses principales sources : les cotisations sociales (75 % en 2019), le financement alternatif (13 %) et les subventions de l’État (10 %).

Le déclin des cotisations sociales

Depuis les années 1990, la part des cotisations sociales dans le financement total de la sécu n’a cessé de diminuer. La tendance s’est renforcée sous la dernière législature, notamment sous l’effet du tax shift. Plusieurs facteurs l’expliquent :
- Les réductions de cotisations sociales. Les différents gouvernements ont pris des mesures qui visent à diminuer les cotisations sociales (essentiellement patronales) avec l’objectif annoncé d’augmenter la compétitivité et de créer de l’emploi en baissant le coût des salaires. Or, l’impact des réductions de cotisations sur l’emploi est faible et la compétitivité s’améliore peu puisque les pays voisins ont également tendance à diminuer leur coût salarial. Les réductions de cotisations ont surtout pour conséquence d’assainir les finances publiques et d’augmenter le profit des entreprises. En 2019, les réductions de cotisations sociales équivalaient à plus de 10 milliards d’euros pour un budget total de la sécurité sociale de 74 milliards [3]. Le tax shift a accéléré cette tendance en faisant chuter le taux de cotisations patronales de 32,4 % à 25 %.
- La diminution de la part de la valeur ajoutée consacrée au salaire. La richesse produite dans une économie, souvent appelée valeur ajoutée, est répartie en deux parts : la part salariale (qui rémunère les travailleurs) et la part du capital (qui rémunère les détenteurs du capital, notamment sous forme de dividendes). Elle est passée de 65 % en 1980 à 56 % en 2018, le capital s’accaparant 10 % de richesse en plus. Outre l’impact sur les inégalités, cela affecte le financement de la sécurité sociale puisque le capital contribue de manière beaucoup moins importante à son financement que les salaires. C’est la raison pour laquelle il faut impérativement revoir la norme salariale qui contraint toute augmentation salariale [4].
- Le recours aux avantages extralégaux sur lesquels aucune ou peu de cotisations sont prélevées. Un avantage extralégal est un avantage proposé par l’employeur à l’employé en plus de sa rémunération brute (chèques-repas, assurances hospitalisation, assurances groupe, abonnement fitness, budget mobilité, voiture de société…). Ces employee benefits sont moins taxés que du salaire brut. Ces dernières années, nous assistons à une explosion de ces avantages, les employeurs préférant en accorder de nouveaux plutôt que d’augmenter les salaires bruts des travailleurs qui stagnent globalement depuis 2007. Deux problèmes se posent : les avantages extralégaux ne profitent qu’à une minorité de travailleurs et ils définancent la sécurité sociale.

Les subventions de l’État

Instaurées dans les années 1970, les subventions de l’État regroupent la dotation classique et la dotation d’équilibre provenant toutes deux directement des moyens de l’État fédéral. En 2017, la nouvelle loi de financement de la sécurité sociale a réformé la gouvernance de ces deux dotations en soumettant leur octroi à l’examen de certaines conditions. Elle a également simplifié le financement alternatif et instauré une commission « Finances et Budget » qui a pour mission de suivre et d’analyser l’évolution du financement de la sécurité sociale et de laquelle les partenaires sociaux sont exclus [5].

Dorénavant, la dotation classique évoluera selon l’inflation et un coefficient de vieillissement. Cependant, ce coefficient ne sera accordé que si la croissance réelle du PIB atteint au moins 1,5 % et s’il y a une augmentation significative de l’âge de sortie du marché du travail. Vu ces conditions, ce coefficient n’a jamais été octroyé et la question du vieillissement est laissée sans réponse.

Ensuite, la loi de 2017 soumet l’octroi de la dotation d’équilibre à l’examen de certaines conditions visant à responsabiliser les différents acteurs : les efforts faits en matière de lutte contre la fraude sociale, la réalisation des mesures d’économies exigées par le gouvernement, le respect de la neutralité budgétaire des accords sociaux ou encore la contribution de la sécurité sociale à la résorption du déficit budgétaire. Ces différentes conditions induisent un changement majeur dans l’objectif sociétal de la sécurité sociale  : elles actent le positionnement de la sécurité sociale comme une variable d’ajustement du budget de l’État, devant dorénavant prouver, à chaque conclave budgétaire, sa contribution à l’assainissement des finances publiques. Elles restreignent également les marges de négociation des interlocuteurs sociaux et leur fait endosser la responsabilité en cas de déficit, au détriment de lectures plus critiques selon lesquelles les déficits résultent de problèmes conjoncturels ou structurels (baisse de la croissance économique, sous-financement, etc.). Ainsi, entre 2016 et 2019, les subventions de l’État ont été réduites de 20 % [6].

Le financement alternatif

Introduit dans les années 1980, le financement alternatif a eu tendance à croitre à partir des années 1990 pour compenser les mesures de réduction des cotisations sociales des employeurs. Depuis 2017, le financement alternatif se compose pour deux tiers de recettes provenant de la TVA et pour un tiers du précompte mobilier. Cette tendance s’est accentuée avec l’introduction du tax shift. Mais la compensation n’a été que partielle et a laissé un trou dans le budget de la sécurité sociale. Ce recours accru au financement alternatif pose des questions d’équité puisque la TVA est un impôt qui pèse proportionnellement plus sur les ménages à bas revenus, et de gouvernance puisque la diminution du poids des cotisations sociales pourrait encore renforcer la centralité du gouvernement dans les décisions de la sécurité sociale.

Un défi de taille

Depuis une trentaine d’années nous assistons à un double durcissement des choix politiques concernant le financement de la sécurité sociale. D’une part, nous faisons face à un tassement des recettes, en particulier des recettes de cotisations sociales pourtant au cœur de la construction de notre modèle social. Cet affaiblissement du financement n’est pas exogène, il résulte de choix gouvernementaux : tax shift, loi de financement de la sécurité sociale, norme salariale, absence de régulation des avantages extralégaux, etc. Il a conduit à des efforts d’économies substantiels dans les prestations sociales, qui préfigurent une moins bonne couverture des risques sociaux, une hausse de la précarité et une privatisation rampante de certains pans de la protection sociale. D’autre part, la nouvelle loi de financement marque le début d’un nouveau paradigme dans la gestion de la sécurité sociale en affaiblissant le modèle de concertation sociale au profit du gouvernement et en imposant une forme d’activation des interlocuteurs sociaux qui doivent participer aux politiques d’emploi et à la réduction des déficits de l’État.

L’accord de gouvernement conclu en septembre 2020 n’est que partiellement rassurant. Il acte un réinvestissement dans les soins de santé et augmente de manière importante la dotation d’équilibre pour faire face aux dépenses liées au Covid-19. Cependant, il s’inscrit dans la continuité des précédents gouvernements et n’envisage aucune réforme nécessaire pour refinancer structurellement la sécurité sociale et redonner du poids à la concertation sociale. Hormis l’augmentation de la dotation d’équilibre, il table sur une augmentation du taux d’emploi à 80 % et des mesures de lutte contre la fraude sociale pour refinancer la sécurité sociale. Ces deux mesures souffrent d’un manque de crédibilité criant et laissent les lacunes actuelles du financement de la sécu sans réponse. Un nombre important de leviers pourraient pourtant être activés : instaurer une cotisation sociale généralisée, taxer davantage le capital, arrêter la tendance aux réductions de cotisations et au recours aux avantages extralégaux, revoir la loi de 2017, défendre une stratégie de relèvement de la part salariale au niveau européen…

Notre défi sera d’empêcher que la sécurité sociale perde son pouvoir d’amortisseur des chocs du système économique, sous peine d’une croissance des inégalités et de la précarité. Cela nécessite de convaincre que les dernières réformes dans le financement font fausse route, de repartir des besoins de la population et de mobiliser pour créer un rapport de force en faveur d’une meilleure protection sociale.

 

[1. Notons qu’en 2020- 2021, les dépenses de sécurité sociale sont reparties à la hausse suite à la crise du Covid-19 et à un réinvestissement important dans les soins de santé.

[2Les cotisations sociales ne peuvent être considérées comme de l’impôt dans le sens où elles n’appartiennent pas directement à l’État, mais aux travailleurs et employeurs. Elles correspondent directement à une part du salaire qui est en quelque sorte payée de manière différée et « socialisée » afin de couvrir certains risques sociaux.

[3Gestion des travailleurs salariés uniquement.

[4N. Sheikh Hassan, Salaires : de la liberté de négocier à l’austérité légalisée , www.econospheres.be, 2017. C. Van Tichelen, « 0,4%. Après les applaudissements, la gifle », Mouvements n° 4, 2021.

[5N. Sheikh Hassan, « Réforme du financement de la sécurité sociale en Belgique : le début d’un nouveau paradigme », MC-info n° 270, 2017.

[6A contrario, en 2020, la dotation d’équilibre a été fortement augmentée pour compenser le déficit creusé par la gestion de l’épidémie de Covid-19.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°96 - septembre 2021

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