Le pouvoir d’agir expliqué à mes enfants
Jean-Philippe Robinet
Santé conjuguée n°92 - septembre 2020
Tous les rapports sérieux prédisent un réchauffement global qui sera catastrophique. L’érosion de la biodiversité atteint des niveaux jamais atteints, les inégalités sont la cause et la conséquence des perturbations écologiques. Depuis que vous êtes venus au monde, je cherche à forger votre regard critique, mais je m’interroge : quelle posture adopter ?
Mes chers enfants, vous connaissez l’histoire du colibri. Elle raconte l’initiative de ce petit oiseau, le plus petit du monde, qui, devant l’incendie de la forêt, s’échine à amener de l’eau sur les flammes dans son minuscule bec. En réponse à tous les animaux qui s’étonnent de le voir se fatiguer à une tâche si insignifiante vu l’ampleur de la catastrophe, le colibri rétorque : « Je sais bien que tout seul je n’éteindrai pas l’incendie, mais je fais ma part ». Le message est clair : si chacun d’entre nous agit à son niveau, la somme de toutes ces initiatives fera son effet. En unissant nos efforts, nous serons plus forts et nous pourrons faire levier pour bouger le monde. C’est la philosophie des petits gestes. De nombreux messages cherchent à nous sensibiliser sur l’impact de nos choix individuels (le plus souvent nos choix de consommation) sur la planète. « Il faut faire la révolution avec nos Caddies. » « Devenons consomm’acteurs ! » La culpabilisation n’est jamais bien loin : si la situation est catastrophique, c’est de notre faute à nous, individus. « Quoi ?! Tu manges des poivrons en mars ?! Tu prends des bains plutôt que des douches ?! » Des comportements absurdes parfois, nuisibles souvent, et fréquemment qualifiés d’irresponsables. Une ministre française, pour se défendre du scandale du sang contaminé dans lequel elle était mise en cause, se qualifiait de « responsable », mais pas « coupable »1. C’était habile. Par définition, nous sommes responsables de nos actes, mais sommes-nous pour autant coupables de l’état de la planète ? Coupable, responsable, c’est quoi la différence ? La culpabilité fait peser sur nos épaules un poids psychologique qui peut être lourd à porter. La culpabilité rend malheureux, la responsabilité peut vous élever. Autre chose. Considérer l’action écologique comme une agrégation de minuscules actions individuelles a ceci de pratique que ça ne remet pas en question le système. La faute n’est pas portée par les politiques qui n’agissent pas ou par les industries qui polluent, elle l’est par les consommateurs. Ainsi est validée la pensée libérale qui fait de la loi du marché l’alpha et l’oméga de tout choix de société. Pour que ça bouge, c’est le consommateur souverain qui décide. Inutile de mettre de la régulation là-dedans ! Alors, mangeons bio et issu du commerce équitable, fermons le robinet en nous brossant les dents, trions nos déchets, achetons des voitures électriques… Bref, faisons notre part… en espérant que cela suffise à calmer nos consciences.
Être à contre-courant ?
Jusque-là ça va : du haut de vos six et de vos neuf ans, les choix que votre mère et moi faisons ne vous pèsent pas encore trop. Vous avez compris qu’ils sont mus par des valeurs de solidarité et de justice environnementale. Vous parvenez à vivre sans télé, sans voyage en avion, sans cadeaux d’anniversaire made in China, sans cahiers marchandisés par Disney, vous n’êtes pas gênés d’indiquer les toilettes sèches à vos amis. Mais jusqu’à quel point peut-on vous décaler de la société, celle qui pour vous est surtout composée de vos camarades de la cour de récré ? Être à contre-courant peut forger une image de soi positive : l’originalité, l’autonomie, l’esprit critique… Mais le flot du courant contre lequel nous avons à nager est si fort qu’il pourrait nous noyer. Les homo sapiens que nous sommes composent une espèce sociale, nous sommes des animaux biologiquement et culturellement faits pour vivre en groupe et, légitimement, le groupe impose ses normes pour fonctionner. Ne pas s’y conformer, c’est risquer la mise au ban. Je ne veux pas que vous vous sentiez rejetés par vos pairs ou, ce qui revient presque au même, que vous vous auto-excluiez à force de vous sentir en décalage avec leurs valeurs. C’est sans doute une affaire de dosage.
Agir collectivement ?
Trouvons alors d’autres groupes dans lesquels nous pourrions nous sentir plus en adéquation. Ce n’est pas ce qui manque : groupes de simplicité volontaire, comité de quartier durable, association de défense du paysage… Pour le pire et le meilleur, l’expérience m’a montré que le collectif est un moteur puissant. Faire partie d’un mouvement et se sentir reconnu dans un groupe qui agit en conformité avec ses valeurs, c’est gratifiant et ça pousse à aller loin. Et c’est aussi plus efficace, car faire nombre est nécessaire dans les situations de rapport de force. Pas forcément des millions : des groupes minoritaires bien organisés ont réussi à faire pencher la balance. Le problème sera d’éviter l’entre-soi. Les occasions de se mélanger avec d’autres se raréfient, on ne se confronte pas à l’altérité et on risque de tourner en rond. Encore une affaire de dosage.
Se radicaliser ?
Certains groupes ont choisi la désobéissance civile comme mode d’action. Ils considèrent que le cadre des lois ne leur permet pas de faire bouger les choses et que si une loi n’est pas acceptable, on a le droit (ou le devoir) de la transgresser. Des progrès de société ont été acquis grâce à ceux et celles qui, pour dénoncer une situation ou pour expérimenter des alternatives concrètes, se sont mis hors la loi. Vous choisirez peut-être aussi de casser les panneaux publicitaires des abribus ou de faucher des champs d’OGM. Mais pas besoin d’enfreindre la loi pour être perçu comme radical. Cette notion est relative et vous verrez que des choix que vous considérez comme une évidence et qui n’impliquent que vous seront qualifiés de radicaux pour une partie de votre entourage. Dosage…
S’engager en politique ?
Si on est sensible aux questions environnementales et sociales, s’impliquer dans la vie de la cité est une évidence. Mais faut-il s’inscrire dans la politique institutionnelle, dans un parti existant ou à créer, dans le jeu électoral ? Qui décide des règles de l’Organisation mondiale du commerce ? Qui choisit de maintenir la production d’énergie nucléaire ? Qui décide du budget communal ? Nos élus. Il y a ici aussi sûrement des leviers à actionner pour changer le monde. Si vous estimez que les hommes et femmes politiques ne sont pas à la hauteur, remplacez-les !
Se focaliser sur le positif ?
J’ai croisé des gens qui plus que moi encore étaient déprimés par l’état du monde. Cette souffrance est exacerbée par un sentiment d’impuissance qui souvent l’accompagne. On a même inventé un terme pour la nommer : la solastalgie (ou l’écoanxiété). Mais la vie n’est pas que méchanceté, égoïsme, cynisme et avidité, c’est aussi s’émerveiller devant une fleur sauvage ou une cétoine dorée, s’émouvoir des solidarités dont savent faire preuve nos contemporains, profiter des gestes de tendresse qui font tellement de bien, rire de vos espiègleries… Ce serait faire preuve de déni ? Plutôt d’accepter la complexité de la réalité terrestre.
Un peu de tout, de tout un peu
Alors, face à l’état du monde, quelle posture adopter ? Choisissez de ne pas choisir : des petits gestes individuels pour faire sa part, de l’action collective déterminée, du radicalisme mesuré, de l’engagement lucide en politique. Créez une recette qui vous conviendra. Si elle est savamment dosée, si elle est fabriquée dans le respect de votre entourage, si elle sait s’adapter aux contingences de la vie, vous verrez qu’elle peut donner sens à l’existence !
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°92 - septembre 2020
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