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Le mode de développement qu’implique un haut niveau de protection sociale


Santé conjuguée n° 54 - octobre 2010

Comment conserver un haut niveau de protection sociale, notamment en ce qui concerne les retraites, au moment où le rapport entre jeunes et vieux change et où la proportion d’actifs diminue ? La réponse passe par un renouvellement des modes de production de richesses (notamment via la répartition du travail) et une redistribution des gains de productivité.

Les questions concernant la protection sociale, tant celle des retraites que de l’assurance maladie ne peuvent être traitées uniquement sous l’angle de la faisabilité économique. Cette dernière est bien sûr essentielle, car il s’agit de résoudre un problème de répartition des richesses d’un double point de vue : entre les classes sociales et aussi entre la part de la richesse socialisée et celle qui reste privée. Si un malentendu doit être levé concernant l’évolution des gains de productivité assimilés parfois au productivisme, la question du volume de la richesse à répartir ne peut plus être séparée de celle concernant la nature de ce qui est produit et réparti. Quels que soient les gains de productivité, les retraites seront toujours une question de répartition des revenus Dès l’instant où la structure de la population entre actifs/inactifs, jeunes/vieux se modifie, la répartition au sein de la masse salariale entre salaire direct et salaire socialisé doit être modifiée en conséquence si l’on entend conserver un taux de remplacement des retraites élevé et une progression parallèle des salaires et des pensions. Les gains de productivité permettent alors que la baisse de la part qui va aux salaires directs ne se traduise pas par une baisse absolue de ceux-ci. Et ce risque est d’autant mieux évité que la répartition, cette fois-ci de toute la valeur ajoutée, entre masse salariale et profits s’améliore à l’avantage de la première, sans qu’il soit, de ce fait, nécessaire de recourir à une croissance insoutenable. La répartition des gains de productivité est à relier au mode de production des richesses Quels que soient ces gains, fussent-ils nuls, et d’autant plus qu’ils seraient modérés, la question de la répartition des revenus demeure centrale. La critique du produit intérieur brut, qui reste absolument nécessaire, ne doit toutefois pas dégénérer en croyance qu’il y aurait une autre possibilité de construire une protection sociale en dehors de la valeur créée par le travail. Comme les retraites sont des revenus monétaires, il n’existe pas un « ailleurs » que le produit intérieur brut d’où elles pourraient provenir. C’est toujours le gâteau produit qui reste à partager et c’est la raison pour laquelle il faut se poser la question de la nature de ce gâteau. L’une des difficultés à faire se rejoindre les mouvements syndicaux et certains courants écologistes dans la lutte pour préserver et renforcer les systèmes de retraite par répartition se situe dans la superposition de plusieurs alternatives pour utiliser les gains de productivité : au choix entre salaires et profits s’ajoute un choix entre augmentation du niveau de vie et temps libéré. Ainsi, nous refusons l’allongement de la durée de cotisation retraite parce qu’il équivaut à précariser un peu plus la condition salariale (maintien forcé au travail ou baisse des pensions), et aussi parce que nous voulons que les gains de productivité servent à réduire le temps de travail. Cela va dans le sens d’une certaine démarchandisation de la vie, à travers laquelle peut être posée la question des finalités du travail et, par suite, celle de l’utilité sociale de la production. La suppression du chômage et l’utilisation des gains de productivité pour réduire le temps de travail sont des facteurs essentiels d’une répartition juste des revenus, dans les deux dimensions évoquées ci-dessus : entre masse salariale et profits et entre salariés actifs et salariés retraités. Elles sont également cruciales pour s’engager sur la voie d’un développement de qualité et au bénéfice de tous. Au bénéfice de tous ? Il y a un lien entre un haut niveau de protection sociale et la solidarité internationale. D’abord parce que l’amélioration des systèmes de protection sociale constitue l’un des objectifs majeurs de la bataille pour une alternative au capitalisme néolibéral, au Nord comme au Sud. En effet, la mise à mal des systèmes de retraite par répartition a pour but de drainer toujours davantage d’épargne, dont celle des pays du Sud, vers les marchés financiers. Que l’on songe à la déclaration cynique d’un député français : « Il faut faire payer nos retraites par les Chinois1. ». Cynique et absurde puisque, dans le même temps, certains dénoncent les politiques agressives d’exportations chinoises. Ensuite, les prix des marchandises fixés sur le marché capitaliste mondial sont beaucoup plus représentatifs des rapports de force entre les capitaux qui se font concurrence que du travail réalisé : construire des systèmes d’échange où priment la coopération et la solidarité est donc indispensable pour que les prix ne permettent pas une appropriation unilatérale des gains de productivité réalisés dans le monde. Puisque la démarchandisation du monde est notre feuille de route, il n’y a pas de raison de traiter différemment les retraites des salariés du secteur privé et celles des salariés des collectivités publiques. Car, bien que la production non marchande ne valorise pas le capital, elle n’est pas moins légitime que la production marchande, au contraire, puisqu’elle répond à des besoins sociaux. L’amélioration des services publics, particulièrement des services non marchands, et l’élargissement de leur sphère sont une manière de fonder un nouveau développement qualitatif, soutenable socialement et écologiquement, qui s’écarte du productivisme inhérent au capitalisme. La redistribution, sous forme de diminution de la durée du travail sur l’ensemble de la vie, à tous les travailleurs – actifs et anciens actifs, ceux produisant des biens et ceux produisant des services, ceux du secteur marchand et ceux du secteur du non marchand – des gains de productivité constatés dans certaines activités plus que dans d’autres constitue une péréquation pour répartir équitablement le fruit de l’activité collective et éviter que ces gains ne se traduisent par une fuite en avant dans le productivisme. On pourrait d’ailleurs remarquer qu’une forme de péréquation est sous-jacente à l’élargissement de l’assiette des cotisations sociales examiné plus haut. Ce qui montre bien que les questions de répartition des revenus et des finalités du travail sont liées. • Pour situer les différents points de vue P. Concialdi, Retraites : on vous ment !, Paris, En Clair Mango, 2005. Fondation Copernic, Retraites, d’autres propositions, Note n° 2, 2000. V. Drezet (SNUI), Quels impôts demain ? Etat de l’impôt et réformes fiscales, Paris, Syllepse, 2007. J.M. Harribey, Note sur le financement de l’assurance maladie, Note pour le Conseil scientifique d’Attac, 18 juin 2004, http :// harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/sante/notefinansecu. J.M. Harribey, Faire du débat sur le financement de la sécurité sociale un débat politique, 30 juin 2004, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/ sante/fi-secu.pdf. L. Hoang-Ngoc, Vive l’impôt !, Paris, Grasset, 2007. M. Husson, Les casseurs de l’Etat social, Des retraites à la Sécu : la grande démolition, Paris, La Découverte, 2003. Syndicat national unifié des impôts (SNUI), http://www.snui. Valeur ajoutée : ensemble des richesses ayant une évaluation monétaire, créées par le travail productif au cours d’une période donnée. La valeur ajoutée se partage en deux grandes masses : la masse salariale (cotisations sociales incluses qui constituent un salaire socialisé ou indirect – et non pas différé) et les profits de toutes sortes (s’il s’agit des profits bruts, ils incluent les amortissements des équipements, dans ce cas-là, on parle de valeur ajoutée brute, sinon la valeur ajoutée est dite nette). C’est à partir de la valeur ajoutée que l’on calcule le produit intérieur brut (PIB). Selon les périodes et les rapports de force entre travail et capital, la masse salariale oscille entre 60 et 70 % de la valeur ajoutée brute.

Documents joints

  1. J.C. Boulard, « Réflexion faite, oui aux fonds de pension », Le Monde, 13 novembre.1998.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 54 - octobre 2010

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