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Les intervenants sociaux se rendent régulièrement au domicile de leurs usagers et les soignants au chevet de leurs patients. Ces visites sont-elles toujours nécessaires, bienvenues ? Sont-elles souhaitables ? Mona Molitor est infirmière sociale à la maison médicale Santé plurielle (Saint-Gilles) et Stefania Marsella est assistante sociale à la maison médicale Calendula (Ganshoren), elles relèvent les enjeux… et les risques à pénétrer dans le logement d’autrui, que celui-ci soit d’accord ou non.

Quel est le sens d’une visite à domicile, tant pour la personne concernée que pour le travailleur médicosocial ? Mona Molitor : J’ai commencé mon travail il y a trente ans par des soins à domicile. Je n’ai pas du tout de sentiment d’intrusion, car les gens étaient plutôt demandeurs et c’était pour leur rendre service. Pour moi, cela fait partie du contexte d’aide d’une personne, à condition qu’elle le demande et qu’elle soit d’accord bien entendu. Il y a des gens qui ne savent plus se déplacer, cette manière de travailler est indispensable pour eux. Sur place, on se rend aussi très vite compte de la manière dont ils soignent leur intérieur. On voit que leurs problèmes de santé peuvent être liés à l’état des lieux, si c’est aéré, s’il y a de la poussière, si c’est encombré, s’il y a de l’espace pour tout le monde. Tout cela, on ne peut pas le percevoir en consultation. Cela crée également une relation un peu particulière, une sorte d’alliance avec le soignant s’établit plus facilement. Stefania Marsella : Pour certains assistants sociaux, la visite à domicile est une démarche comme une autre, et dans certains secteurs plus que dans d’autres. Pour le CPAS par exemple, elle est une étape obligatoire. On peut le voir comme une manière de constater l’ampleur des difficultés d’une personne, mais aussi comme une manière de contrôler. Faire une visite peut avoir beaucoup de sens à condition qu’elle soit négociée avec la personne et à condition de vérifier avec elle si elle ne le vit pas comme une intrusion. Pour cela, lui poser la question ne suffit pas, car certaines personnes ont un vécu d’intrusion permanente. Qu’on les bombarde de questions, que l’on vienne voir chez elles, que l’on ouvre leurs armoires, tout cela devient la norme. Mais il y a aussi des personnes pour qui cette visite peut être vécue comme gratifiant, agréable. Ça leur donne la possibilité d’accueillir, de recevoir, voire d’être plus à l’aise. Tu parlais d’une alliance possible ; c’est vrai. Mais j’ai en tête quelques patients qui ne souhaitaient pas de visite parce qu’ils avaient honte de montrer leur intérieur. Entassement, laisser-aller, manque d’hygiène parfois, l’état du logement reflète un peu leur difficulté à faire face. Une visibilisation d’un désordre intérieur. Cette révélation pourrait avoir une incidence négative sur la perception que l’on a de la personne ? Sur l’aide qu’on peut lui apporter ? Cela induirait aussi des effets chez les intervenants ? M.M. : Oui, et dans les deux sens. Une patiente régulièrement reçue en consultation n’est que plainte, rien ne va. Elle a un jour demandé que l’on vienne chez elle l’aider à classer ses papiers et on s’est rendu compte que son intérieur était impeccable. Au-delà de la plainte qu’elle nous amène et qu’il faut écouter avant qu’elle rebondisse sur autre chose, elle gère encore tout. Ça nous a rassurés à son sujet. Je pense aussi aux personnes qui accumulent, elles en sont gênées, mais c’est à la fois leur dernier rempart. Sans injonction de contrôle conditionnel à l’un ou l’autre droit (allocations, soins), il n’y a souvent rien moyen de faire. Je pense ici à un patient dont les problèmes de santé étaient tels qu’il devait être soigné chez lui et recevoir une aide-ménagère ou une aide familiale. Or c’était impossible de donner accès à ces services sans organiser une sorte de sas préliminaire. Avec des collègues, je suis allée voir ce qu’il était prêt à dégager comme espace pour qu’on puisse l’aider. On y est allé tout doucement et par la suite il a formulé une certaine reconnaissance pour lui avoir redonné une place un peu plus digne au sein même de son intérieur. Même si on ne fait pas grand-chose, on remarquera que ce petit quelque chose peut tenir bon d’une semaine à l’autre, que la personne sait aussi garder un coin un peu débarrassé pour « l’extérieur », qu’elle parvient à contenir son fatras à distance. On négocie. Du moment qu’on ne vient pas tout vider, nettoyer, aseptiser… Une visite à domicile permettrait donc d’enclencher un processus ? S.M. : Oui, à condition que les intervenants aient la capacité de faire face au choc et à la sidération. Bon nombre d’entre eux – d’entre nous – ne peuvent s’empêcher d’être dans le jugement et la réprobation. J’ai déjà entendu beaucoup de reproches, beaucoup d’injonctions normatives. La personne concernée se sent alors diminuée et infantilisée. C’est pour cela que la démarche du domicile n’est pas à prendre à la légère, car on peut tous être pris dans ce mouvement-là, surtout si la personne donne d’habitude le change en dehors de chez elle. Une fois qu’on va à son domicile, c’est fini. C’est irrévocable. Je pense à une dame toujours bien habillée, et qui vit dans un taudis. C’est important pour elle de ne rien en montrer. Et ça demande aux équipes de pouvoir en parler avec bienveillance. Mais attention, il ne faut pas non plus que ça devienne la tyrannie de la bienveillance, il faut pouvoir nommer le choc que cela provoque et réfléchir à la manière d’arriver à travailler cela avec le patient. Il y aurait donc de bonnes – ou de moins mauvaises – façons de faire ? S.M. : J’appréhendais récemment une visite au domicile d’un patient, mais elle était nécessaire. Lui-même parlait de son logement comme d’une scène de guerre. Il était prêt à ouvrir les portes, car il n’avait lui-même plus le choix. Je savais que le choc serait terrible et j’ai souhaité en parler d’abord en réunion d’équipe pour nous y préparer. Et en effet, l’état de l’appartement était inimaginable. Nous étions partagés entre le remords et le jugement : comment ce patient avait-il pu se laisser aller à ce point ? Nous étions passés à côté, l’état de son intérieur nous a donné un tout autre éclairage sur ce que vivait le patient. Nous avons complètement revu notre approche thérapeutique depuis. M.M. : C’est important d’être conscient de cet avant et de cet après, d’anticiper l’impact et d’être plus systématique dans l’analyse des situations toutes pleines de nuances : la personne vit-elle seule ? Est-elle encore suffisamment autonome ? Les enfants sont-ils en danger ? Les voisins sont-ils embêtés ? Il y a ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas… Jusqu’où s’autorise-t-on à ne pas interférer ? M.M. : On essaye de voir ce qui est le plus important pour la personne. Rester chez elle à tout prix, quitte à négocier certains points ? Lui expliquer aussi que si on ne fait rien, que si les gens qui sont au courant de sa situation n’interviennent pas, ce qui arrivera un jour sera sans nuance : une plainte, un accident… Ce n’est pas facile. Certaines personnes sont parfois dans une autre réalité et c’est leur famille qui nous interpelle. C’est alors encore plus compliqué, car ce n’est pas la famille notre patient, mais c’est aussi ambigu parce que l’on compte un peu sur elle pour assurer une partie de la prise en charge… Le patient ne reste-t-il pas toujours l’interlocuteur principal ? S.M. : Ce sont des questions très délicates. Ça nous est déjà arrivé de devoir choisir entre la peste et le choléra, de prendre des décisions qui n’ont pas reçu l’aval du patient, sachant pertinemment qu’il y aurait des conséquences en cascade, un placement par exemple. Ce sont des décisions difficiles à prendre et qui demandent à être réfléchies à plusieurs. L’intervenant (assistant social, infirmier ou autre) fait part de ses préoccupations, présente un état des lieux et l’équipe décide, y compris les intervenants non impliqués dans le suivi. Si c’est le médecin qui a une préoccupation par exemple, on prévoit une visite accompagnée de l’assistant social qui va jouer un rôle de tiers, qui ne créera pas une alliance avec le patient, mais qui sera présent pour éclairer la décision à prendre et libérer le médecin du risque de fragilisation du lien avec le patient si c’était lui qui devait le faire. Cela permet au médecin dans ce cas-ci de garder une forme d’intégrité dans la relation. Je pense à une patiente qui vivait une relation cataclysmique avec son fils toxicomane sevré, mais très envahissant. Il y avait de la violence et une insalubrité totale. On savait qu’on devait intervenir physiquement, autrement dit les séparer. Mais la mère ne pouvait pas vivre seule et le fils avait sans doute aussi le besoin de se poser quelque part, sans trop savoir où. Les aides mises en place n’étaient pas suffisantes et l’équipe a fait le choix de placer la maman bien qu’elle ne souhaitait pas quitter son logement. On a longtemps tergiversé jusqu’au jour où on a eu très peur d’un passage à l’acte, que le fils pète un plomb et s’en prenne à sa mère ou que celle-ci, de plus en plus confuse, finisse par se perdre. Le tout nimbé d’un danger permanent d’accident tellement le logement était encombré. Il aurait suffi de laisser un bec de gaz allumé… M.M. : Jusqu’où sommes-nous responsables ? Dans une ville comme Bruxelles, les problèmes de santé mentale sont fort présents et la grande majorité des gens qui en souffrent n’arrivent pas en traitement chez les psychiatres. Les services sociaux sont vraiment en première ligne et les médecins aussi. S.M. : Ce n’est pas non plus toujours facile de faire la part entre ce qui relève de la pathologie mentale et de la détresse sociale, les deux sont liées. On est souvent confronté à l’impossible quand on se rend à domicile. Les cas de conscience doivent être fréquents. Ce sont des situations sans solution ? M.M. : Des personnes âgées ou démentes ont besoin de tout accumuler auprès d’elles, des vieux papiers, des tartines rassies… Faire régulièrement le tri, enlever ce qui est embêtant ou dangereux pour les voisins, pour les odeurs, etc., tout en leur laissant assez de choses pour qu’elles puissent reconstituer un peu de désordre et se sentir chez elles, ça leur donne de l’oxygène pendant quelque temps. Certes, il faut pouvoir accepter que ça ne va sans doute rien résoudre, mais cela peut prolonger un maintien à domicile et préparer à d’autres solutions. S.M. : On doit aussi faire le tri entre nos désirs à nous et ceux de l’usager. C’est un travail de lâcher-prise, se dire que ça lui convient même si cela engendre en partie de la souffrance. Faire la part entre ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas, ce qui est bon pour la personne et ce qui ne l’est pas, ce qui est acceptable pour la société et pour le voisinage. Parfois, on ne peut pas laisser le choix. M.M. : On ne sait jamais si ce sera mieux ou pire après un placement ou une expulsion. On ne misait pas beaucoup sur l’entrée en maison de repos d’une dame et en fin de compte elle s’y trouve bien. Les gens eux-mêmes ne savent pas comment ils vont réagir dans un autre contexte. Nous voyons d’abord ce qui assure la sécurité de la personne et de l’entourage et nous essayons d’améliorer son confort, afin de lui donner l’occasion de voir les choses autrement, à partir de chez elle. On a parfois l’impression qu’on ne peut toucher à rien, que ce serait trop déstabilisant. C’est aussi une erreur, un regard extérieur, une suggestion faite gentiment peut être une marque de respect pour la personne ; un peu comme attirer l’attention de son interlocuteur sur une miette au coin de la bouche, une tache sur un vêtement dont il ne se rend pas compte, mais qui l’expose à des moqueries et le déforce. On peut faire confiance aux personnes pour recréer leur univers lorsque ce qu’on a mis en place n’est pas adéquat pour eux. J’aime aussi rappeler aux intervenants confrontés à une personne qui n’accepte pas les conseils ou qui semble se décharger complètement sur les aidants qu’ils ne restent chez elle finalement qu’une heure ou deux par jour et que le reste du temps cette personne se débrouille seule. Elle utilise donc ses ressources et ses compétences la majeure partie du temps. On peut lui laisser la possibilité de se faire un peu « materner » pendant l’intervention ; ça lui donne parfois la force de tenir le reste du temps.

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Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°87 - juin 2019

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