Aller au contenu

Le concept de syndémie, récent dans la recherche scientifi que, demeure largement méconnu. Il possède néanmoins énormément de potentiel pour envisager les disparités de santé touchant la communauté LGBT ainsi que pour mettre au point des interventions permettant d’y répondre.

Une syndémie est « l’agrégation d’au moins deux maladies ou problèmes de santé dans une population pour laquelle il existe un certain niveau d’interface biologique ou comportementale délétère qui exacerbe les effets négatifs de chacune des maladies impliquées »1. Formulé autrement, elle consiste en la synergie de plusieurs maladies ou problèmes concentrés de manière anormalement élevée dans une population donnée. Une syndémie a davantage de chance d’émerger dans des conditions sociales d’inégalités de santé causées par la pauvreté, la stigmatisation et le stress. Un des points centraux de ce concept est la notion de synergie des différentes conditions syndémiques. Les différentes pathologies ne sont pas simplement présentes ensemble, elles se renforcent mutuellement pour créer un fardeau excédentaire à leur simple addition. En outre, le fait que la syndémie soit rendue possible par des inégalités structurelles et un contexte social défavorable force à s’intéresser à la maladie en tant que processus biosocial. Cela constitue un changement de paradigme dans la pensée médicale classique qui tend à voir les maladies comme des entités discrètes existant dans un vide social2.

Une santé inégale

Pour bien saisir l’intérêt du concept de syndémie pour la santé des personnes LGBT, il est nécessaire de dresser un rapide tour d’horizon des inégalités de santé qui pourraient faire office de conditions syndémiques. Une approche classique nous aurait fait envisager chacune d’entre elles comme autant de problèmes indépendants, étudiés et traités séparément. L’approche syndémique propose au contraire de les considérer ensemble, d’étudier leurs interactions et de les relier au contexte social plus large d’hétérosexisme, d’homophobie et de transphobie afin de chercher à les traiter de concert.

Des chiffres alarmants

Sur le plan de la santé mentale, une revue systématique de 2008 a mis en évidence un risque relatif de 2,05 pour la dépression et de 1,88 pour les troubles anxieux chez les LGB par rapport aux hétérosexuels3. Des chiffres belges de 2000 montraient 2,5 fois plus de pensées suicidaires et 4,5 fois plus de tentatives de suicide chez les jeunes LGB4. Les chiffres sont encore plus désespérants lorsque l’on s’intéresse aux personnes transgenres, même si moins d’études existent à ce sujet. En effet, dans une récente enquête américaine, près d’une personne transgenre sur deux déclarait avoir déjà tenté de mettre fin à ses jours (46% des hommes transgenres et 42% des femmes transgenres)5. L’abus de substance (alcool, cannabis et autres drogues) chez les LGBT est également plus fréquent que dans la population générale6 7. Au niveau de la santé sexuelle, les IST, dont le VIH/sida, touchent de manière disproportionnée les hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes (HSH) ainsi que les femmes transgenres. La prévalence du VIH chez les HSH en Belgique est en effet de plus de 10%8, par rapport à une prévalence nationale de 0,17%9. Pour les femmes transgenres, une prévalence de 21,3% a été retrouvée dans cinq pays riches, un taux près de cinquante fois plus élevé que les taux nationaux10. Chez les hommes transgenres, une étude américaine a avancé une prévalence de 3,2%11. Signalons enfin que l’on retrouve davantage de cancers anaux chez les HSH cisgenres, dû à davantage d’infections anales au papillomavirus. Enfin, les personnes LGBT sont particulièrement touchées par les agressions physiques, verbales et sexuelles ainsi que par le harcèlement. Applications de l’approche syndémique à la santé LGBT Les recherches dans le domaine de la syndémie chez la population LGBT concernent majoritairement les HSH et, dans une moindre mesure, les femmes transgenres. Elles visent à mettre en avant l’interaction entre différentes conditions syndémiques étudiées et le VIH. Les conditions les plus souvent étudiées sont celles liées à la santé mentale, à l’abus de substance et à la violence, notamment conjugale, et leur cooccurrence est liée aux comportements à risque de transmission du VIH ainsi qu’à l’infection au VIH, même si l’effet synergique reste à démontrer de manière définitive12. L’addiction sexuelle et les abus sexuels dans l’enfance ont également été étudiés comme conditions syndémiques chez les HSH. Leur présence montrait une association significative avec les comportements sexuels à risque13. Enfin, les conditions syndémiques seraient associées à une moins bonne compliance à la trithérapie anti-VIH et, à travers ce manque d’adhérence au traitement, il y aurait plus de risque d’avoir une charge virale détectable14. Une approche globale prenant en compte l’abus de substance et les problèmes mentaux pourrait donc améliorer la compliance au traitement et améliorer la santé des HSH. Une étude de 2018 a également mis en évidence un lien entre l’expérience de discrimination homophobe, la survenue de conditions syndémiques (dépression, anxiété, idées suicidaires et tentatives, abus de substance et violence conjugale) et le risque d’attraper la syphilis chez les HSH15. Les chercheurs avaient observé que les HSH qui avaient rencontré une discrimination de la part des services de santé avaient quatre fois plus de chance de contracter la syphilis, ce qui souligne une fois de plus l’importance d’une approche inclusive et respectueuse. Dans un échantillon de femmes transgenres indiennes, l’expérience de la transphobie était directement liée à des comportements sexuels à risque et indirectement via la syndémie dépression/abus d’alcool/violence retrouvée dans 15,3% de l’échantillon16. Une autre étude avait montré que les femmes transgenres qui subissaient la syndémie polyconsommation de substances/abus sexuel durant l’enfance/dépression/violence conjugale avaient 8,84 fois plus de chance d’avoir eu un rapport sexuel à risque récemment17. Enfin, chez les hommes transgenres, on retrouve après la transition sociale un effet similaire des conditions syndémiques sur les risques sexuels que celui retrouvé chez les HSH cisgenres18. En effet, les HSH transgenres affrontent beaucoup des mêmes facteurs de stress que les HSH cisgenres, auxquels se rajoutent les facteurs spécifiques à la transphobie. Pris ensemble, ces résultats suggèrent fortement l’importance d’embrasser une approche holistique de la santé LGBT et d’offrir des services intégrés prenant à la fois en charge les disparités sociales, de santé mentale, d’abus de substance et de santé sexuelle dans un contexte sécurisant avec un personnel formé aux thématiques LGBT. La théorie syndémique offre un cadre conceptuel unique et vivifiant qui modifie notre vision de la santé et nous pousse à réfléchir à des interventions globales plutôt que se focaliser sur une seule des pièces du puzzle à la fois. Peut-être est-ce notre meilleure chance pour que les inégalités développées tout au long de cet article deviennent un jour les vestiges d’une époque révolue.

Documents joints

  1. Singer M, Bulled N, Ostrach B, Mendenhall E. Syndemics and the biosocial conception of health. The Lancet. 2017;389:941–50.
  2. Douglas-Vail M. Syndemics theory and its applications to HIV/AIDS public health interventions. International Journal of Medical Sociology and Anthropology. 2016;4(1):81–90.
  3. King M, Semlyen J, Tai SS, Killaspy H, Osborn D, Popelyuk D, et al. A systematic review of mental disorder, suicide, and deliberate self harm in lesbian, gay and bisexual people. BMC Psychiatry. 2008;8(70).
  4. van Heeringen C, Vincke J. Suicidal acts and ideation in homosexual and bisexual young people: a study of prevalence and risk factors. Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology. 2000 Dec 13;35(11):494–9.
  5. Haas AP, Rodgers PL, Herman JL. Suicide Attempts among Transgender and Gender Non-Conforming Adults : Findings of the National Transgender Discrimination Survey. 2014.
  6. Blondeel K, Say L, Chou D, Toskin I, Khosla R, Scolaro E, et al. Evidence and knowledge gaps on the disease burden in sexual and gender minorities: A review of systematic reviews. International Journal for Equity in Health. 2016;15(16).
  7. Glynn TR, van den Berg JJ. A Systematic Review of Interventions to Reduce Problematic Substance Use Among Transgender Individuals: A Call to Action. Transgender Health. 2017;2(1):45–59.
  8. European Centre for Disease Prevention and Control. HIV and men who have sex with men. Monitoring implementation of the Dublin Declaration on Partnership to Fight HIV/AIDS in Europe and Central Asia : 2017 progress report. Stockholm: ECDC; 2017.
  9. Sasse A.; Deblonde J.; Jamine D.; Van Beckhoven D. Épidémiologie du sida et de l’infection à VIH en Belgique. Situation au 31 décembre 2017. Sneyers M, editor. Bruxelles: Sciensano; 2018.
  10. Baral SD, Poteat T, Strömdahl S, Wirtz AL, Guadamuz TE, Beyrer C. Worldwide burden of HIV in transgender women: A systematic review and meta-analysis. The Lancet Infectious Diseases. 2013;13:214–22.
  11. Becasen JS, Denard CL, Mullins MM, Higa DH, Sipe TA. Estimating the Prevalence of HIV and Sexual Behaviors Among the US Transgender Population: A Systematic Review and Meta-Analysis, 2006–2017. American Journal of Public Health. 2019 Jan;109.
  12. Tsai AC, Burns BFO. Syndemics of psychosocial problems and HIV risk: A systematic review of empirical tests of the disease interaction concept. Social Science and Medicine. 2015;139:26–35.
  13. Parsons JT, Millar BM, Moody RL, Starks TJ, Rendina HJ, Grov C. Syndemic conditions and HIV transmission risk behavior among HIV-negative gay and bisexual men in a U.S. national sample. Health Psychology. 2017 Jul;36(7):695–703.
  14. Harkness A, Bainter SA, O’Cleirigh C, Mendez NA, Mayer KH, Safren SA. Longitudinal Effects of Syndemics on ART Non-adherence Among Sexual Minority Men. AIDS and Behavior. 2018;22(8):2564–74.
  15. Ferlatte O, Salway T, Samji H, Dove N, Gesink D, Gilbert M, et al. An Application of Syndemic Theory to Identify Drivers of the Syphilis Epidemic among Gay, Bisexual, and Other Men Who Have Sex with Men. Sexually Transmitted Diseases. 2018;45(3):163–8.
  16. Chakrapani V, Willie TC, Shunmugam M, Kershaw TS. Syndemic Classes, Stigma, and Sexual Risk Among Transgender Women in India. AIDS and Behavior. 2018.
  17. Parsons JT, Antebi-Gruszka N, Millar BM, Cain D, Gurung S. Syndemic conditions, hiv transmission risk behavior, and transactional sex among transgender women. AIDS and Behavior. 2018;22(7):2056–67.
  18. Reisner SL, White Hughto JM, Pardee D, Sevelius J. Syndemics and gender affirmation: HIV sexual risk in female-to-male trans masculine adults reporting sexual contact with cisgender males. International Journal of STD & AIDS. 2016 Oct 11;27(11):955–66.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°86 - mars 2019

Introduction

Ce dossier de Santé conjuguée est dédié à la santé des personnes lesbiennes, gays, bis, transgenres, queer et intersexes (LGBTQI). Si ce sujet n’est pas nouveau dans la littérature scientifique ou comme enjeu de santé publique,(…)

- Maxence Ouafik

La relation soignant-soigné

Ça y est ! Après les avoir considérées comme des maladies puis comme des facteurs de risque, depuis quelques années le monde de la santé commence à s’intéresser aux préférences sexuelles et aux identités de genre(…)

- Vincent Huberland

Dans l’intimité de la consultation

Comment les médecins abordent-ils leurs patients HSH et leurs patientes FSF ou… comment devraient-ils les aborder ? Trois généralistes pratiquant la gynécologie et la médecine sexuelle et reproductive témoignent de leur quotidien : Christiane Zaharopoulos (centre(…)

- Marine de Tillesse, Sophie Peloux

Lutte contre le sida et promotion de la santé sexuelle

Les enjeux de la lutte contre le VIH/sida se sont drastiquement transformés ces dernières années. D’une part, les progrès médicaux et thérapeutiques consacrent le nouveau paradigme du « traitement comme prévention » : une personne séropositive(…)

- Charlotte Pezeril

Santé sexuelle, santé mentale

Le poids du regard des autres se marque très tôt, parfois avant que la personne elle-même prenne conscience de son orientation sexuelle ou de son identité de genre. Quelles conséquences sur le psychisme ? Comment répondre(…)

- Myriam Monheim, Pascale Meunier

Des discriminations au coeur de la vie sociale

La discrimination est le traitement injuste ou inégal d’une personne sur base de caractéristiques personnelles. L’orientation sexuelle en fait partie. La législation antidiscrimination condamne tant la discrimination que le harcèlement, le discours de haine ou les(…)

- Patrick Charlier

La syndémie, un concept neuf

Le concept de syndémie, récent dans la recherche scientifi que, demeure largement méconnu. Il possède néanmoins énormément de potentiel pour envisager les disparités de santé touchant la communauté LGBT ainsi que pour mettre au point des(…)

- Maxence Ouafik

Les personnes transgenres et intersexes

Les personnes intersexes présentent une variation au niveau du sexe phénotypique, chromosomique ou gonadique. Est transgenre toute personne dont l’identité de genre (femme/homme) assignée dès la naissance en fonction du sexe (femelle/mâle/personne intersexe) ne correspond pas(…)

- Aurore Dufrasne

Des maisons médicales friendly

Les maisons médicales Knal Santé à Molenbeek et Kure & Care à Anderlecht accueillent des patient·e·s transgenres envoyé·e·s notamment par l’association Genres Pluriels, avec laquelle un partenariat se dessine. Une quinzaine de patient·e·s sont suivi·e·s régulièrement(…)

- Cécile Vanheuverzwijn, Vanessa Schiemsky

Chemsex : les jeux de l’amour et du risque

La consommation de produits psychotropes lors de relations sexuelles n’est pas un phénomène particulièrement nouveau ni même réservé aux publics HSH. Plusieurs recherches menées au cours de ces dernières années montrent cependant une augmentation de certaines(…)

- Charlotte Lonfils

La prévention : une affaire de santé globale

Aujourd’hui, la prévention du VIH et des autres infections sexuellement transmissibles ne se résume plus au port du préservatif. On parle de « prévention combinée », c’est-à-dire la possibilité d’associer plusieurs stratégies afi n de se(…)

- Marinette Mormont

Le choix de l’émancipation, le choc des traditions

L’homophobie se nourrit de la religion, mais aussi de la culture et de la tradition. La déconstruire est une tâche complexe qui se mène auprès des jeunes, de leurs parents, auprès des personnes LGBTQI elles-mêmes. Quelques(…)

- Pascale Meunier

Les seniors, dans l’ombre de la communauté

La communauté LGBT est composée de personnes de tous âges et de tous les horizons, qu’ils soient sociaux, culturels, ethniques, etc. Il n’y a pas une seule manière de vivre sa sexualité. Malgré cette composition hétéroclite,(…)

- Mélanie Gerrebos

le coming out ou la pédagogie perpétuelle

On s’entend généralement pour défi nir le coming out par le processus volontaire de révélation de son orientation sexuelle à autrui. Ce processus est mis en place par les personnes dont l’orientation sexuelle est diff érente(…)

- Maxence Roelstraete

L’exil pour cause d’orientation sexuelle et d’identité de genre

En 2016, sur 504 demandes d’asile de personnes subissant des persécutions dans leur pays en raison de leur orientation sexuelle, 212 ont abouti à l’obtention du statut de réfugié. Un taux de reconnaissance qui a doublé(…)

- Marie-Ange Cornet

Les pages ’actualités’ du n°86

Place aux jeunes

« Les jeunes passent tout leur temps sur les smartphones et les jeux vidéo ». « Les jeunes ne s’intéressent plus à la politique. » « Quand j’étais jeune, on s’engageait vraiment. » Autant de lieux(…)

- Christophe Cocu

Le labyrinthe des trajets de soins

Un trajet de soins qu’est-ce que c’est ? Et qu’est-ce que ça devrait être ? Commençons par l’idéal : c’est l’organisation planifi ée d’une répartition du travail entre première et deuxième lignes pour des situations cliniques(…)

- Dr Pierre Drielsma

Face à la détresse psychosociale

Les maisons médicales sont confrontées de manière grandissante aux problématiques psychiques et sociales. Elles envahissent les consultations et provoquent, pour la plupart d’entre elles, une forte mobilisation de l’ensemble des équipes. Celles-ci se sentent néanmoins peu(…)

- Stefania Marsella

Rencontre avec la complexité

Récit de la création de la fonction de coordination intégrée et intégrante à la maison médicale Bautista Van Schowen (Seraing).

- Xavier Albert