Aller au contenu

La démarche d’évaluation qualitative pour la santé mentale : confronter les langages ?


Santé conjuguée n° 61 - juillet 2012

La question de l’évaluation en santé mentale est ici exposée à travers le témoignage d’une sociologue. Impliquée dans une démarche d’évaluation qualitative préconisée par la Commission Communautaire Française1, cette démarche l’a séduite. Mais les obstacles rencontrés dans ce domaine si particulier sont vite apparus, tout comme la nécessité de s’entendre sur les termes… Car la réussite d’une démarche de qualité implique un dialogue et une prise en compte des réalités de chacun.

En tant que chargée du suivi de la démarche d’évaluation qualitative (DEQ) dans un service de santé mentale, sociologue et chercheur de formation, la démarche DEQ m’avait d’emblée séduite par les interrogations qu’elle soulève : comment évaluer un projet en santé mentale tout en respectant les exigences propres du champ disciplinaire, traversé notamment par une pluralité de « doxa » (corpus de savoirs plus ou moins établis associés à une discipline) ? Plus précisément encore : comment traduire cette pluralité de « doxa » dans une logique administrative sous-tendue par les finalités propres à l’administration ? Parallèlement, se posait la question de savoir comment ma formation de sociologue pouvait constituer une plus-value dans cette démarche DEQ. Intéressée par le paradigme de la « production des savoirs » en référence aux discours des professionnels, la demande de réaliser une démarche de qualité est apparue comme une manière de convertir en opportunité ce qui s’est imposé d’abord comme une contrainte de la part de l’administration. J’appréciais particulièrement la démarche qui consistait à rattacher les discours des professionnels à des sphères de pertinence qui leur sont propres mais aussi à celles plus extérieures d’un savoir partageable, avec ceux qui ne sont pas de la discipline, d’une part, et l’administration, d’autre part. Nous étions donc bien dans une démarche collective et réflexive (ce qui est un des objectifs voulu par l’administration) visant à évaluer un travail quotidien, soutenu en l’occurrence par une coordination extérieure (portée par moi). Simultanément, la question des ajustements réciproques, exigeant de chacun des interlocuteurs de clarifier ses points de vue, et la recherche d’une entente sur une réalité sont devenues des axes à creuser. Dans cette méthodologie, l’objectif n’est pas tant de tomber d’accord mais bien de chercher à s’entendre. Cette méthodologie de confrontation de points de vue s’est appliquée à tous les professionnels impliqués dans le projet : moi « face » aux thérapeutes mais aussi les thérapeutes entre eux. Amorcer le dialogue entre les parties prenantes Depuis la mise en marche de la DEQ, la volonté de « co-construire du savoir » est palpable. Si cette démarche de co-construction des savoirs n’a pas attendu la DEQ pour être effective, les exigences de la DEQ et du projet introduit nous ont forcés à inscrire notre démarche dans la continuité avec de nombreuses traces écrites et une historicité des travaux. Parallèlement, nous avons mis en place des outils nous permettant de faciliter nos échanges et de les coordonner dans une démarche critique permanente. Le bilan est à ce stade, me semble-t-il, assez convainquant. Néanmoins, j’aimerais ici mettre l’accent sur un point particulier lié à la possibilité du dialogue entre, d’un côté, des champs disciplinaires spécifiques et, de l’autre, l’administration chargée de l’évaluation des projets. Ces projets sont en effet défendus par des professionnels inscrits dans une certaine « praxis » qui implique entre autres d’orienter sa pratique vers l’obtention de résultats en référence à un cadre théorique continuellement revisité par cette pratique et donc continuellement reconstruit. Dans cette perspective de la « praxis », fondée dans son principe sur les échanges de points de vue, le langage est évidemment central. Il y a, bien entendu, la dimension des « codes » langagiers communs permettant de se mettre d’accord sur une réalité descriptive ; mais il y aussi les axes fondateurs de chacun des pôles prenant part au dialogue. Ces axes fondateurs délimitent un premier champ sémantique. La « production des savoirs » ou encore la « coconstruction des savoirs » apparaît lorsque deux univers sémantiques se frottent (sont obligés de se frotter ?) l’un à l’autre.

Le sens des mots…

En ce qui nous concerne, il s’agit de chercher à s’entendre sur les objectifs propres d’une démarche de thérapeute (ce qui fait les caractéristiques propres de cette démarche, ses « mythes fondateurs ») avec les objectifs de la démarche de l’administration. C’est ainsi que les termes même d’« évaluation », d’« objectifs », de « durée du projet » ou encore d’« activités développées », pour ne prendre que quelques exemples renvoient à des univers de signifiance différents. Ce n’est pas qu’une simple question de terminologie mais bien de langage dans sa portée « performative » (le langage dans sa dimension visant à vouloir réaliser ce qu’il énonce). En d’autres termes, il s’agit de traduire sa « praxis » en vue de rendre compréhensible son travail quotidien (et les logiques qui le sous-tendent) au-delà de l’« entre-soi », tout en veillant à maintenir fermement ce qui fait le levier de cette « praxis » : la tension dialectique au coeur du travail thérapeutique. Par exemple, le langage de l’administration s’exprime notamment dans la cascade suivante : les objectifs généraux, les objectifs opérationnels, les finalités et les actions. Cette cascade est portée par une certaine perception de l’évaluation où la mise en avant d’indicateurs et de critères sont les modalités centrales selon lesquelles l’évaluation est réfléchie. La DEQ, telle que nous l’avons pensée, pose en amont la question du partage et de la transmission de la connaissance (savoirs théorique et d’expérience) dans le contexte particulier du champ disciplinaire concerné (santé mentale) où le savoir des professionnels est lui-même pris dans un jeu de confrontation de points de vue, tentant de « délier » (tout en maintenant la tension dialectique) certaines configurations de compréhension des situations et d’en recréer de nouvelles. Ce mouvement de compréhension est infini et s’inscrit au centre de la pratique thérapeutique. Comment, dès lors, dans le cadre d’une évaluation mise en place selon les critères de l’administration, mettre en évidence le travail de l’ « énigme » au coeur de la pratique thérapeutique ? Il s’agit ici d’un type de démarche avec son arrière-plan réflexif spécifique, nécessitant sans doute un mode d’évaluation ad hoc. L’évaluation est au coeur de la pratique thérapeutique et est quasi quotidienne vu la « philosophie » qui la sous-tend. Ce n’est pas l’évaluation en soi qui pose problème mais bien les modalités, les catégories dans lesquelles elle est réfléchie qui semble pouvoir poser problème pour le champ de la santé mentale. C’est dans ce cadre qu’une évaluation des modalités d’évaluation de la Cocof serait sans doute accueillie avec intérêt par le secteur.

Documents joints

  1. Voir articles sur ce dispositif dans ce dossier en page 73.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 61 - juillet 2012

Les pages ’actualités’ du n° 61

Flashback sur Santé conjuguée

Après avoir coordonné la rédaction de 60 numéros de Santé conjuguée, je passe la barre à de nouveaux pilotes. C’est un bon moment pour faire le point.

- Dr Axel Hoffman

Télémédecine et première ligne

L’informatisation des soins de santé offre de nombreux développements intéressants, notamment la possibilité pour un soignant de première ligne de demander à distance l’avis d’un médecin de seconde ligne, ou le suivi au domicile des patients.(…)

- Dr Pierre Drielsma

Le complexe de l’araignée

Comment distinguer le lien qui enchaîne du lien qui donne des ailes ? En croisant les expériences et questions partagées lors de la dernière journée du Réseau Éducation Permanente avec trois concepts sociologiques et philosophique, cet(…)

- Gaëlle Chapoix

Satisfaction des patients en maisons médicales

La satisfaction des patients est une évaluation personnelle des services et prestataires par les usagers du système de santé. Bien que très subjective et sujette à de nombreuses variations interpersonnelles, la satisfaction est le seul moyen(…)

- Lilas Weber

Interrogations

La qualité va-t-elle nous encercler ?

Depuis quelques années, la notion de qualité fait son entrée dans le secteur non-marchand, public ou associatif. Que l’on pense au code de qualité de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE), aux « démarches(…)

- Bernard De Backer

Christophe Colomb sur la route des Indes

Ce texte fait partie de la collection des fiches techniques proposées par le service communautaire de promotion de la santé SIPES (ULB) aux acteurs en promotion de la santé. Déjà ancien, il aborde de manière simple(…)

- Piette Danielle

La démarche d’évaluation qualitative pour la santé mentale : confronter les langages ?

La question de l’évaluation en santé mentale est ici exposée à travers le témoignage d’une sociologue. Impliquée dans une démarche d’évaluation qualitative préconisée par la Commission Communautaire Française, cette démarche l’a séduite. Mais les obstacles rencontrés(…)

- Boumedian Naoual

Une autre manière de « faire politique »

« Comment évaluer les pratiques dans le secteur de l’insertion socioprofessionnelle ? Face aux questions d’efficacité et de performance souvent mises en avant par les pouvoirs publics, des associations réfléchissent ensemble aux enjeux et au sens(…)

- Quentin Mortier

La démarche qualité, une attitude philosophique…

Depuis quelques années, le terme « développement (ou amélioration) » de la qualité tend à supplanter celui d’« assurance » de qualité1, de manière frappante dans les colloques et forums internationaux et très marquée dans le(…)

- Dr Daniel Burdet

Articulations entre acteurs de terrain et décideurs : ça casse ou ça passe ?

Les médecins généralistes, la littérature scientifique et la qualité des soins

Quelles sont les initiatives de lecture critique d’articles scientifiques en Belgique ? Comment sont apparues ces initiatives ? Quels sont les obstacles à l’articulation entre la pratique médicale quotidienne et l’application des résultats de la littérature(…)

- Dr Benjamin Fauquert

Développement de la qualité en médecine générale en Belgique

La profession médicale est largement scrutée en Belgique, à la fois dans un but d’évaluation et de développement de la qualité des soins. Le dispositif mis en place est d’autant plus complexe qu’il relève à la(…)

- Marianne Prévost

Les démarches d’évaluation qualitatives à Bruxelles (DEQ): parole aux acteurs

Les démarches d’évaluation qualitative à Bruxelles : parole aux acteurs

En 2009, était voté à Bruxelles un décret portant sur douze secteurs (voir encadré) oeuvrant dans le domaine de l’ « ambulatoire » (action sociale et famille / santé), ainsi que sur leurs organismes de coordination.(…)

-

Un projet audacieux

Harmoniser, soutenir, dialoguer, supprimer le « jeu du bâton et de la carotte » : les responsables politiques n’avaient que de bonnes intentions en promulguant ce nouveau décret. Ils explicitent ici leur projet et leurs surprises(…)

- Dominique Maun et Martine Staquet

L’humain ne se prête pas à la standardisation

Les services de santé mentale, concernés par le décret voté en 2009 sur les services ambulatoires dans les domaines de l’action sociale, de la famille et de la santé ont largement questionné la partie de ce(…)

- Marie-Cécile Henriquet

Décideurs et acteurs de terrain, une tension constructive

La démarche d’évaluation qualitative (DEQ) demandée par le décret bruxellois semble avoir fait des émules dans les centres de planning familial. Deux acteurs du secteur nous expliquent en quoi l’obligation d’évaluer les pratiques a amélioré le(…)

- Rémi Dekoninck

A la recherche d’un sens collectif

Dans un entretien, deux coordinatrices sectorielles de la Fédération des services sociaux font état de leur expérience. Ces deux travailleuses ont pris leurs fonctions toutes deux juste avant le vote du décret ; elles n’ont donc(…)

- Céline Nieuwenhuys, Johanne Tilman

Fragilisation progressive de l’associatif par le politique

Pour les syndicats, la DEQ signe le début de la mainmise du politique. Des délégués syndicaux de la Centrale nationale des employés (CNE) ont suivi les débats autour du décret ambulatoire en 2008 et 2009 nous(…)

- Les délégués de la Centrale nationale des employés des secteurs ambulatoires de la Commission communautaire française.

La qualité dans les maisons médicales : dites « aaah » !

A la rencontre des responsables « DEQ » en maisons médicales bruxelloises

Même si l’évaluation est apparue comme une nécessité et une motivation d’ordre politique, nous savons que dans la pratique tout n’est pas tout rose ! Les méthodologies du projet et celles de l’évaluation sont difficiles à(…)

- Dr Vinciane Bellefontaine, Marianne Prévost

La qualité des stages en maisons médicales sous la loupe de l’évaluation

En matière de réflexion sur la qualité, les acteurs de terrain agissent souvent sans attendre l’initiative des décideurs politiques. C’est le cas, à la Fédération, pour la formation des médecins, depuis longtemps soumise à l’analyse critique.(…)

- Christian Legrève, Dr Hubert Jamart

Accompagner les équipes liégeoises dans l’élaboration de leur plan d’action

En 2009 la Région wallonne modifiait le décret définissant les conditions d’agrément des associations de santé intégrée sans toucher à leurs missions. La grande nouveauté de ce décret résidait dans la rédaction d’un plan global que(…)

- Ingrid Muller

Actions de qualité, entre initiatives internes et incitants externes

Les maisons médicales en Wallonie ont toujours dû élaborer un plan d’action. Comment cela se passe-t-il vu du terrain ?

- Dr Jean Laperche

La démarche d’évaluation, contrainte ou occasion ? Qu’en pense Socrate ?

Evaluer son fonctionnement, ses actes, ses projets nécessite une prise de distance critique sur ceux-ci. Mais porter ce regard et remettre en question des pratiques établies depuis longtemps génère une culpabilité de l’imperfection, une crainte de(…)

- Drielsma Pierre

Collaboration et vigilance

Si les débats autour du développement de la qualité sont souvent vifs, la question n’est pas neuve dans le domaine des soins. Les auteurs rappellent ici brièvement les racines de ce concept ainsi que ses traits(…)

- Marianne Prévost, Michel Roland

Introduction

Introduction

Évaluer pour évoluer : l’assurance de qualité, ce n’est que cela. Au départ, une question sur un projet, une action : est-ce que ça « marche » bien ? On l’examine d’un peu plus près, on(…)

-