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L’autogestion pensée dans le domaine de la santé


Santé conjuguée n° 45 - juillet 2008

Dans le contexte libéral dominant, le lien entre autogestion, santé et soins de santé est loin d’être une évidence. Ce lien implique effectivement de penser la santé autrement et d’en tirer les conséquences au plan d’une politique de santé.

Le mouvement du GERM

Fondé en 1964, le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM) regroupe plus de trois cents acteurs de la santé. Le GERM défend la nécessité de la conception d’une politique de santé en Belgique et en élabore les lignes de force basées sur l’idée que le problème de la santé est en lien avec celui de la place de l’homme dans la société. Il s’inspire notamment de l’exemple des Neighbourhood Health Center créés aux Etats- Unis pour lutter contre la pauvreté, alternative à la médecine libérale existante dans les quartiers aisés, laissant les quartiers pauvres (ghettos noirs et zones rurales) totalement dépourvus de possibilité d’accès aux soins de santé, ainsi que de réalisations canadiennes d’initiatives de participation effective de la population dans la prise en charge de la santé. Le GERM construit le schéma d’une politique de santé « à partir d’une conception de la société dynamique et libératrice », reposant sur cinq options de base1 : • La participation de la communauté : « La promotion de la santé nécessite la participation effective de la communauté et des individus aux prises de décisions à tous les échelons. La compétence technique ne peut assurer à celui qui la possède un monopole, en droit ou en fait, de la prise de décision ; il doit surtout se consacrer à fournir une information objective, base nécessaire et préalable à toute décision » ; • La santé dans son contexte socio-économique et socio-culturel : « L’organisation médico-sanitaire doit tenir compte du contexte socio-économique et culturel général. Elle doit tendre à assurer le plus haut niveau de santé possible de l’ensemble de la population en fonction de ce contexte » ; • La santé pour tous : « L’organisation du service de santé doit être conçue de façon à répondre aux besoins de santé de toute la population, c’est-à-dire aux besoins spécifiques de chaque classe, de chaque groupe, de chaque âge. L’accessibilité aux soins de santé doit être assurée à chacun. L’organisation médico-sanitaire doit tendre à supprimer tous les obstacles, financiers, psychologiques, sociaux et autres » ; • Pour une approche scientifique : « Les mesures de santé doivent résulter autant que possible d’études conduites selon des méthodes scientifiques. L’organisation médico-sanitaire doit être dynamique et les progrès doivent s’appuyer sur une évaluation continue et objective. Cette évaluation doit toujours être faite en fonction d’un objectif «santé»»; • Santé et libération de l’homme : « L’action sanitaire doit tendre à la libération de l’individu de toute servitude, plutôt qu’à son maintien dans un état de dépendance à l’égard de l’organisation médico-sanitaire ». Le développement de ces options de base importe pour la compréhension des valeurs qui vont sous-tendre la conception organisationnelle des structures de soins de première ligne qui vont émerger en Belgique à l’époque. Le souci d’adapter les structures de la médecine à la situation sociale et technique sera prévalant pour le GERM qui défend, dans ses options de base, des valeurs émancipatrices, égalitaires, créatives, participatives, de contre-pouvoir qui invitent à un modèle de société différent. Les structures de soins de première ligne . Les structures de soins de première ligne dans le système global de santé : un projet politique Le GERM va promouvoir la médecine de groupe comme modèle alternatif à la médecine libérale, médico-centriste qui parcellise la prise en charge du patient. Il va élaborer le concept de « centre de santé intégré » (CSI), une structure de soins qui vise à une prise en charge du patient respectueuse de critères tels que la continuité et la globalité des soins. Le CSI est composé d’une équipe pluridisciplinaire afin d’assurer une approche des soins primaires de la manière la plus continue et la plus globale possible. Le CSI sera imaginé en tant que structure de proximité (intégrée au quartier, valorisant la prise en charge sociale) et de première ligne (assurant la prise en charge des soins primaires). Le GERM, dès le début de sa réflexion autour d’une « autre médecine », va émettre des idées de fonctionnement égalitaire au sein des équipes. Dans l’édition de la Revue Nouvelle de 1971 qui décrit le projet du GERM en matière de politique de santé, le Dr Willy Peers souligne la nécessité du partage des responsabilités dans l’équipe. Il y traite du rôle de chacun, de la notion de leadership, met en question la position du pouvoir du médecin et valorise des rapports horizontaux par lesquels chaque profession prend part à un travail de concertation : « entre ceux qui ont des qualifications diverses, il ne peut y avoir de hiérarchie mais bien une coordination »2. Dans les publications du GERM concernant le centre de santé intégré, le terme « autogestion » n’apparaît pas. Cependant, les critères du fonctionnement de l’équipe du centre de santé intégré se rapprochent sensiblement du fonctionnement autogestionnaire : • Equipes non hiérarchisées et absence de concurrence : critères issus de la nécessité de concertation et de proposition d’actions thérapeutiques qui valorisent chaque professionnel. Le but est de favoriser un travail interdisciplinaire qui exclut toute domination en fonction d’un statut supérieur ; • Chaque membre doit prendre part à toutes les décisions concernant le fonctionnement du centre, la détermination des objectifs, des actions et à la critique permanente des activités ; • Le fonctionnement « au forfait » y est valorisé comme un processus facilitateur de la prise en charge globale des soins mais également du fonctionnement non hiérarchique et de l’absence de concurrence entre les diverses professions. Une place importante est accordée à la participation de la population : « on peut imaginer le centre de santé intégré dirigé par un conseil de gestion où se retrouveraient le personnel de santé et des représentants de la population »3. La participation de la population vise à « constituer un contrepoids à l’accroissement de pouvoir des structures sanitaires et du corps médical »4. Le sens donné ici à la notion de participation évoque un lien avec la notion d’autogestion qui, dans sa composante utopique, se définit comme un processus d’opposition à l’ordre existant et de remise en question de l’idéologie dominante. Au début des années 1970, vont naître nombre de structures de soins, dont les maisons médicales, largement inspirées du modèle du centre de santé intégré imaginé par le GERM. D’autres structures comme les centres de planning familial et les centres de santé mentale apparaissent aussi à cette époque, dans la mouvance « alternative » et émancipatrice des années 1970. Ces nombreuses structures seront le fruit d’initiatives privées qui par la suite obtiendront des reconnaissances officielles, seront agréées et pour partie financées par l’Etat. Leurs missions, diverses quant au contenu des soins, convergent par leur statut de structures de soins de première ligne au sein du système global de santé. Elles se distingueront également par une identité de fonctionnement similaire basée sur la non-hiérarchie, l’égalité, et seront des noyaux de développement de la pensée des années 1970 visant à concevoir un système de société basé sur d’autres rapports de forces et donc largement imprégnées de l’esprit autogestionnaire. . Du projet politique à l’identité organisationnelle Le GERM a indéniablement insufflé un nouveau rapport du médecin à son rôle de soignant, et du patient à la prise en charge de sa santé. Dans les actes de son colloque de 1995, la Fédération des maisons médicales retrace l’origine de la notion d’égalité dans l’histoire des maisons médicales comme « une notion qui fait référence à l’idéologie marxiste, voire communiste. Elle est née du constat de l’existence d’inégalités entre professionnels de la santé et patients, et du désir de diminuer ou d’effacer ces inégalités. Pour être logique, on a appliqué l’égalité au sein des équipes aussi »5. L’engagement dans une maison médicale en tant que travailleur y est conçu comme « un désir d’alternative par rapport à l’ordre existant »6. L’égalité y est définie comme « un processus de diminution des inégalités existantes et constatées dans le partage du pouvoir par rapport à un projet commun auquel chacun adhère et que chacun s’approprie… »[Ibidem, p.18. ]]. Ces propos démontrent le souci des maisons médicales d’opter pour des pratiques internes qui concrétisent leur conception politique d’une autre médecine, qui envisage la santé comme un processus dynamique dont le patient doit s’approprier les diverses dimensions. Ces pratiques internes se conçoivent comme le reflet des principes conceptuels d’un système de santé basé sur la notion de participation et de citoyenneté. Elles se concrétisent par un engagement des travailleurs, au travers de leur participation, de la non-hiérarchie, de l’égalité. Le fonctionnement autogestionnaire est une forme de réalisation « idéale » de ces principes fondamentaux. Il est considéré par le mouvement des maisons médicales comme un des moyens qui permettent la mise en oeuvre de ses objectifs : « Nos objectifs sont mis en oeuvre par une série de moyens dont les principaux sont : … un fonctionnement d’équipe basé sur l’autogestion ; la mise en place de relations de travail non hiérarchiques au sein de nos équipes ;… »7. Dans sa charte, la Fédération des maisons médicales donne la définition suivante de l’autogestion : « Mode d’organisation dans lequel chaque travailleur intervient dans la prise de décisions, et dispose d’une voix. Cela implique une participation de tous dans la gestion, une non-hiérarchisation, mais également le partage des responsabilités et favorise la solidarité parmi les travailleurs »8. La Fédération laïque des centres de planning familial dispose également d’une charte qui revendique elle aussi un fonctionnement de type égalitaire. . La place des structures de soins de première ligne dans le contexte économique Depuis environ une trentaine d’années, émergent une quantité « d’entreprises et organisations qui combinent des modes de création et de gestion privés mais collectifs (de type associatif) avec des finalités non centrées sur le profit »9. Elles sont identifiées par un ensemble de valeurs communes et répertoriées dans un secteur particulier de l’économie, le tiers- secteur appelé aussi secteur de l’économie sociale. Les associations qui ont pour objet le développement de services de santé de proximité sont assimilées aujourd’hui au tiers- secteur. Elles revendiquent effectivement des principes de fonctionnement communs avec les organisations de type coopératif et mutualiste, soit : • La finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que le profit ; • L’autonomie de gestion ; • Le contrôle démocratique par les membres ; • La primauté des personnes et de l’objet social sur le capital dans la répartition des revenus10. Ces caractéristiques, ainsi que la règle « un homme-une voix », qui distinguent les organisations d’économie sociale les associent à un modèle de fonctionnement de type autogestionnaire. Toutefois, l’ensemble des associations du tiers-secteur ne fonctionnent pas sur un modèle autogestionnaire. Dans son ouvrage Démocratie contre capitalisme, l’économiste Thomas Coutrot souligne les ambiguïtés : l’économie solidaire est marquée d’une part par une démarche contestataire par rapport à un système économique dominant, et d’autre part, par un rôle de stabilisateur de ce même système par lequel elle est « institutionnalisée » et instrumentalisée. Thomas Coutrot, se demande « comment distinguer les authentiques structures alternatives ? Où tracer la frontière de l’économie solidaire ?»11. Ce constat peut être mis en lien avec les notions d’utopie et d’idéologie qui fait émerger toute la dimension contestataire et alternative de la démarche autogestionnaire. .

Documents joints

  1. La Revue Nouvelle, « Pour une politique de la santé », GERM, 1971, pp. 9-17.
  2. Peers Willy, « L’équipe sanitaire et le partage des responsabilités », La Revue Nouvelle, Vie Ouvrière, 1971, p84.
  3. GERM, Lettre d’information n°92, 1975, p. 10.
  4. GERM, Lettre d’information n°92, 1975, p. 10. (5) Fédération des maisons médicales, Actes du colloque, juin 1995, p. 17.
  5. Fédération des maisons médicales, Actes du colloque, juin 1995, p. 17.
  6. Ibidem, p.18.
  7. Fédération des maisons médicales, Charte, janvier 2006, p.11.
  8. Ibidem, p.12.
  9. Defourny Jacques, « Fondements et évolutions contemporaines », Politique, n° 39, avril 2005, p.9.
  10. Anciaux Alain, Syllabus du cours d’économie sociale, ULB, Institut des sciences du travail, 2004.
  11. Coutrot Thomas, Démocratie contre capitalisme, édition La Dispute, 2005, p.110.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 45 - juillet 2008

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