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L’autogestion, de la propriété de l’entreprise à la démocratie directe


Santé conjuguée n° 45 - juillet 2008

Comment définir l’autogestion ? Comme le souligne Jacques Defourny]] J. Defourny, Démocratie économique et efficacité économiques, page 37, De Boeck, 1990. ]], « il n’existe pas de définition générale de l’autogestion et la diversité des conceptions de l’entreprise autogérée chez les scientifiques est à peine moins grande que dans l’opinion publique ». Cette diversité de conceptions apparait également dans le texte de Véronique Huens, Christian Legrève et Coralie Ladavid. Il me semble donc important de quelque peu clarifier ce débat.

Comme le soulignent les auteurs de ce texte, les maisons médicales sont marquées par une double appartenance. D’une part, la finalité de services à la collectivité via un développement d’une médecine accessible particulièrement à des usagers rapproche les maisons médicales du monde associatif (dont elles adoptent le statut d’asbl). D’autre part, la référence marquée à l’autogestion les rapproche du monde coopératif caractérisé par la recherche de la démocratie économique au sein de l’entreprise. C’est par rapport à ce deuxième axe que je voudrais rebondir, celui de l’autogestion. L’autogestion comme coopérative de travailleurs La définition la plus largement acceptée définit une entreprise autogérée comme une entreprise dont les propriétaires sont les travailleurs. Une entreprise autogérée est, donc dans cette acceptation, une coopérative de travailleurs. En économie, la propriété est généralement définie à partir de la possession conjointe de deux droits : les droits de contrôle résiduel et les droits aux bénéfices résiduels. Le caractère résiduel renvoie aux droits qui n’ont pas été attribués préalablement dans un contrat. Ainsi, les bénéfices résiduels sont constitués des excédents financiers une fois que l’ensemble des engagements financiers a été honoré (les salaires, le paiement des fournisseurs, les intérêts liés aux prêts…). Les droits de contrôle résiduel consistent, quant à eux, aux droits de contrôle qui n’ont pas été attribués, par la loi ou le contrat, à d’autres acteurs (et en particulier aux gestionnaires de l’entreprise) et peuvent se limiter au droit d’élire le conseil d’administration et à un ensemble restreint de décisions comme celles de céder l’entreprise à une tierce personne et de dissoudre l’entreprise. Dans une entreprise lucrative, ce sont les actionnaires qui sont les propriétaires. Qui sont les propriétaires dans une asbl ? Les personnes qui font partie de l’assemblée générale possèdent bien le droit de contrôle résiduel. Mais une asbl est interdite de distribuer des excédents financiers. Ils doivent être réinvestis dans l’association. Cependant, c’est bien l’assemblée générale qui décide collectivement de l’affectation des excédents. Les membres de l’assemblée générale possèdent les droits de contrôle résiduel et sont responsables « collectivement » de réinvestir les bénéfices résiduels dans l’association (Petrella, 2003)1. En ce sens, les membres de l’assemblée générale sont donc « propriétaires ». Dans ce cas de figure, une association autogérée est celle où tous les travailleurs sont membres de l’assemblée générale où ils peuvent exercer leurs droits de contrôle sur l’organisation. Remarquons, que dans les faits, lorsque l’assemblée générale d’une asbl est composée des travailleurs, cette dernière se rapproche très fort d’une coopérative de travailleurs. En effet, si les excédents financiers ne peuvent être distribués aux membres comme peuvent le faire les membres d’une coopérative de travailleurs, d’autres formes de redistribution sont possibles notamment via la décision de l’assemblée générale d’augmenter les salaires. Ce qui différencie une maison médicale d’une coopérative de travailleurs, c’est que d’autres types d’acteurs que les travailleurs sont représentés dans l’assemblée générale : personnes issues de la communauté locale, représentants d’associations partenaires voir représentants des usagers. Cette diversité fait écho à la finalité de services à la collectivité des maisons médicales. Cette conception de l’autogestion comme « coopérative de travailleurs » est celle sousjacente au décret régional qui pose les conditions d’agrément des maisons médicales : « l’assemblée générale d’une association de santé intégrée doit être composée majoritairement par des membres de l’équipe, tout membre étant à sa demande membre de droit de l’assemblée générale ». Notons que cette conception de l’autogestion n’interdit nullement que l’assemblée générale nomme un(e) directeur-trice ou qu’une certaine ligne hiérarchique soit mise en place pour la gestion journalière de l’organisation, pour autant, bien sûr, que ces dispositions soient approuvées par l’assemblée générale. Cette conception est également en phase avec la définition de l’économie sociale telle que proposée par le Conseil wallon de l’économie sociale (CWES). Les organisations d’économie sociale se distinguent des entreprises privées capitalistes parce qu’elles affichent une finalité de service à leurs membres ou à la collectivité plutôt que de retour financier sur le capital investi. Les maisons médicales combinent service aux membres de l’association qui sont en l’occurrence les travailleurs et à la collectivité qui sont les patients. Le processus de décision démocratique renvoie au principe « une personne – une voix » (et non « une action – une voix ») dans l’assemblée générale, soulignant ainsi que la participation aux décisions ne peut découler de la propriété d’un capital. L’autogestion comme pratique politique de la démocratie directe Une autre conception de l’autogestion se dessine, conçue comme un projet de société en soi (Mothé, 2006). Il s’agit d’introduire de la démocratie directe dans les institutions qui forment la société. L’autogestion a été, historiquement, pensée dans un cadre révolutionnaire pour palier aux échecs du communisme. Avec le temps, elle a été surtout portée par des militants alternatifs qui ont tenté de développer des espaces d’autogestion dans différents champs tels que la culture, la consommation, l’éducation ou l’entreprise. Dans ce dernier cas, l’accent est mis sur la participation de tous les travailleurs dans les structures de pouvoir et les organes de gestion et contrôle des unités de production. Ce courant autogestionnaire critique la séparation entre les dirigeants et les exécutants dans la gestion de l’entreprise. Lorsqu’on insiste sur la non-hiérarchie interne au sein des maisons médicales, il est fait référence, implicitement à cette deuxième conception de l’autogestion. Cette question sur la place de la démocratie directe est également présente dans les débats sur l’économie sociale. Le processus de décision démocratique est un des principes qui définit l’éthique de l’économie sociale et renvoie, comme il a été expliqué, au principe « une personne – une voix » dans l’assemblée générale. Cependant, l’expérience montre que lorsque les entreprises d’économie sociale s’agrandissent, ce principe peut se réduire à une démocratie très formelle. Se pose, alors, la question de l’exercice réel du pouvoir des travailleurs dans ce cadre. Ce débat rejoint les questions sous-jacentes à ce deuxième courant de l’autogestion. L’objet de cette réaction n’est pas d’analyser les avantages et les désavantages de chaque conception mais bien de faire prendre conscience des différences, parfois implicites dans les discours sur l’autogestion. Si ces conceptions peuvent apparaître divergentes sur certains aspects, elles se rejoignent sur d’autres. Ainsi le fait que « l’autogestion n’exclut pas une hiérarchie fonctionnelle mais bien une hiérarchie de pouvoir ou de dominance », comme il est avancé dans l’article ci-dessus, est partagé par les deux courants que je viens de développer. De fait, ces deux courants sont portés par la quête de la démocratie économique au coeur de nos sociétés. .

Documents joints

  1. Petrella F. (2003), « Une analyse néoinstitutionnaliste des structures de propriété multistakeholder : Une application aux organisations de développement local », Thèse de doctorat, 434/ 2003, Faculté des sciences économiques, sociales et politiques, Université catholique de Louvain.

Cet article est paru dans la revue:

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