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L’accueil et la règle : du centre et des faubourgs


Santé conjuguée n° 41 - juillet 2007

Dans leur travail, les accueillants sont souvent confrontés à la question de la norme : qui édicte les règles dans une maison médicale, sont-elles appliquées par tous de la même manière, comment parvient-on à les faire respecter par les patients ? La règle est-elle souple ou rigide, qui peut, et en vertu de quoi, en décider ? Le travail d’accueillant est- il lui-même balisé par des normes ? Autant de questionnements qui font partie de la vie quotidienne des accueillants et qui se traduisent dans des faits sans doute peu remarqués mais lourds de sens.

Dans la plupart des maisons médicales, les règles de fonctionnement autant que les valeurs et les grands principes sont discutés et établis en équipe. Il y a souvent consensus et chacun se sent à la fois porteur de ces décisions et habilité à les faire respecter. Mais la réalité ne colle jamais tout à fait aux idées. Les patients ne sont pas des numéros, ils arrivent chacun avec leur histoire, leurs problèmes du moment, leurs raisons toutes spéciales de ne pas faire exactement comme les autres. Et chaque médecin a ses habitudes, ses humeurs, son rythme et ses raisons bien à lui de ne pas suivre exactement les règles. Il arrive ainsi souvent qu’un thérapeute court-circuite l’accueillant, en acceptant par exemple de voir sur le champ un patient qui le harponne dans le couloir alors qu’il avait été « reporté au lendemain » à l’accueil. Le lendemain, ce même accueillant travaillera peut-être avec un médecin qui n’accepte aucune dérogation !

Espace collectif et place de chacun

Horaires et respect de l’horaire forment bien une problème récurrent dans les maisons médicales. La mesure n’y est pas toujours égale selon le contrevenant. Eh oui, le médecin reste toujours le médecin et, dans la tête de certains, il a toutes les bonnes raisons d’arriver en retard ou de bousculer les horaires (il travaille tout de même pour le bien des patients), tandis que les patients sont tenus d’être à l’heure à leur rendez- vous. Et l’accueillant se trouve régulièrement pris en sandwich entre des logiques opposées, qu’il estime parfois toutes deux légitimes. Il est souvent amené à « jouer » avec les règles et les limites, à peser le pour et le contre entre le débordement d’une consultation et le degré d’urgence du problème de la personne qu’il a en face de lui… bien décidée à le convaincre. Le bon dosage entre souplesse et exigence n’est pas facile à trouver. Il faut parfois contourner la norme, parfois la remettre en force au centre des négociations. « Certaines normes ou limites peuvent être thérapeutiques. Si quelqu’un ne vient pas à l’heure de son rendez-vous, cela peut être structurant de lui dire de revenir le lende main. On ne l’intercale pas. Mais dans certains cas, il vaut mieux dire ’oui’… C’est une grosse les responsabilité sur nos épaules parce que nous sommes quand même la première ligne de la première ligne ». Le plus souvent, il y a une confiance réciproque entre les thérapeutes et les accueillants. Les décisions des uns et des autres ne sont pas remises en question parce qu’« elles sont sûrement bien fondées ». Cela n’empêche que les équipes où il est possible de discuter des difficultés rencontrées fonctionnent mieux et garantissent une plus grande sécurité de travail à l’accueillant. Il est important de pouvoir déplier ensemble les contradictions entre théorie et pratique, interroger les manières de faire des uns et des autres. L’accueillant a besoin d’être soutenu par son équipe. « Chacun a sa personnalité. Je pense qu’on ne peut pas changer les personnalités. Mais l’important, c’est d’avoir un espace de paroles, de manière régulière. C’est ainsi que nous pouvons nous adapter entre nous et construire une cohérence d’équipe. C’est seulement comme cela que l’on peut faire évoluer les choses ». Cette attitude collective permet d’imaginer des solutions originales. Une équipe, par exemple, a essayé de régler la question des appels téléphoniques au médecin pendant la consultation en réservant une plage de son horaire à la réception de ces appels. Une autre propose un contrat aux personnes qui débordent le cadre, contrat qui rappelle à la fois l’engagement de la maison médicale et les obligations auxquelles le patient doit se soumettre. Ailleurs, on crée un petit fascicule qui explique le pourquoi des règles élaborées… On se trouve ainsi dans une dynamique où le travail de chacun et les objectifs de la maison médicale sont remis au centre et ont la priorité sur les fonctionnements individuels. Mais, dans certains cas, l’accueillant sent les limites de son pouvoir d’interpellation : « Certains médecins ne veulent pas nous entendre, nous sommes tout de suite remis à notre place ». Appel peut alors être fait aux textes fondateurs de la maison médicale, ce qui donne du poids aux revendications et remises en question. L’objet social est réinjecté dans le dialogue. « La référence aux valeurs n’est pas vraiment banalisée. Mais elle rappelle certains critères d’appréciation qui permettent de réfléchir à nos attitudes et de prendre distance. Chez nous, elle a permis de repartir de la vie concrète des patients, de leurs fonctionnements, de leurs attentes, et d’évaluer les moments où nous pouvions leur faciliter la vie et les autres où un recadrage était important ».

Le droit au respect

L’accueillant est donc le premier représentant des normes de la maison médicale pour les patients. Dans certains cas extrêmes, des personnes refusent de s’inscrire dans le système proposé : soit elles les rejettent consciemment et vont chercher ailleurs une manière différente de pratiquer la médecine, soit elles débordent de toutes les conditions et cherchent malgré tout à prendre place dans l’institution, sans accepter les exigences qui y sont attachées. La plupart du temps, l’acceptation ou non de la norme emprunte cependant des chemins beaucoup plus nuancés. Une des tâches de l’accueillant est de faire comprendre aux patients que ce n’est pas lui qui « veut ou ne veut pas en fonction de la tête du client », mais qu’il applique des décisions prises en équipe, qui ont un sens, et dont chaque patient peut tirer profit. « La relation ne se fait plus de personne à personne mais se joue entre une personne et une institution. Il y a référence à une autorité supérieure. Et on peut encore aller plus loin, en cas d’agression verbale ou physique, par exemple, en invoquant le conseil d’administration comme la plus haute autorité ». Parfois, c’est la loi belge sur laquelle il est possible de s’appuyer pour remettre les choses à leur place : respect de la vie privée, secret professionnel… Par exemple lorsqu’une mère désire voir le dossier de sa fille adolescente. Ce travail comprend un large part d’écoute, afin que le patient se sente reconnu en tant qu’individu dont les raisons ont une certaine valeur. Il a le droit à l’attention et à une certaine disponibilité de l’accueillant, qui prend le temps d’évaluer sa demande et de présenter les choses pour qu’elles soient acceptables. Chaque règle a son intelligence et certains patients ont besoin de temps pour le comprendre. « Pour faire passer la norme, il faut beaucoup de tact. Il ne suffit pas de dire aux gens : il n’y a plus de place, ce n’est pas possible. Ils doivent savoir que leur demande est entendue, qu’on va la traiter, qu’elle compte pour nous ». « Il y a des attitudes qui encouragent les patients à accepter la norme ». « Il suffit parfois de faire passer que la réponse à leur demande est simplement différée ». Tout cela, sans se sentir ou se montrer supérieur, ce qui remettrait le patient « en dessous », mais avec la certitude qu’il a lui aussi les capacités de comprendre, d’apporter des solutions. C’est une question de confiance et de respect, qu’il faudrait toujours garder en tête, même si les conditions de travail des accueillants sont loin de leur offrir le temps et la disponibilité dont ils ont besoin. « Cette disponibilité et ce respect sont peut-être aussi une norme que le patient est en droit d’attendre. C’est une manière de faire correspondre notre travail avec l’approche de la santé que nous voulons défendre ».

Un métier à border

Ceci nous renvoie à un autre regard essentiel que pose le thème de la norme sur le travail des accueillants. En effet, selon les maisons médicales, ce travail est défini et balisé de manières très diverses. Ce balisage renvoie à leur pouvoir d’appréciation, notamment en ce qui concerne les urgences et les imprévus qui forment leur quotidien. Certains accueillants ne peuvent prendre aucune décision sans interroger le médecin, d’autres s’autorisent peu de dérogations à la règle, certains autres encore ont loisir de poser des actes qui leur permettent d’évaluer le degré d’urgence d’un appel ou de faire patienter le patient jusqu’au lendemain : prendre la température ou la tension, donner un cachet de paracétamol… Mais cette définition d’un métier rencontre d’autres zones d’incertitudes. Les demandes des patients, dans le contexte de précarisation accrue dans notre société, deviennent de plus en plus psychologiques et sociales. Qui est cet accueillant qui reçoit toutes ces dérives sociales et ces souffrances personnelles en même temps que les patients qui passent la porte ? La définition des rôles varie fortement d’un lieu à l’autre. Pour certains, leur rôle reste malgré tout administratif et la qualité principale de leur écoute est de rester une écoute. Tous les autres besoins sont renvoyés aux autres professionnels de l’équipe ou du quartier : médecins, psychologues, assistants sociaux, éducateurs… Pour d’autres, le champ d’action est plus large. Ils estiment par exemple avoir un rôle de prévention, en apprenant aux patients à définir eux- mêmes ce qui est urgent ou non, en leur montrant comment prendre leur température ou en leur expliquant le principe de la pilule du lendemain. Certains encore aimeraient se professionnaliser en matière de psychologie pour pouvoir répondre « autrement » aux patients. Il semble important cependant que le métier d’accueillant ne recouvre pas tout et n’importe quoi et soit lui-même précisé par des normes qui, si elles laissent place à l’initiative et l’innovation, garantissent le professionnalisme et évitent les dérives. On pourrait conclure avec cette question d’une participante au débat dont les lignes de force ont été retracées ici : « Qui, en définitive, est habilité à rendre la règle flexible ? Au nom de quoi peut-on décider de son implacabilité, de sa souplesse ou de son changement ? ». Une interrogation à renvoyer à toutes les équipes qui cherchent à établir des relations de travail démocratiques dans leur institution.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 41 - juillet 2007

L’accueil et la règle : du centre et des faubourgs

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