Infirmières et médecins en tandem à Saint-Léonard
Dominique Rocourt, Gilles Henrard, Joanne Mouraux, Marinette Mormont
Santé conjuguée n° 74 - mars 2016
La « co-prof ». Le terme jargonneux, tout droit sorti de la bouche des professionnels de la maison médicale Saint-Léonard, dans le quartier liégeois du même nom, signifie « coprofessionnalité ». Un concept dont l’équipe de la maison médicale semble être imbibée jusqu’au bout des ongles.
Partir des contraintes
C’est en 2009 que la maison médicale Saint-Léonard s’engage dans un travail autour de la notion de coprofessionnalité. L’objectif ? Réussir à définir cette idée et se l’approprier en équipe, faire un état des lieux des pratiques de la maison médicale, élaborer des projets en la matière. « Nous sommes partis des contraintes », se remémore Gilles Henrard, médecin généraliste. Parmi elles figurent la multiplication des temps partiels dans la structure (et les difficultés de communication qui y sont associées), la pénurie de médecins et la nécessité d’améliorer l’efficience du travail alors réalisé avec les 500 à 600 patients du centre de santé intégré ». « La question était aussi de mieux faire passer notre fonctionnement, notre modèle, auprès des patients. Pour que dès le départ, ils comprennent où ils mettent les pieds », ajoute Joanne Mouraux. L’une des premières pistes explorées a consisté à mettre en place une « permanence inscription ». Soit un temps, au moment de l’inscription d’un nouveau patient, qui permette un réel échange entre ce dernier et un ou plusieurs professionnel(s) de la maison médicale. « Très vite, on s’est dit qu’une première anamnèse pouvait être faite dès ce moment par une infirmière », se remémore Gilles Henrard. « Car c’est un moment où le patient donne déjà beaucoup d’informations concernant sa santé. Pourquoi ne pas en profiter pour réaliser un premier bilan de la santé ? » L’anamnèse infirmière devient donc un passage obligé, systématique, pour chaque patient. Elle est aussi une manière de signifier à ce dernier que le médecin n’est pas la seule porte d’entrée d’une maison médicale. Au cours du temps, la tournure quelque peu fastidieuse de cette première « consultation infirmière » refoule certains patients. Désormais, cette étape préliminaire est souvent négligée, même si elle peut être activée dans un second temps dans des situations caractérisées par un cumul d’intervenants, de médicaments. « Après trois, quatre consultations médicales ou rencontres avec l’assistant social, parfois on se rend compte de la complexité de la situation », précise Gilles Henrard. « On peut alors prévoir une consultation infirmière, par exemple sous la forme d’une visite à domicile, qui aura pour objectif de faire un diagnostic global. » Toute une série d’autres expérimentations autour de la « co-prof » ont été menées par l’équipe de la maison médicale liégeoise : création d’une permanence sociale, amélioration des modes de communication (l’intranet pour tout ce qui est lié aux soins, le mail pour tout ce qui touche à la gestion de la maison médicale), construction d’outils pour aborder ensemble les problématiques individuelles des patients ou, tout simplement, pour se connaître et mieux saisir le travail de ses collègues. La « permanence inscription » a aussi été l’amorce d’une réflexion plus vaste autour de l’articulation entre les métiers de médecin généraliste et infirmière.Exit les soins de santé médico-centrés
La permanence « méd-inf », à savoir la mise en place d’un diagnostic infirmier en amont de la permanence médicale, vise à désengorger cette dernière, particulièrement autour du week-end (le vendredi et le lundi). Le système permet de gérer les urgences en « triant » les situations : une consultation médicale est-elle nécessaire de manière immédiate ? Si oui, le patient est redirigé vers un médecin ; si ce n’est pas le cas, c’est un rendez-vous avec son médecin « titulaire » qui lui est proposé. Ces consultations en série permettent tant de repositionner la position de l’infirmière auprès du patient – la consultation infirmière devient le centre de gravité du système – mais aussi à l’infirmière de se repositionner elle-même : « Comme l’infirmière passe en premier, elle applique ses tâches avec plus de légitimité », explicite Gilles Henrard. « Sur le moyen et le long terme, elle pourra aussi identifier de nouvelles tâches qu’elle pourrait réaliser. » Développer le diagnostic infirmier au sein de la maison médicale, c’est soutenir le médecin, mais c’est aussi améliorer l’accessibilité aux soins et y apporter une nurse touch. Dominique Rocourt, infirmière en santé communautaire : « Le résultat inattendu de ce projet a été d’améliorer la prise en charge, parce que nous avons des formations différentes, des visions différentes. » Et si certains patients vivent cette consultation comme un temps d’attente supplémentaire, il s’agit aujourd’hui de « travailler le message qui leur est donné à l’accueil en leur présentant cette consultation comme une réelle plus-value, comme un élément de ce binôme médecin-infirmière ». Le système nécessite une relation de confiance et une coordination fine entre médecin et infirmière. « S’il y a un changement de travailleur, une infirmière remplaçante par exemple, il peut y avoir quelques grains de sable. Il y a une mécanique qui doit se mettre en place. » Deuxième gros chantier, concomitant : la délégation des tâches, ou plutôt le partage des tâches, une dénomination que l’équipe estime moins asymétrique et moins paternaliste. La limite des tâches infirmières est bien définie par l’INAMI, mais la médecine générale belge, médico-centrée, n’épuise pas les possibilités que permettent la loi en termes de partage des tâches. Suivi des International normalized ratio – INR, un des indicateurs de la coagulation sanguine), suivi des diabétiques, spirométrie (méthode de mesure de la fonction ou la capacité pulmonaire), électrocardiogrammes… peuvent être réalisés par des infirmières. Sans parler des soins de plaies, encore abondamment pratiqués par les médecins généralistes de quartier. « Une ineptie », commente Gilles Henrard, « puisqu’elles sont de la compétence des infirmiers. » Le partage des tâches favorise la coprofessionnalité. « Dans le cas d’un électrocardiogramme ou d’une spirométrie, c’est la réalisation de la tâche qui est déléguée, l’interprétation de l’infirmière est ensuite avalisée par le médecin », précise le médecin généraliste. « Cela crée des moments d’échange entre les deux. On se voit parce qu’on travaille sur les mêmes choses, mais à des étapes différents. On doit utiliser des mots communs, cela crée une culture commune. » « Quand une infirmière reçoit un patient pour un électrocardiogramme », ajoute Dominique Rocourt, « elle fait aussi tout un travail de promotion de la santé. Une consultation infirmière globale permet d’ouvrir d’autres portes. »Une révolution ?
Accepter la délégation des tâches et, plus largement, le fait que les infirmières détiennent des compétences que les médecins n’ont pas : une révolution ? « À l’hôpital, les actes confiés, cela se fait tout le temps », relativise Dominique Rocourt. « La médecine générale en Belgique est retardataire », décrypte Gilles Henrard, résolu à pousser des portes pour aller plus loin. Car de nombreuses études et expériences internationales l’attestent : une prise en charge articulée est de meilleure qualité, et elle permet de répondre à la pénurie de médecins généralistes. Un argument qui pourrait faire changer d’avis les maisons médicales qui extériorisent leurs services infirmiers… « La pénurie de médecins est une opportunité pour concevoir un meilleur partage des tâches », conclut Gilles Henrard. Et non l’inverse.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 74 - mars 2016
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