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Dans le champ de la santé mentale, santé et social sont étroitement liés. Pour les institutions qui accompagnent les patients dans leur milieu de vie, l’intégration des différents types d’interventions est un enjeu d’autant plus important que les situations sont complexes.

En région liégeoise, un groupe rassemble des institutions de première ligne et réfléchit à l’amélioration de cette intégration interinstitutionnelle. Il s’est donné pour nom Tchantchès et Nanesse, comme ces deux personnages folkloriques plus ou moins authentiques censés incarner le petit peuple. Si les personnes qui portent l’initiative dont je parle ici ont pris l’habitude de se désigner de la sorte (ça n’a rien d’officiel), c’est pour souligner leur attachement à la vie des gens plutôt qu’à la logique des institutions. La recherche d’une vie pleinement humaine pour chacun, y compris pour les personnes qui connaissent des souffrances mentales, c’est ce qui les guide. Une mobilisation est donc nécessaire ? Une forme de rupture ? On a là affaire à un groupe de gens actifs dans l’accompagnement ou le soin, engagés, compétents, soucieux de bien faire, pétris d’éthique professionnelle, mais qui pensent que leur action n’est pas à la hauteur des besoins des gens. À la vérité, c’est justement parce qu’ils sont des professionnels responsables qu’ils ont une claire conscience de leurs limites. Mais ils ne s’en accommodent pas. Ils analysent la situation en termes de système, en se situant dans ce système. Et ils constatent que la division du travail, la segmentation de la vision des situations et du soin, les barrières institutionnelles, les modalités de financement et l’implicite des divergences de représentations limitent très fortement la possibilité de répondre de manière construite aux situations. Éternels optimistes, infatigables remetteurs de l’ouvrage sur le métier, beaucoup se sont investis depuis longtemps dans les réformes successives de l’organisation des soins de santé mentale1. Avec des résultats trop maigres au regard des formidables enjeux. L’écart se creuse entre le quotidien des situations qui empirent et les possibilités d’un système aux avancées minuscules ou superficielles. Et ça use. Liaison Le Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie rassemble des citoyens et des institutions actives dans le domaine de la santé mentale. Ce mouvement a réalisé et tient à jour un « Cahier de propositions politiques »2 réfléchies à partir du quotidien des personnes aux prises avec des souffrances psychiques. L’édition 2018 de ce Cahier a été l’occasion d’une riche rencontre entre le Centre Franco Basaglia, qui porte ces propositions, et un groupe de médecins généralistes des maisons médicales. Le Cahier développe dix propositions formant un ensemble cohérent. Dans le cadre de cette rencontre, deux d’entre elles ont été mises en discussion. La proposition 6 : « Créer une fonction de liaison santé mentale dans la première ligne de santé », et la 7 : « Renforcer une clé de l’échelonnement : entre l’hôpital et la fonction de liaison santé mentale de la première ligne de santé ». En effet, la nécessité de bénéficier de l’apport de la première ligne généraliste de soin pour poursuivre l’élaboration et permettre la mise en œuvre de ces deux propositions saute aux yeux… L’objectif de la séance était de dégager les aspects utiles à travailler avec la Fédération des maisons médicales pour préparer son positionnement en soutien à ces propositions. Une des questions centrales (également à l’œuvre dans le groupe Tchantchès et Nanesse) a été celle de la place de la fonction de liaison : à quel niveau se met-elle en œuvre ? En interne (au sein d’une équipe de maison médicale par exemple) ou au niveau d’un réseau ? Est-ce la même chose ? Est-ce compatible ? Les deux sont nécessaires ? Le débat est présent dans les maisons médicales qui tentent de développer une fonction de coordination de soins. L’autre question est évidemment celle de la spécificité. Avons-nous besoin d’une fonction de liaison en santé mentale ou en santé ? Du point de vue du Centre Franco Basaglia, la réponse est claire : l’accueil, dans leur milieu de vie, des personnes en souffrance psychique impose de ne pas réduire leur singularité aux normes de l’approche en santé. L’utilisation du terme « santé mentale » constitue déjà, pour nous, une concession importante, dans le but d’entrer en dialogue avec les acteurs du soin.

Tout n’est pas perdu

Bien sûr, au quotidien, des choses se passent. Depuis toujours. Des collaborations, des rencontres, des réussites. Pas entre tous, et pas dans tous les cas. Devant l’apparente impossibilité de forcer une dynamique globale centrée sur les besoins de la population, certains acteurs ont décidé de partir de ces pratiques pour transformer le système « par le bas ». Les maisons médicales et les services de santé mentale ont une identité commune d’acteurs de l’ambulatoire et des intérêts communs. Beaucoup partagent, très localement, des expériences d’une collaboration déjà ancienne et une vision du système, de l’accompagnement et des situations : que faisons-nous ensemble ? Qu’est-ce que ça permet ? Quelles sont les limites ? L’enjeu de cette démarche est assez élémentaire. Globalement, il s’agit de l’hospitalité des milieux de vie. Comment, au sein d’une population, dans un espace donné, assure-t-on une place réelle pour les personnes en souffrance mentale ? Un accueil véritable de leur singularité ? La possibilité pour ces personnes de vivre une vie digne, pleinement humaine, parmi les autres ? Élémentaire, mais gigantesque ! Soucieux de garder l’enthousiasme, le groupe Tchantchès et Nanesse se donne des principes : partir des pratiques qu’on connaît, de ce qui existe, de ce qui marche ; s’appuyer sur la confiance réciproque, en commençant entre services amis ; viser l’élargissement par cercles concentriques de catégories d’acteurs, à partir des acquis successifs ; inscrire l’action sur un territoire en visant, à terme, l’intégration de toutes les parties concernées. J’ai écrit territoire ? Zut, ça m’a échappé ! Il va falloir m’expliquer. Le territoire des gens, comme celui des bêtes sauvages, ce n’est pas un espace définitivement cartographié, délimité par une ligne rouge tracée au sol, gardée çà et là par des militaires en guérite qui contrôlent l’entrée et la sortie. Ça, ce sont les territoires occupés. Nous voulons dessiner des territoires libres. Des espaces dans lesquels les gens se reconnaissent et où un certain nombre d’acteurs identifiés travaillent de concert, se reconnaissent entre eux et dans le partage d’une certaine responsabilité sur la dynamique sociale. Cette dynamique donne une cohérence au territoire. Individuellement, les gens bougent, changent de territoire, les traversent ou les multiplient. Il n’empêche que, globalement, la dynamique, la population, l’identité locale font sens. C’est un débat très clivant et une réalité manifestement difficile à prendre en compte dans l’organisation de l’accompagnement et du soin que nous connaissons. Ça suppose de passer à la conception d’un espace global que les flux d’information et d’interaction parcourent d’une manière fluide, harmonieuse, dans une organisation cohérente, mais non rigide. Ça implique la recherche d’agencements toujours nouveaux entre toutes les ressources au sein de cet espace afin d’y accueillir au mieux la singularité de chaque situation. Ça suppose de renoncer à toutes les positions d’hégémonie, de concurrence et de hiérarchie, à toutes les ségrégations, à tous les plans figés préétablis, pour entrer dans une dynamique ouverte au changement. Cette prise de risque n’est possible que si la négociation des espaces respectifs est transcendée par l’évidence de l’espace de vie de la population. Pour répondre à ces multiples enjeux, trois niveaux d’attention sont explicitement activés dans la réflexivité : sur les principes philosophiques sous-jacents à l’action, sur les transformations institutionnelles, sur les pratiques.

Principes méthodologiques

Notre méthode se veut foncièrement empirique et pratique. Sans entrer dans les détails, les lignes de force sont les suivantes : -On part classiquement de l’observation de situations. Quelqu’un raconte et le groupe dégage les moments clés, les points de rupture, les leviers, les acteurs. -De l’examen de quelques situations, on formule les questions qui paraissent récurrentes et critiques. -On recueille les diverses hypothèses de réponse à ces questions. -Le groupe s’entend sur une première formulation de réponse à la question. -On déduit les conséquences opérationnelles de la réponse apportée. Qu’aurait-on fait ? Qu’aurait-il fallu ? Quel résultat escomptons-nous ? -On confronte ces mesures à de nouvelles situations. Qu’est-ce que ça aurait permis ? Provoqué ? Était-ce possible ? Quelles sont les conditions de mise en œuvre de la réponse ? -On organise la suite. Qui manque-t-il, avec nous, pour poursuivre la réflexion ? Améliorer/confronter nos réponses ? Aujourd’hui, Tchantchès et Nanesse sont au milieu du gué. Le groupe, qui a démarré en mai 2016, s’est réuni treize fois. Il s’est, bien sûr, un peu rétréci jusqu’à ce que se constitue un noyau qui reste stable. Le climat est bon, la production est de qualité. Un premier élargissement a eu lieu avec les coordinateurs des équipes mobiles 107 du réseau Fusion Liège. Nous avons également élargi à Concerto, seule équipe de soutien spécialisée en santé mentale du territoire liégeois. Récemment, nous avons décidé d’inclure la figure des patients, actuellement une personne représentant l’association Psytoyens. Ces élargissements ont permis que s’exposent d’intéressantes divergences trouvant peu d’espace ailleurs, mais aussi que des pistes nouvelles surgissent. La dynamique qui se construit ici, en profonde rupture avec les habitudes des institutions de l’accompagnement et du soin, ne pourra vraiment révéler toute sa puissance que dans un cadre où les moyens, y compris financiers, sont gérés conjointement au sein de structures de délibération démocratiquement organisées. Des perspectives existent. Elles font l’objet d’une série de propositions politiques (voir encadré) du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie. La conception de l’hospitalité qui est à l’œuvre au sein de Tchantchès et Nanesse est la base de ces propositions.

Documents joints

  1. M. Mormont, « Après 25 ans de réforme en santé mentale, les choses n’ont pas basculé », Alter-Echos, 10 octobre 2014.
  2. Mais où s’en va la vie ? Propositions politiques à faire précéder de récits, Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie, 2018. Téléchargeable sur www.psychiatries.be.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°85 - décembre 2018

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