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Dans une des zones les plus industrialisées de France, les médecins généralistes peuvent visualiser via Google Earth l’environnement de travail de leurs patients. La manifestation du lien entre maladie et travail ne constitue toutefois que le point de départ d’une démarche dont l’objectif ultime est l’assainissement des postes de travail nocifs.

Le bassin industriel de Fos-sur-Mer/Martigues, situé sur la Méditerranée à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Marseille, concentre une diversité d’activités industrielles (sidérurgie, raffinage du pétrole, industrie chimique de base, carrières, etc.) qui en font un poste d’observation privilégié des relations entre santé et travail. L’Association pour la prise en charge des maladies éliminables (APCME), créée en 2000 par des médecins généralistes, a développé un outil informatique1 qui permet de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse d’une cause professionnelle aux lésions diagnostiquées. « Nous parlons de ‘maladies éliminables’, car le terme ‘maladie professionnelle’ sous-entend que l’exercice d’une profession implique la nécessité de contracter certaines maladies alors qu’il est possible aujourd’hui de les éviter et de les éliminer », estime Marc Andéol, le coordinateur de l’APCME. L’idée à l’origine du projet est extrêmement simple : mettre à la disposition de tous les médecins de la région une série d’informations sur tous les cas de maladie pour lesquels le lien avec l’environnement de travail est avéré. Concrètement, le généraliste qui soupçonne une origine professionnelle à la lésion diagnostiquée chez son patient a accès sur un site Intranet à tous les cas similaires diagnostiqués par des confrères membres de l’association. De manière plus précise, le système livre deux types de données : les cas avérés de maladie professionnelle ou « Galerie des cas » et les lieux de travail associés à ces cas ou « Galerie des lieux ». La Galerie des cas Chaque fois qu’il soupçonne une origine professionnelle à la lésion dont souffre son patient, le généraliste crée une fiche. Cette fiche synthétise les constatations médicales, la liste datée des emplois, la liste des postes de travail, la liste récapitulative des risques auxquels le travailleur est ou a été soumis. Enfin, une cinquième rubrique, comportant cinq questions, va orienter la décision du médecin et de son patient d’introduire une demande en reconnaissance de maladie professionnelle. À la fiche est jointe une « feuille d’accompagnement » qui décrit de manière détaillée les tâches remplies et les différents types d’expositions à des facteurs de risques. En moyenne, chaque année, quelque 80 cas débouchent sur une déclaration de maladie professionnelle, avec un taux de reconnaissance qui atteint 85%. En tête des déclarations figurent les affections respiratoires (46% des cas), suivies de la surdité (27%) et des cancers (10%). Souvent, les patients cumulent différentes pathologies qui sont révélatrices d’une polyexposition aux facteurs de risques professionnels. « Il est rare que la personne ne souffre que d’une seule lésion », constate Marc Andéol. Le système a, par ailleurs, permis d’identifier deux groupes particulièrement à risques : les immigrés qui représentent 40% des cas, alors qu’ils constituent 29% de la population locale, et les travailleurs sous-traitants qui représentent environ 60% des cas.

La Galerie des lieux

Pour chaque établissement industriel dans lequel au moins un cas de maladie professionnelle a été confirmé, un tableau est créé. Dans la première colonne figurent le nom du poste de travail et une brève description des tâches effectuées, la deuxième colonne indique le numéro du cas archivé dans la Galerie des cas. Via ce numéro, le médecin accède à la fiche individuelle du patient. Les trois dernières colonnes permettent de déterminer « l’état des lieux » du poste de travail : poste de travail disparu, assaini ou toujours nocif. À chaque « poste de travail nocif » est également associée une fiche comportant quatre rubriques obligatoires : description du poste de travail, risques avérés de maladie, risques par nuisances, risques « hautement probables ». La fiche peut être complétée par des informations relatives à l’organisation du travail (travail posté, nombre de personnes au poste, sous-traitance, etc.), l’état de santé du groupe de travail et l’historique des principaux changements apportés au poste de travail. Cette zone de texte libre permet d’enrichir considérablement les indications fournies dans les champs obligatoires par des informations que bien souvent seuls les travailleurs sont à même de fournir.

Google Earth

Afin d’aider le médecin généraliste, rarement au fait des conditions de travail réelles dans les entreprises, l’APCME a développé une carte des postes de travail cause d’au moins un cas de maladie professionnelle reconnue. Via le logiciel Google Earth, le médecin peut survoler le bassin industriel et zoomer sur un lieu de son choix afin de se rendre compte de l’environnement professionnel de son patient. Grâce à la fonction « placemark » du logiciel, les postes de travail nocifs sont identifiables par une icône qui permet l’ouverture d’une fenêtre qui livre trois types d’information : un court descriptif du poste, les lésions déjà constatées à ce poste de travail et un lien vers le dossier de la personne qui se trouve dans la Galerie des cas.

Assainir les lieux nocifs

Si le système a été conçu et développé pour faciliter l’accès du médecin généraliste à des informations sur les risques professionnels et donc faciliter l’indemnisation des victimes, l’objectif principal du projet est l’élimination totale du risque. Dans l’immense majorité des cas, la reconnaissance de la maladie professionnelle ne provoque en effet aucune intervention corrective sur le poste de travail, avec comme corollaire l’aggravation de l’état de santé du travailleur s’il poursuit son travail ou le risque que son remplaçant connaisse à son tour les mêmes problèmes. « On verse éventuellement une larme pour les victimes et on attend le suivant », dénonce Marc Andéol. Il faut donc rompre ce cercle vicieux. Pour chaque lieu de travail nocif révélé par la maladie professionnelle, l’APCME tente de mettre sur pied un « comité d’assainissement » qui rassemble les personnes atteintes, des inspecteurs du travail, les élus syndicaux du comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT) et les représentants des organismes de sécurité sociale. « Dans notre entreprise, l’outil nous a permis de mieux prendre en compte les maladies. Les salariés malades, on ne les voit pas forcément et on ne fait pas toujours le lien avec le milieu professionnel. Le système développé par l’association nous a permis d’avoir un retour par rapport à ces maladies occasionnées par le travail et de ‘monter au charbon’ pour améliorer de manière significative les postes de travail », témoigne Michel Coste, représentant des travailleurs au sein du CHSCT de l’entreprise chimique Arkema de Fos-sur-Mer. « Nous avons, par exemple, eu un cas de cancer lié à un poste de chargement. Ce cas nous a encouragés à nous interroger sur tous nos postes de chargement. Les travailleurs n’ouvrent plus les coupoles pour mesurer les cuves. On a imposé des aménagements aux postes de travail qui permettent désormais d’éviter que les travailleurs, généralement des sous-traitants, inhalent des produits organiques chlorés très nocifs tels que le chlorure de vinyle monomère, du dichlorométhane, du trichloréthylène, etc. », se félicite le syndicaliste. Éliminer les facteurs de risques, pas les travailleurs Vieux, un article de 2008 ? Le site internet de Port-de-Bouc existe depuis près vingt ans, il lui en a fallu pratiquement autant pour être opérationnel. Une durée comparable à celle que peut prendre une maladie professionnelle pour se développer… Aujourd’hui, la position de l’ACPME est contrastée. « D’un côté, explique Marc Andéol, les institutions nous ont reconnus comme modèle d’épidémiologie des facteurs environnementaux et le site est utilisé par les médecins et les syndicalistes pour provoquer des interventions correctives aux postes de travail. Mais de l’autre, la pérennité de l’outil est en péril faute de relève. » Il déplore l’attentisme des autorités locales. Et ailleurs ? Le système NOCCA, un registre des cancers, a mis quarante-cinq ans à se constituer. Quinze millions de personnes âgées de trente-trois à soixante-quatre ans ont été suivies de 1960 à 2005 en Suède, en Finlande, en Norvège, en Islande et au Danemark. Un cancer a été diagnostiqué chez 2,8 millions d’entre elles. Des liens sont apparus entre métiers, maladies et expositions similaires : mésothéliome et asbeste pour les travailleurs du bâtiment, soleil et cancer des lèvres pour les fermiers et les pêcheurs, cancer des fosses nasales pour les travailleurs du bois et de la construction. À Saint-Nazaire (France), un docker a associé le cancer du rein dont il était victime au décès de plusieurs de ses collègues. Une recherche- action a été menée par une équipe pluridisciplinaire en partenariat avec l’association des dockers de Nantes. Objectifs : améliorer la prise en charge d’atteintes à la santé d’origine professionnelle et impulser des actions de prévention. Plusieurs éléments ont été déterminants dans le succès de cette expérience : elle nait de l’initiative et de l’expertise des dockers eux-mêmes, elle implique des acteurs et d’autres métiers concernés, elle conduit à l’émergence d’une connaissance nouvelle sur les risques. Elle est productrice d’actions de prévention et de réglementations et peut s’appliquer à des situations similaires dans d’autres ports ou dans d’autres secteurs. Confronté au manque de données pour planifi er des actions adéquates de prévention, le gouvernement autonome de Valence (Espagne) a mis en place dès 1991 un système proactif d’informations sanitaires et de vigilance épidémiologique. Dénommé SISVEL2, ce logiciel a deux buts : cartographier les risques professionnels dans la région grâce à la récolte et l’analyse des informations complètes et actualisées ; et proposer un système d’alerte qui permet une identifi cation rapide des cas de maladies potentiellement d’origine professionnelle diagnostiquées ainsi qu’une transmission électronique de demande de reconnaissance vers l’organisme assureur. Médecins généralistes et médecins du travail y sont connectés. SISVEL est à l’origine d’environ un tiers des cas reconnus de maladies professionnelles dans la région. La liste déclenchant l’alerte contient septante-cinq catégories de diagnostics. Le système s’étend, entre autres, à tous les centres de soins primaires, à la majorité des centres de soins spécialisés, des hôpitaux et des médecins des services de prévention des risques professionnels. On estime à 1,8 million le nombre de travailleurs couverts. Et demain ? Et si des produits aujourd’hui déclarés inoffensifs engendraient les maladies professionnelles de demain ? Certains peuvent être dangereux selon les circonstances, particulièrement lorsqu’ils sont inhalés. On peut aussi s’interroger sur les eff ets du mélange chimique de substances, même connues, comme c’est fréquemment le cas pour les produits d’entretien.

Documents joints

  1. http://sic.apcme.net
  2. Sistema de informacion sanitaria y vigilancia epidemiologica laboral.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°81 - décembre 2017

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