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Pour les syndicats, la DEQ signe le début de la mainmise du politique. Des délégués syndicaux de la Centrale nationale des employés (CNE) ont suivi les débats autour du décret ambulatoire en 2008 et 2009 nous font part de leur avis. Ils s’expriment au nom de l’ensemble des délégués et permanents CNE des secteurs ambulatoires (sauf aides familiales).

Dès la présentation publique des premières ébauches de ce qui constituera plus tard la démarche d’évaluation qualitative (DEQ) en 2008, nous nous sommes élevés contre elle en front commun (CNE et SETCa). La volonté politique de regrouper les secteurs de l’ambulatoire dans un décret unique était connue, ce qui ne semblait pas un mal en soi ; mais personne n’était au courant de l’aspect « démarche qualité » du décret. Nous avons demandé des éclaircissements, directement au Cabinet et aussi via le Conseil Consultatif, lieu approprié pour ces questionnements. Il y a eu des heures de débat, mais au final, personne n’a obtenu une définition claire de cette démarche, seulement par la négative : « Cela ne concerne pas les missions, les activités ». Et les débats, les réunions organisées avec les secteurs ont seulement porté sur des aspects techniques (la partie administrative du décret), mais pas sur la question fondamentale, qui était pour nous : « Quel objectif poursuit le politique en instituant les démarches qualité ? ». Méfiance née de messages contradictoires Le fait qu’il ne « s’agissait pas d’évaluer nos missions » nous a frappés et a suscité une grande incompréhension des travailleurs. Les démarches de qualité semblaient se résumer à un « processus d’autoévaluation » formel, vide de contenu. Un exemple qui nous a été donné au Conseil Consultatif, ou dans une rencontre avec le Cabinet, concernait l’accueil : on pouvait réaliser une démarche à partir de la question : « Faut-il repeindre la salle d’attente ?»… L’exemple montrait bien que la forme allait devenir plus importante que tout notre travail de fond ! On nous disait d’un ton rassurant : « N’en faites pas toute une affaire, d’ailleurs vous évaluez déjà ce que vous faites, comme par exemple quand vous faites des bilans en équipe. Mais il n’y a pas toujours de suivi… » Autrement dit, nous faisions de la prose sans le savoir (mais pas très bien !), comme Mr Jourdain : ce n’était pas plus difficile que ça… Mais les travailleurs ont eu le sentiment que, s’il fallait choisir un thème en vue d’une amélioration des pratiques, cela signifiait que quelque chose n’allait pas, sinon pourquoi choisir ce thème ? Tout cela étant très flou, ils étaient inquiets. La COCOF (Administration et Cabinet) nous rassurait encore : « Ne vous inquiétez pas, il s’agit seulement de vous mettre en réflexion, cela ne peut être que positif. » Mais comme par ailleurs l’agrément devenait lié à la DEQ, c’était contradictoire. Lors des débats à propos du décret, les syndicats ont souligné l’existence de nombreuses évaluations déjà mises en place par la COCOF via l’inspection et via les rapports d’activité. En outre, un an avant le projet de décret ’unique’, une évaluation des décrets Santé mentale et Toxicomanie a été réalisée par le Parlement francophone bruxellois. Des experts, des représentants des institutions ont été questionnés. La conclusion a été que le décret était améliorable mais qu’il fonctionnait bien, que le dispositif était adéquat, performant et apportait des bénéfices en terme de santé. Un an après, la COCOF dit qu’elle n’a pas d’éléments d’évaluation… comme si rien n’existait ! Propos inquiétants et changement cosmétique Devant la pugnacité de l’opposition aux démarches qualité, le Parlement francophone bruxellois a invité de nombreux acteurs du secteur ambulatoire (représentants de fédérations et représentants des travailleurs) pour qu’ils expriment leur opinion sur le projet de décret. Lors de ces débats (juste avant les vacances de Noël 2008), la majorité des acteurs étaient contre la mise en place de la démarche qualité. Le résultat fut qu’il y a eu un changement de dénomination : « démarche qualité » est devenu « démarche d’évaluation qualitative ». Certains ont eu le sentiment d’avoir été entendus, et que cette dénomination était plus en phase avec leur pratique. Mais à nos yeux, c’est seulement un autre habillage, aux accents moins « commerciaux ». De toute façon, la définition des démarches d’évaluation qualitative reste floue ; les services risquent toujours d’être en défaut, et sujets à l’arbitraire. Avec la proximité des élections de juin 2009, le message du cabinet a changé, devenant plus inquiétant : « Il faut absolument que le décret passe maintenant, car si nous ne sommes pas à la manoeuvre, cela peut être dangereux. ». La situation était surréaliste : le représentant du cabinet donne ce message au Conseil consultatif, le banc patronal ne réagit pas et personne ne reçoit de précision ni n’ouvre de débat quant à ce danger potentiel… Les délégués syndicaux critiques face à la DEQ ont été considérés comme de « vieux conservateurs qui crient au loup ! ». Efforts sur la DEQ, au détriment des missions Néanmoins ce nouveau processus fragilise fort les services, puisque leur agrément, donc leur financement est maintenant lié à ce processus qui marginalise l’importance des missions, au profit d’une nouvelle obligation peu claire. Cela va aussi diminuer l’aide donnée à la population bruxelloise. On peut en effet imaginer que le souci de certains services sera de prendre des précautions en « mettant le paquet » sur la DEQ. Il n’est donc pas impossible qu’il y ait un transfert d’attention des missions vers la DEQ. Or, en cette période financièrement peu faste, les services travaillent à enveloppe fermée pour la plupart. Pour beaucoup d’entre eux, le financement est déjà insuffisant, les problématiques de plus en plus nombreuses et complexes. Remplir nos missions dans un tel contexte demande beaucoup de réflexion, de discussions et de formation continue. Le processus de fragilisation des services s’effectue donc à deux niveaux : les missions sont moins « au coeur de notre attention » et comme, par exemple, il faut faire X consultations pour recevoir le budget, on risque de perdre le budget si le nombre de consultations baisse. A un second niveau, la fragilité vient de la DEQ elle-même puisque personne ne sait exactement ce qu’il faut faire, ni comment. Seule l’Administration le sait ! Les services sont ainsi grandement à la merci de cette même Administration… L’expertise a changé de camp. Pour les maisons médicales, c’est moins dangereux en termes de financement : leur survie n’est pas liée au financement de la COCOF, et la démarche est sans doute plus facile à appliquer. Et comme elles ont davantage des missions de santé publique, elles peuvent plus facilement considérer leur patientèle comme un collectif (par exemple vérifier l’efficacité d’un programme de vaccination). Utilité floue pour les travailleurs et conséquences menaçantes Aujourd’hui, quand les délégués vont à la rencontre des équipes pour voir comment leurs DEQ se mettent en place, ils constatent que la plupart des travailleurs ne comprennent toujours pas ce qu’il faut faire ni à quoi cela va servir. Concrètement, beaucoup évoquent le problème du temps. Comme les DEQ ne portent pas sur les missions, il faut mettre en place des dispositifs particuliers, et surtout chronophages. Les réunions sur la DEQ sont parfois longues : les équipes prennent beaucoup de temps à redéfinir les choses, car tout n’est pas clair, et des tensions naissent parfois. Dans certains cas, la direction réalise la DEQ elle-même, ou a désigné un responsable. L’équipe est appelée pour valider ce qui a été fait, les travailleurs se sentent dépossédés. Ils se demandent à quoi tout cela va servir, pourquoi le politique a-t-il mis tellement d’efforts et de moyens sur les DEQ (CADEQ, DEQ transversale, total des subsides aux services…). Au risque de nous répéter, c’est un dispositif lourd dont l’utilité n’est vraiment pas perçue. Pour commencer à comprendre à quoi pourrait servir la DEQ, nous voudrions vous conseiller de lire attentivement le récent rapport de la CADEQ (voir encadré) ! Il montre que les pouvoirs publics vont passer à une deuxième phase : en effet, la CADEQ recommande que le décret évolue vers une plus grande coercition. L’obligation pour le service de réaliser une DEQ va devenir l’obligation de réaliser la DEQ telle que l’administration la souhaite. L’imposition du ou des thèmes, le choix de la méthodologie par la CADEQ et la perte d’agrément pour mauvaise réalisation de DEQ y sont très clairement mentionnés. Nous craignons donc que, demain, un service reçoive une visite de la CADEQ le matin et un message l’après-midi l’avertissant que l’agrément est remis en cause ! Jusqu’au décret « ambulatoire » et la mise en place de la DEQ, un agrément ne pouvait être retiré que si un service ne remplissait pas ses missions ou ses obligations en termes de sécurité et de normes techniques. Demain, l’agrément pourrait être retiré au motif qu’un service ne fait pas correctement sa DEQ, quelle que soit par ailleurs la manière dont il remplit ses missions ! Malheureusement, et malgré l’obligation décrétale formelle (art. 175) ce rapport n’a toujours pas, en octobre 2012, été transmis aux services ambulatoires alors qu’il aurait dû l’être dès son passage au Conseil Consultatif, en mars 2012. La CADEQ est la cellule de l’administration de la COCOF responsable de l’accompagnement de la démarche d’évaluation qualitative (DEQ). Une autre recommandation de ce rapport de la CADEQ est de lier la formation à la DEQ. Si une telle recommandation était mise en oeuvre, cela reviendrait à retirer l’autonomie des services et des travailleurs en matière de formation. Pourtant, de grands besoins directement liés aux pratiques existent ; de plus, la co-construction des plans de formation était une revendication des travailleurs accordée par la COCOF lors des accords du non-marchand en 2000… Si la possibilité de suivre une formation utile, et souhaitée, est retirée pour imposer une formation liée à la DEQ, la démotivation des collègues risque d’augmenter, surtout si on se rappelle ce que pense la majorité d’entre eux de la DEQ !

Changement de paradigme

En dehors des spécificités de chaque secteur, et de l’ambulatoire globalement, ce décret est révélateur d’un changement plus profond dans la manière dont le politique gère ses relations avec les services publics et avec de petits services comme les nôtres. Il y a un changement de paradigme pour tout le secteur associatif, et tout va dans le même sens : vers plus d’emprise du politique, ce qui n’est jamais nommé comme tel. Le secteur associatif n’est plus, pour le politique, un acteur privilégié pour co-construire les services à la population, grâce à un dialogue fécond. L’associatif devient l’instrument du politique. La mission de service public est de plus en plus mise de côté au profit d’une autre logique – qu’il est difficile de définir. On passe d’un modèle considérant les acteurs comme des gens compétents, ayant une expertise et une connaissance du terrain qui leur permettent de faire des propositions utiles au politique, à un modèle où les politiques définissent sans concertation ce qu’il faut faire ; les acteurs n’ont plus qu’à se conformer. On quitte ainsi ce qui a fait naître l’ambulatoire, c’est-à-dire la volonté de développer un projet de société. Le décret-DEQ, c’est une forme, ou un symptôme, de l’abandon de cette dynamique. Ceux qui se sont le plus élevés contre la DEQ sont ceux qui sont restés dans ce projet initial.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 61 - juillet 2012

Les pages ’actualités’ du n° 61

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