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Enquête chez les nettoyeurs


Santé conjuguée n°81 - décembre 2017

L’Atelier Santé de Charleroi, le C-DAST (Centre de défense et d’action pour la santé des travailleurs) et la centrale générale de la FGTB ont mené une recherche-action pour établir et documenter le lien entre les troubles musculo-squelettiques et le travail des salariés du secteur du nettoyage. Avec des résultats édifiants.

À chaque thématique sa journée mondiale. Celle du 28 avril est dédiée à la sécurité et à la santé au travail. C’est dans le cadre d’une formation interprofessionnelle organisée pour l’occasion par la FGTB Charleroi en 2009 que Catherine Mathy, alors ouvrière chez Laurenty, découvre l’existence des troubles musculo-squelettiques (TMS). « J’étais ouvrière depuis 1991 dans le secteur, je n’en avais jamais entendu parler, confie-t-elle. Quand on a entendu la présentation sur le sujet, on a réalisé que cela correspondait à ce qu’on vivait. À ce moment, notre employeur nous disait que si nous étions malades, c’est que nous n’étions pas assez courageuses. Comme il y avait beaucoup de temps partiels dans l’entreprise, il arguait qu’il n’était pas possible de souffrir à cause de notre travail, car ‘il ne nous utilisait pas assez’. » Chez Laurenty, témoigne celle qui est aujourd’hui devenue permanente syndicale à la centrale générale de la FGTB (Charleroi), au bout de trois certificats rendus, on se retrouvait sur une « liste noire des personnes malades ». « Ce 28 avril, quand on a entendu parler de ce projet de recherche-action, on s’est dit qu’il fallait y participer. »

Un quart des travailleurs concernés

Tous secteurs confondus, 25 à 30% des travailleurs sont victimes de TMS. En lançant cette recherche-action, le C-DAST et l’Atelier Santé de Charleroi ambitionnent d’objectiver ces problèmes chez les salariés de plusieurs entreprises de la région. But de l’opération : envisager une politique de prévention et de prise en compte des dommages. Trois délégations syndicales de la FGTB montent dans le bateau : celles de Laurenty (nettoyage), Champion-Mestdagh (magasins et en entrepôts) et Lepage (sous-traitant de chantiers de maintenance). S’inspirant notamment de recherches-actions menées en Angleterre, le projet s’appuie sur un outil simple : le Body Map, une cartographie corporelle des lieux de douleurs. « Nous avons voulu créer un outil facile à utiliser par les travailleurs et leurs représentants syndicaux, explique Maxime Coopmans (C-DAST), l’un des initiateurs de la recherche. Car si les travailleurs ne prennent pas en main eux-mêmes la question de la santé au travail, personne ne va le faire à leur place. » Des questions simples et structurées sont également élaborées : avez-vous au cours des douze derniers mois consulté un médecin pour ce problème ? Avez-vous au cours des douze derniers mois bénéficié d’un traitement pour ce problème ? Comment évaluez-vous l’intensité de ce problème sur une échelle de 1 à 10 ? Chez les différents partenaires prédomine aussi le souci de construire un questionnaire validé scientifiquement. 340 questionnaires sont remplis, dont plus de 100 issus de chez Laurenty, où différentes catégories de travail sont représentées : entretien général (bureaux, hôpitaux, écoles, aéroport), travail industriel, lavage de vitres. « Pour le secteur du nettoyage, on a réussi à montrer que non seulement les douleurs étaient importantes – elles concernent 90% des travailleurs dans le secteur – mais qu’elles étaient liées au travail puisqu’elles différaient selon les postes », explique Maxime Coopmans. Les laveurs de vitres par exemple souffrent particulièrement de douleurs aux poignets et au cou tandis que les travailleuses qui nettoient les écoles, amenées à retourner des centaines de chaises, souffrent de douleurs aux poignets, au cou et aux épaules.

Une école du dos

Le projet de recherche-action n’a pas été conçu en collaboration avec les employeurs. « C’était un acte contestataire, défend Maxime Coopmans. Une manière de dire qu’on veut autre chose que ce que l’entreprise propose. » Si l’employeur Laurenty s’est montré plus ou moins ouvert à la démarche, une fois la recherche reconnue par le Prix santé en entreprise du SPF Emploi, il a décidé d’intégrer une « école du dos » à la formation initiale de tous les nouveaux engagés. D’autres petites améliorations sont mises en place, comme l’usage de tuyaux flexibles pour remplir les seaux. « L’employeur dit oui à partir du moment où il n’a pas d’investissement coûteux à faire, précise Catherine Mathy. Dans cette entreprise, on avait déjà un matériel de pointe, mais même avec du bon matériel, parfois les douleurs ne font que se déplacer. On souffre malgré tout de par la répétition des gestes. Par ailleurs, tant que l’on continue à réduire le temps que l’on a pour nettoyer une même surface, bon matériel ou pas, il n’y aura pas d’améliorations au niveau de la santé. » Et c’est bien là que le bât blesse. Le secteur connaît une dégradation des conditions de travail due à la concurrence croissante. « On doit toujours faire plus avec moins de temps, explique Catherine Mathy. Les contrats avec les sociétés de nettoyage sont renouvelables tous les ans. Chaque année, les clients demandent une réduction de la facture. Or la majeure partie des coûts, ce sont les salaires. Et le seul moyen d’avoir un impact sur ces coûts, c’est de diminuer le temps de la prestation. » Dans l’entreprise, le processus de recherche a généré une prise de conscience de cette problématique de la douleur chez les travailleurs. D’une question individuelle, elle est devenue collective. Catherine Mathy décrypte : « les travailleuses sont divisées dans l’organisation du travail : horaires coupés, travail sur différents chantiers… Le personnel ne se rencontre pas, n’échange pas. Avec cette enquête, les travailleuses ont vu que leurs collègues étaient concernées par les mêmes pathologies. On s’est rendu compte que les travailleuses avaient déjà pris des médicaments, avaient fait appel à des médecins, des kinés, et qu’elles ne rendaient un certificat qu’en dernier recours. C’est une vision très différente de celle que nous donnait l’employeur ». La diffusion des résultats de l’enquête a aussi été l’occasion d’informer le personnel sur le rôle du médecin du travail et sur celui du médecin traitant. « Certaines n’avaient jamais entendu parler de ce qu’est une maladie professionnelle… »

Vers une reconnaissance des risques ?

L’enquête est ensuite étendue au niveau national, à tout le secteur du nettoyage. Environ 900 travailleurs y participent, confirmant les résultats précédents. Il en ressort un lien évident entre douleurs et (mauvaise) organisation du travail. Autre constat : l’impact sur les douleurs des risques psychosociaux comme le stress, le burn out. Pour les initiateurs de la démarche, l’objectif est clair : faire reconnaître le nettoyage comme un secteur à risque pour l’ensemble des troubles musculo-squelettiques afin de faciliter les demandes des travailleurs au Fonds des maladies professionnelles (FMP), mais aussi comme un métier lourd ou pénible dans le cadre des débats sur la réforme des pensions. Le projet a été présenté début 2017 au FMP. « On a eu un accord pour créer un groupe de travail pour y réfléchir. C’est reparti pour deux, trois ans… Ça va prendre beaucoup de temps », commente Maxime Coopmans. Autre piste explorée au niveau de la commission paritaire : la possibilité d’élaborer une norme qui déterminerait un nombre maximum de mètres carrés à nettoyer en une heure. « Le temps de nettoyage pour une même surface diminue d’année en année, décrit-il. Il y a de vraies évolutions technologiques, mais les employeurs en profitent pour demander aux travailleuses plus de productivité. » Cette question est même portée au niveau syndical européen au sein d’ETUI (Institut syndical européen). Mais les divergences entre pays sur les manières de travailler et l’intensivité du travail sont telles qu’aboutir à une norme européenne semble irréaliste. De son côté, Catherine Mathy tente d’agir sur les cahiers des charges des contrats conclus avec les clients, notamment quand il s’agit d’entreprises publiques. « Auparavant, explique-t-elle, les contrats étaient conclus sur base du mieux- disant, le prix étant un critère parmi les autres. Aujourd’hui, c’est la règle du moins-disant qui prévaut ; c’est l’offre la moins chère qui remporte le marché. On essaye de revenir en arrière et de faire signer des chartes de bonne gérance aux employeurs. » Pour Maxime Coopmans, si le projet de Charleroi n’a pas entraîné de changements drastiques des conditions de travail chez Laurenty et plus largement dans le secteur, il a eu un impact sur la cohésion entre les travailleurs, sur les rapports de force avec l’employeur et sur la prise de conscience de ce lien manifeste entre santé et travail. « La thématique avance dans l’esprit des gens », conclut-il. Parole aux travailleurs Cinq millions de mètres carrés de locaux entretenus chaque jour, 4300 travailleurs et quelque 5 000 clients. L’entreprise familiale Laurenty créée à Liège en 1957 est active dans tout le pays dans le secteur du lavage des vitres, du travail industriel et, principalement, de l’entretien général. La recherche-action de l’Atelier santé de Charleroi a été menée localement auprès de 131 travailleurs, dont 81% de femmes, âgés en moyenne de quarante ans. Leur ancienneté moyenne au même poste est de huit ans et demi. -L’entretien général (110 personnes interrogées). 87 % déclarent des plaintes (inconfort, gêne, douleur) à au moins un endroit du corps au cours de douze derniers mois. Pour 68% celles-ci se situent au niveau du bas du dos, 43% au niveau des poignets, 39% au niveau des épaules et 37% au niveau de la nuque. L’intensité de la douleur la plus forte est évaluée à 4/10 (10 correspondant à une douleur intolérable) et vise le bas du dos. Dans l’année écoulée, 46 % des personnes interrogées déclarent avoir consulté un médecin, 46% avoir bénéfi cié d’un traitement et 22% avoir dû interrompre le travail. Les mêmes questions leur ont été posées par rapport à la semaine écoulée. 71% des personnes interrogées réitèrent leurs plaintes. -Le travail industriel (12 personnes interrogées). 83% déclarent des plaintes à au moins une localisation sur le corps, la plus fréquente est aussi située au bas du dos (66%), ensuite aux chevilles (50%) et aux épaules (41%). L’intensité de la douleur se situe à 4,5/10. Un quart des travailleurs de ce secteur déclarent avoir consulté un médecin dans l’année, un tiers avoir bénéfi cié d’un traitement et 8% ont dû interrompre leur travail. Ont-ils eu ces problèmes au cours des sept derniers jours ? 66% répondent par l’affi rmative. -Le lavage des vitres (9 personnes interrogées). 7 travailleurs sur les 9 se plaignent de douleurs. Les principales zones touchées sont également le bas du dos (55%) et les poignets (55%), mais aussi les genoux (44%). À ce poste également, les problèmes étaient toujours d’actualité pour 55% d’entre eux au cours de la semaine écoulée.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°81 - décembre 2017

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