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Le sous-financement structurel du secteur de la santé et sa privatisation rampante ont des conséquences sur l’accessibilité des structures de soins de même que sur les conditions de travail des soignants.

Dans chaque crise réside une opportunité. Évidemment, l’opportunité en question peut être entendue très différemment. Pour les détenteurs des pouvoirs politique, économique et financier, les crises représentent en général des possibilités énormes d’accroissement de l’accaparement de richesses, de pouvoir et de contrôle de la population. Pour le reste des gens (qui sont aussi ceux à qui coûte le plus – financièrement et humainement – ces crises), elle réside dans trois aspects : remettre en exergue l’essentiel/vital par rapport à l’inutile/destructeur, rendre plus audibles les revendications populaires de changement des systèmes de pouvoir et d’organisation sociale, et renforcer la capacité d’organisation collective et solidaire.

Ce fut le cas ces vingt dernières années, notamment pour la crise financière de 2008, les sauvetages bancaires et les mesures d’austérité qui s’en suivirent, les épisodes d’attentats ainsi que les crises de l’accueil migratoire [1]. C’est tout aussi vrai pour la dernière en date, celle de la pandémie de Covid-19. Pour le secteur des soins de santé, elle a notamment permis de mettre en avant le caractère fondamental des métiers qui le composent, elle a donné l’occasion de démontrer son sous-financement structurel et de populariser les revendications de refinancement et de changement dans sa gestion, et, suite à la mise en évidence de la souffrance des travailleurs et travailleuses de la santé, elle a permis de renforcer des collectifs réclamant de meilleures conditions de travail. La Santé en lutte est l’un d’eux. Des dynamiques similaires se sont enclenchées dans d’autres secteurs tels que le travail social, l’enseignement ou la culture et ont débouché sur le renforcement ou la création de collectifs tels que Travail social en lutte, École en lutte, Still standing for culture et METAL. Ce n’est pas le fruit du hasard. En effet, bien que tous ces secteurs soient socialement fondamentaux, ils subissent depuis des années une restriction de leurs budgets, ceux-ci étant vus comme des additions de coûts plutôt que les sommes d’investissements qu’ils sont censés être. Cet « encadrement budgétaire » cherchant à limiter au maximum la part de budget public octroyée aux systèmes de santé conduit à une finalité bien précise : la privatisation progressive du secteur, qui a des conséquences néfastes et multiples dont la première est la restriction des accès aux structures de santé.

Coupes budgétaires

Depuis 1995, les dépenses pour les soins de santé ont globalement tendance à augmenter d’année en année [2], mais de manière plus limitée depuis la crise financière de 2008. Cependant, cette « tendance » à l’augmentation est trompeuse, car le budget diminue certaines années, car les années de stagnation budgétaire signifient, sur le terrain, une perte de moyens (notamment vu l’augmentation de la charge salariale liée à l’ancienneté), et parce que plus les coupes et les stagnations dans les budgets publics sont nombreuses et fortes, plus les augmentations qui les suivent sont à relativiser.

Or, les besoins en soins de santé (et donc en financement), eux, ne cessent d’augmenter et ces augmentations budgétaires en trompe-l’œil sont beaucoup trop faibles pour y répondre. On parle souvent du vieillissement de la population comme cause principale de cette augmentation, mais, encore une fois, c’est trompeur et cela contribue à invisibiliser les responsabilités dans les choix de politique économique.

Les causes majeures – et évitables – de l’augmentation des besoins de soins sont socioéconomiques et environnementales : précarité, pollution, exposition accrue à des agents cancérogènes, accidents de la circulation, stress intense au travail, etc. Le nombre total de séjours à l’hôpital a augmenté de 21 % entre 2008 et 2017. Le budget des hôpitaux, lui, n’a augmenté que de 7,5 % et celui du matériel médical a baissé de 8 %. Globalement, ces cinq dernières années, les budgets de santé publique n’ont augmenté que de 0,67 % par an. On peut donc dire que nous sommes dans une situation de grave sous-financement structurel qui ne peut se rattraper par des refinancements ponctuels ni des ajustements mineurs dans la manière marchande de les gérer.

Au-delà du manque de financement en général, il faut aussi pointer la technologisation très onéreuse des soins de santé ainsi que le sous- financement de la promotion de la santé. Celle-ci constitue pourtant la solution à la prise en charge des déterminants non médicaux de la santé et donc à la réduction des coûts des soins de santé. Enfin, lorsqu’on parle de baisse de moyens dans la santé, on ne peut passer à côté du sujet de la sécurité sociale. En effet, celle-ci participe au financement d’une majeure partie du système de santé. Elle représente par exemple plus de 60 % du financement du fonctionnement de l’hôpital. Or, la sécu subit de nombreuses attaques depuis sa création. Dans les années 1980-1990, arguant d’une nouvelle crise (encore une !), le gouvernement de l’époque va réduire fortement les cotisations sociales dites « patronales » [3]. Cette tendance à la baisse régulière au prétexte de la compétitivité persiste encore aujourd’hui. Dès lors, le financement que l’État est censé fournir en tant que roue de secours va être de plus en plus indispensable pour maintenir le système à flot. Pourtant, à force d’austérité, le gouvernement va désinvestir de plus en plus la sécurité sociale. Ce qui signifie de plus en plus de coupes dans les dépenses sociales, comme la santé, et de restrictions dans les conditions d’accès aux droits sociaux. Mais aussi une privatisation progressive de l’assurance maladie via les assurances privées et même via les mutuelles et leurs offres d’assurances complémentaires qui sont des produits commerciaux qui ne relèvent plus des leviers de la répartition sociale.

Changement de l’organisation du travail

Cette logique de baisse maximale des coûts contamine la quasi-totalité de l’organisation des systèmes de santé publics. Un des exemples les plus frappants de cette gestion managériale est sans doute le financement à l’acte. En bref, il s’agit de financer les institutions de soins non pas sur base d’un forfait annuel ou d’une évaluation des besoins, mais sur base de la justification des actes médicaux posés. Pour le soignant cela signifie une augmentation de la charge administrative puisque tout acte posé doit être dûment reporté et enregistré. La fragmentation du soin en actes s’accompagne aussi d’une informatisation et d’une grande perte d’autonomie des métiers du soin. Dans certains hôpitaux, c’est un ordinateur qui dicte le planning des infirmières et infirmiers, listant les actes à effectuer durant la journée. C’est d’autant plus ridicule que cela ne permet en rien de réelles « économies ». Ni pour la collectivité sur le long terme, car les gens ne sont pas mieux soignés, ni pour le budget public annuel puisque ce système favorise la déclaration d’un maximum d’actes finançables là où d’autres actes parfois plus pertinents ou plus simples, mais moins « rentables » auraient normalement été prodigués.

Une fois encore, cette destruction de la santé non marchande conduit à de plus en plus de privatisation. Celle-ci prend diverses formes, telles que la sous-traitance de nombreux services dans les institutions financées par le public (avec pour conséquence une précarisation des conditions de travail pour les métiers concernés), mais aussi la multiplication de cliniques et institutions privées à finalité commerciale. Le manque de moyens détruit progressivement la qualité des services publics et l’inadaptation de la tarification à l’acte conduit au déconventionnement de plusieurs médecins et institutions. Les gens qui en ont les moyens se tournent vers ces solutions commerciales mieux dotées et on voit s’accroître une médecine à deux vitesses. Un des secteurs du soin le plus touché par cette réalité est sans doute celui des maisons de repos, devenues selon les cas des machines à sous pour les actionnaires (plusieurs étant cotées en bourse) ou des mouroirs parfois à la limite de la salubrité pour les résidents.

Effets sur la qualité des soins

Cette logique tournée vers la rentabilité plutôt que le soin n’est pas sans conséquence humaine. Pour les équipes qui sont en outre frappées par le manque de moyens et d’effectifs, cette mécanique se traduit par des burn-out et des baisses de motivation allant très souvent jusqu’à la démission. Pour les patients qui n’ont pas les moyens d’accéder aux services de soin commerciaux, les conséquences peuvent être dramatiques. Forcément, lorsque des normes d’encadrement déjà fort basses (la norme de sécurité internationale étant d’un infirmier pour huit patients) ne sont même pas respectées (un infirmier pour 9,4 patients en Belgique) [4], c’est leur vie que l’on met en danger. La contrainte à la rentabilité incite également à réduire le temps de consultation, impliquant que certains aspects importants de la santé sont parfois ignorés et non pris en charge. Ce constat peut a fortiori être fait dans les hôpitaux, qui, la plupart du temps, s’intéressent peu aux conditions de sortie de leurs patients, ce qui engendre une perte de continuité des soins. Enfin, lorsque la commercialisation des soins de santé et des assurances maladies devient inabordable pour de plus en plus de gens, on assiste à une perte des droits d’accès et à des renoncements aux soins, dentaires et optiques notamment, ce qui peut avoir de graves conséquences sur la santé à long terme.

Réhabiliter l’État social ?

La crise sanitaire est l’occasion de changer de système. La dynamique destructrice du bien commun qui encourage la privatisation ne doit pas être vue comme une simple conquête de nouveaux marchés par le capital. Il s’agit surtout d’une prise de pouvoir sur notre capacité à nous organiser collectivement (la destruction de la sécurité sociale, c’est avant tout la destruction de la capacité des travailleurs et travailleuses à se solidariser) et d’une prise de contrôle sur nos vies et sur nos corps qui deviennent pleinement soumis aux lois du marché et aux normes du travail. Notre capacité d’auto-organisation collective étant mise à mal, l’État apparaît alors comme le seul rempart. Nous craignons plus que tout sa disparition et nous nous engageons pour qu’il soit plus « social ». Or, l’État n’a jamais été social. La sécurité sociale, ce sont les travailleurs et les travailleuses qui l’ont créée, et les syndicats et les résistants de la Seconde Guerre mondiale qui ont permis sa généralisation. Tout comme la totalité des droits sociaux acquis depuis cette guerre.

Plutôt que de chercher à réhabiliter l’État social idéalisé, il faut réhabiliter notre capacité à défendre collectivement nos biens communs, à commencer par les biens essentiels. Pour garantir qu’elles servent l’intérêt général, les institutions de soins doivent être gérées de manière équilibrée par les travailleurs et les travailleuses de la santé, les bénéficiaires et la collectivité. C’est ce que nous appelons la « socialisation » de la santé. C’est pourquoi La Santé en lutte se bat pour faire entendre ces voix via ce qu’on pourrait considérer comme une forme de syndicalisme de lutte, complémentaire au syndicalisme représentatif. Nous cherchons à nous organiser, en solidarité avec les travailleurs et travailleuses des autres secteurs, avec ou sans emploi, avec ou sans papiers, pour peser collectivement, par l’action, dans le rapport de force. Cela afin de contraindre les pouvoirs publics et les institutions à la mise en place d’un système humain, de qualité et accessible à tous.

Notre défi pour cela est de parvenir à rassembler dans tous les métiers de la santé au sens large, dans le préventif comme dans le curatif, à l’hôpital comme dans les petites institutions ou le soin à domicile, soignants et soignantes, techniciens et techniciennes et ce de concert avec les syndicats, les collectifs tels que le nôtre qui luttent dans les autres pays touchés par les mêmes politiques libérales ou dans d’autres secteurs en Belgique et les initiatives de solidarité qui vont dans le même sens. La politique de santé nous concerne tous, en ce compris la santé sur les lieux de travail. Le chemin à parcourir est énorme mais le potentiel de la dynamique de lutte solidaire qui s’enclenche l’est tout autant.

 

[1Toutes ces crises sont des conséquences logiques des réelles crises que sont la destruction des écosystèmes, l’accaparement des richesses par les détenteurs de capitaux, le renforcement autoritariste des États, le colonialisme, l’institutionnalisation et la normalisation du racisme et l’ancrage social des normes hétéro-patriarcales.

[2G. Grégoire, Les soins de santé en Belgique : de la privatisation à la socialisation ? , CADTM, www.cadtm.org, juin 2020.

[3Ce qualificatif est abusif car il laisse entendre que ces cotisations seraient une sorte de contribution des détenteurs de capitaux au bien-être social, ce qui est faux.

[4Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), Dotation infirmière pour des soins (plus) sûrs dans les hôpitaux aigus , www.kce.be, 2019.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°96 - septembre 2021

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