Aidants proches, pairs-aidants, experts du vécu, bénévoles au sein d’un groupe d’entraide ou d’une association de patients… Beaucoup endossent ce rôle de manière volontaire ou contrainte, dans la sphère privée ou publique, moyennant rémunération ou pas.
En Belgique, on estime à près d’un million le nombre de personnes qui apportent régulièrement – voire quotidiennement – un soutien moral, physique ou matériel à un conjoint, un parent, un enfant ou un ami en perte d’autonomie. Ces aidants proches – 75 % sont des femmes – jouent un rôle social et économique essentiel en apportant une assistance parfois indispensable au maintien à domicile des personnes dépendantes (soins d’hygiène corporelle, soutien psychologique, tâches ménagères, maintien de la sociabilité, etc.). D’après l’UCLouvain et le service d’études des Mutualités chrétiennes1, 60 % d’entre eux n’ont pas recours à des services de soutien (aides familiales, aides ménagères…) et de répit (structures d’accueil, garde à domicile…). La majorité des aidants informels prodiguent donc des aides et des soins qui ne sont pas pris en charge par des professionnels.
Des figures multiples
Ces dernières années, deux autres figures ont émergé dans les secteurs de l’aide et du soin : le pair-aidant et l’expert du vécu. Plus connues outre-Atlantique, elles s’inscrivent dans des initiatives participatives qui « permettent de faire entendre la parole du bénéficiaire. Et, surtout, de valoriser l’expertise de personnes ayant été confrontées à l’exclusion sociale, à la maladie mentale ou aux addictions, et de les intégrer aux dispositifs qui les prennent en charge », comme l’expliquent Muriel Allart et Sébastien Lo Sardo dans un guide méthodologique dédié à ces pratiques2. Aujourd’hui, le SPP Intégration sociale encadre une quarantaine d’experts du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale, détachés dans différents services publics fédéraux (INAMI, hôpitaux…). « Cette fonction, innovante dans les champs de l’administration publique, a fait largement ses preuves depuis une dizaine d’années », poursuivent les deux auteurs. Elle « permet d’améliorer l’accueil des populations confrontées à la pauvreté » et « surtout de relever les freins dans l’accessibilité des droits et services. » Les associations de patients et les groupes d’entraide foisonnent aussi. Dans le prolongement du mouvement self-help qui a vu le jour en 1935 aux États-Unis avec la création des Alcooliques Anonymes, ces associations s’articulent soit autour d’une pathologie spécifique (diabète, sclérose en plaques…), soit autour d’une problématique plus générale (santé mentale, assuétudes…). Elles réunissent des patients et quelquefois leurs proches qui s’y engagent bénévolement. Selon les sources de financement dont elles disposent (dons et cotisations, sponsoring privé et/ou subventions publiques), elles peuvent parfois compter sur l’engagement de travailleurs salariés. Au départ de leur propre expérience de la maladie et du système de soins, ces patients partagent des informations, des conseils et offrent un soutien à leurs pairs en animant des groupes de parole, des activités ludiques ou en élaborant collectivement des revendications politiques. Parce qu’elles favorisent l’empowerment des patients et leur participation aux politiques de santé, ces associations et leurs fédérations sont des acteurs incontournables du système de santé.
De l’expérience à l’expertise
Implantées en Belgique depuis les années 1970 – et de manière plus structurée au tournant des années 2000 –, les associations de patients et groupes d’entraide partagent l’une des revendications fondamentales des self-help groups : la reconnaissance des usagers « comme détenteurs de connaissances et d’expériences irréductibles aux connaissances savantes, et pourtant essentielles dans la compréhension et la résolution de leurs propres problèmes. »3 Par l’affirmation d’une expertise propre aux usagers, ces associations ouvrent la voie à la valorisation des connaissances expérientielles au même titre que les connaissances professionnelles. Dans le même sens, le mouvement de la pair-aidance part du postulat que « l’expérience de la souffrance et du rétablissement autant que le vécu “de l’intérieur” du système constitue un savoir expérientiel qui peut se transformer en ressources à différents niveaux : individuel ou collectif “entre pairs”, amélioration des dispositifs d’aide et de soins, déstigmatisation des troubles psychiques dans la société et participation aux politiques. »4 En chemin vers le rétablissement et une meilleure qualité de vie, les pairs-aidants sont en mesure de mobiliser leur expérience et leur parcours de soins au service d’autres usagers. À contre-pied des relations asymétriques entre soignants et soignés, ils incarnent des alter ego avec qui « on peut parler de tout », en confiance, sans être jugé et qui, parce qu’ils ont surmonté des difficultés similaires, sont générateurs d’espoir. Les aidants proches détiennent aussi une expertise sous-valorisée. « Propulsés dans un monde inconnu, celui de la perte d’autonomie qu’ils découvrent en même temps que la dépendance de l’aidé, vécue comme un véritable choc émotionnel », les aidants apprennent souvent à réaliser des gestes professionnels « sur le tas » (administrer des médicaments, laver, porter, rééduquer, stimuler…), relève une étude de la Fondation Roi Baudouin5. Leur connaissance intime de la personne aidée suscite parfois une inversion des rôles avec les professionnels. C’est alors l’aidant qui montre au professionnel comment faire, comme dans ce témoignage extrait de cette étude : « Ça ne me convenait pas. Depuis des années qu’elles viennent, je les appelle par leur prénom : – “Bénédicte, tu ne crois pas que si tu la prenais comme ça, ça irait mieux ?” – “Bah ! tu as peut-être bien raison”, alors elle a essayé. – “Tu as raison, qu’elle dit, ça va mieux”. Tout compte fait, c’est moi qui lui ai donné un conseil. »
En quête d’un statut
En révélant la tension entre savoir expérientiel et savoir professionnel, l’émergence de ces figures de soins soulève inévitablement la délicate question de leur statut. Quel est le statut juridique déterminant la position d’un pair-aidant au sein d’une équipe professionnelle ? Est-il engagé bénévolement ou moyennant un contrat de travail ? Quelle est sa fonction exacte et quelles sont les limites de cette fonction ? Intégrer un pair-aidant dans une équipe ne s’improvise pas ; ce processus nécessite une préparation minutieuse et la mise en commun des attentes et des craintes des membres de l’équipe en vue de baliser au mieux son rôle, sa fonction et sa place au côté des autres travailleurs. Les pairs-aidants sont-ils des professionnels ? Pour répondre à cette question, Baptiste Godrie6, chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations (CREMIS), a identifié trois logiques de professionnalisation à l’œuvre quand des intervenants pairs intègrent des services sociaux ou de santé. Dans une première configuration, les pairs-aidants sont considérés comme des médiateurs entre les usagers et les intervenants. Ils aident leurs collègues à mieux comprendre ce que vivent les usagers et à identifier plus précisément leurs besoins. En réalité, ils ne font pas l’expérience d’un véritable processus de professionnalisation, en demeurant à la marge de l’équipe et en assumant des tâches jugées moins valorisantes. La posture inverse revient à considérer les intervenants pairs comme des professionnels comme les autres. En misant sur les formations et les supervisions, les pairs- aidants adoptent progressivement les standards professionnels de leurs collègues « qu’ils n’ont pas contribué à définir, ce qui limite la possibilité de développer une posture qui leur serait propre ». Une troisième voie est de concevoir les pairs-aidants comme des professionnels avec une posture spécifique. Leurs savoirs expérientiels et leurs modes d’action (proximité relationnelle, langage du quotidien, ton plus direct…) enrichissent les manières existantes de travailler et contribuent au renouvellement des pratiques d’intervention sociale. Encore largement invisibilisés dans la société, les aidants proches sont également en quête d’un statut. Reconnus officiellement dans le cadre d’une loi datant de 2014, ils bénéficient depuis le 1er septembre 2020 d’un accès, sous conditions, à un congé rémunéré pour l’assistance médicale d’une personne en situation de dépendance. Si cette reconnaissance légale relève encore du symbolique, elle constitue néanmoins une étape importante dans le processus de visibilisation des aidants proches et dans la quête de nouvelles protections sociales. Le statut des associations de patients a aussi évolué depuis la création de deux fédérations – l’une francophone, la Ligue des usagers des services de santé (LUSS), et l’autre néerlandophone, la Vlaams Patiëntenplatform (VPP) – reconnues et subventionnées par les autorités publiques. Ces fédérations représentent les patients au sein de diverses instances telles que la Commission fédérale « Droits du patient », l’Agence fédérale des médicaments ou encore la section consultative de l’Observatoire des maladies chroniques de l’INAMI.
Opportunités et risques
Par l’éclairage du caractère asymétrique des relations d’aide et de soins, les nouvelles figures de soins bousculent les rôles traditionnellement assignés aux patients et aux soignants, aux usagers et aux institutions. Sans se substituer aux travailleurs sociaux ni aux soignants, les pairs- aidants, les aidants proches, les groupes d’entraide et les associations de patients contribuent à enrichir et renouveler les pratiques d’intervention existantes au profit des usagers. Quelques risques et dérives liés à ces pratiques émergentes doivent cependant être pointés. Dans un contexte de sous-financement des secteurs de l’aide et du soin, l’accueil d’un pair- aidant peut exacerber la concurrence entre des intervenants pairs et des professionnels et faire craindre aux seconds d’être remplacés par des travailleurs engagés à moindre coût. En outre, « la pair-aidance n’est pas un instrument d’insertion professionnelle », rappellent à juste titre Muriel Allart et Sébastien Lo Sardo7. Or, dans un contexte d’activation des demandeurs d’emploi, « être souffrant, aujourd’hui, si vous le dites, risque bien de faire partie de ces “expériences non professionnelles” qui sont prises en compte par le Forem, Actiris ou par un CPAS pour vous obliger à en faire un job, même s’il en va de votre survie de passer à autre chose. »8 Du point de vue des aidants proches, l’assistance apportée à l’entourage peut avoir des conséquences néfastes sur leur santé physique et psychique, notamment lorsqu’ils ne sont pas épaulés par des services d’aide formels : solitude, épuisement, dépression, etc. Ces maux s’accompagnent souvent de difficultés professionnelles, sociales et financières. Des pratiques maltraitantes sont parfois rapportées. Elles pourraient être prévenues par le recours à une formation ou aux aides formelles, dont l’accessibilité géographique et financière devrait être améliorée. Par ailleurs, comme le souligne l’étude de la Fondation Roi Baudouin, les aidants « attendent d’être conseillés par leur médecin généraliste, qui semble se limiter à sa fonction de soignant » et témoignent d’un « manque de conseils et de soutien de la part des professionnels de santé pour trouver les aides et services et effectuer les démarches, avoir des conseils sur la maladie ». Du côté des associations de patients, un manque de moyens est relevé dans les petites structures ainsi qu’un manque de temps et de bénévoles pour pouvoir faire vivre l’association et réaliser ses missions de sensibilisation et de représentation des patients. À l’inverse, lorsqu’elles se professionnalisent et s’institutionnalisent en tant qu’interlocutrices reconnues par les pouvoirs publics, elles s’éloignent parfois de la parole des premiers concernés qu’elles sont censées porter.
Documents joints
- P. Gérain et H. Avalosse, « Comprendre les aidants proches, leur bien-être et leur recours aux services de soutien et de répit », MCInformations, décembre 2020.
- M. Allart, S. Lo Sardo, La pair-aidance en Fédération Wallonie-Bruxelles. État des lieux, Forum-Bruxelles contre les inégalités, SMES, 2020.
- V. Rabeharisoa, M. Callon, « Les associations de malades et la recherche. Des self-help groups aux associations de malades », Médecine/Sciences, n° 8-9, vol.16, 2000
- F. Dujardin et al., « Pairs-aidants, premiers pas… », Le Grain, www.legrainasbl.org, 2018.
- Fondation Roi Baudouin, Les aidants proches des personnes âgées qui vivent à domicile en Belgique : un rôle essentiel et complexe. Étude de données, 2016.
- B. Godrie, « Professionnalisation des intervenants pairs : de quoi parle-t-on au fait ? », L’Observatoire, n° 92, septembre 2017.
- Op cit.
- F. Dujardin et al., op cit.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°94 - mars 2021
Introduction
Aidant proche, bénévole dans une association ou un groupe d’entraide, pair-aidant, expert du vécu… Qu’est-ce qui pousse – qu’est-ce qui nous pousse – à un moment de notre vie à endosser un rôle de « soignant » ? Contre(…)
Les groupes d’entraide
Demander ce qu’est la santé mentale, ce n’est pas tout à fait la même chose que de définir la santé mentale, où l’on me récitera le plus souvent la définition de l’Organisation mondiale de la santé.(…)
L’hospitalisation à domicile
Ces soins sont habituellement donnés en hôpital de jour ou lors d’une hospitalisation. Dans le cadre de l’hospitalisation à domicile (HAD), ils sont prodigués au domicile du patient avec la même surveillance et la même sécurité.(…)
Les pairs-aidants
Les pairs-aidants sont des personnes qui ont elles-mêmes vécu l’expérience de la grande souffrance psychique et/ou sociale. Pour faire face à cette grande souffrance, ils ont développé des compétences et mobilisé des ressources. Ils s’en sont(…)
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