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Clinique du lien


Santé conjuguée n° 76 - septembre 2016

Nombres de mineurs isolés étrangers sont très déconstruits lorsque je les rencontre, à Paris, très peu de temps après leur arrivée en France. Les symptômes, jusque-là contenus, jaillissent sans qu’ils ne puissent les retenir. Ils sortent alors de l’état de survie dans lesquels ils ont été plongés durant les évènements traumatiques qui les ont conduits à fuir leur pays ou durant le trajet d’exil.

Bien que les fragilités et le vécu de chaque jeune soient bien particuliers, les symptômes développés apparaissent en majorité suite à des deuils ou des traumas.   Ces événements traumatiques ont parfois eu lieu durant l’enfance ou la petite enfance du jeune (un deuil, de la maltraitance, un abandon, etc.). Au pays, c’est contenu par l’environnement social et la culture. Mais l’exil crée un déséquilibre parce qu’il rompt l’homologie entre le cadre culturel externe (la culture et les représentations culturelles du pays) et le cadre culturel interne intériorisé (les représentations de l’individu). Comme l’explique l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, auparavant, le cadre interne et externe était en harmonie alors que lorsque l’individu arrive dans un autre pays, il n’est plus homogène. Cela crée un traumatisme. La fragilité psychique n’est alors plus contenue, le jeune se retrouve sans contenant. Les symptômes apparaissent alors. Les évènements traumatiques peuvent précéder le départ du pays. Je pense aux demandeurs d’asile qui n’ont pas d’autre choix que de fuir. Ce départ n’est précédé d’aucune élaboration. La rupture est précipitée. Le traumatisme psychique peut être gelé et émerger seulement à l’arrivée en France, lorsqu’ils ont « posé leur valise ». Enfin, les événements traumatiques peuvent exister durant le voyage d’exil : voyage souvent long et dé-structurant. Ils connaissent alors des situations déshumanisantes, et côtoient la mort de près.

La culture comme levier thérapeutique

Les nationalités des jeunes sont multiples, et il me semble majeur de tenir compte des spécificités culturelles des jeunes rencontrés. Comme l’a développé Georges Devereux, la psychologie transculturelle repose sur deux principes. D’une part, l’universalité psychique : ce qui définit l’être humain, son fonctionnement psychique est le même pour tous. Il s’agit d’une universalité de fonctionnement, de processus. Et d’autre part sur la particularité de sa culture d’appartenance : la culture permet à chacun de lire le monde d’une certaine manière. Ainsi, il s’agit de faire cohabiter ces deux positions très importantes : l’universalité psychique et le codage culturel. Pour ce faire, il est nécessaire de se décentrer, de prendre de la distance face à nos propres repères afin de mieux comprendre ces jeunes. Ce matériel culturel est un véritable levier thérapeutique potentiel. Nous sommes des êtres culturels. Il est nécessaire de tenir compte de l’identité culturelle du jeune. Nous avons besoin d’être à l’écoute de comment il se définit, comment il se projette, afin de co-construire avec lui. Il est souvent important d’avoir recours à des interprètes, pour plusieurs raisons : d’une part, le traducteur traduit mot à mot, mais aussi reconstitue le contexte des mots, les représentations sous-jacentes, les mondes qui donnent sens aux mots, et ses propres associations sous-jacentes. D’autre part, l’interprète en situation clinique est un médiateur. C’est aussi un informateur au sens anthropologique, il permet d’amener des connaissances culturelles. De plus, la présence d’un interprète permet de faire des allers-retours entre les langues. La possibilité de passer d’une langue à l’autre est aussi importante. C’est le lien entre les langues qui est recherché. Enfin, le fait d’être trois crée un groupe. Le groupe permet d’aborder certaines étiologies traditionnelles, notamment ce qui a trait au magico-religieux (les djins, la sorcellerie, les ancêtres qui reviennent la nuit, etc.). Ce sont des leviers thérapeutiques essentiels.

Du lien aux parents

Lorsque c’est possible, nous faisons le pont entre le pays d’origine et ici. Je recherche les ressources familiales à travers les souvenirs, les liens sécurisants qui ont existé. Je cherche à replacer le jeune dans une histoire et une identité familiales. J’essaie qu’il garde ou retrouve une place dans sa famille (même sans contact, même par l’absence). De plus, la remise en sens de la décision des parents de faire émigrer leur enfant (lorsque ce sont les parents qui sont à l’initiative du départ) est importante. La majorité des jeunes ressentent beaucoup d’affection pour leurs parents mais également de la colère. Cette colère est légitime et il est nécessaire de lui faire une place dans l’espace thérapeutique. Ce projet d’exil fut-il construit pour protéger le jeune ? Ou pour l’abandonner et l’exclure de la famille ? Pourquoi lui et pas son frère ? Pourquoi lui faire vivre tant de moments si difficiles s’il a l’affection de ses parents ? Les dernières paroles des parents avant la séparation vont être déterminantes dans la manière de gérer les difficultés. Les jeunes se rattachent à ces paroles qui sont comme des repères quant à leur conduite à tenir. Par contre, souvent, les projets familiaux ne concordent pas avec la réalité française. Le jeune va devoir gérer cette sorte d’injonction paradoxale des adultes (le discours des adultes en France est diamétralement opposé au discours des parents) où cliver va être la seule solution. Là où ils ont une responsabilité familiale, nous allons les ancrer dans une place d’enfant. Là où ils ont de grands projets d’avenir, nous leur proposons une formation qualifiante courte. Là où il y a urgence d’aider financièrement la famille ou de rembourser les dettes du voyage, nous leur disons qu’il leur est interdit de travailler avant leur majorité, etc. Comment trouver un sens entre celui donné par la famille et la réalité française ? L’espace thérapeutique va devenir un espace où nous allons faire des ponts entre ici et là-bas afin que le jeune négocie entre ces deux facettes de son identité tellement différentes. Le lien à la famille, lorsqu’il est possible, est primordial. Il est souvent central dans les entretiens. D’une part, ce lien est à reconstruire, à réorganiser. Comment expliquer toutes leurs démarches administratives, les lieux où ils sont hébergés, les choix (ou non choix) de scolarité, etc. ? Comment les informer de démarches qui dépendent d’une logique qu’eux-mêmes découvrent mais que les parents ne connaissent pas (et du coup ne comprennent pas) ? Ce travail de lien est également parasité par les demandes que les jeunes sont obligés de faire : à peine ont-ils repris contact avec leur famille, qu’ils doivent leur formuler des demandes. Car ils ont souvent besoin d’obtenir des documents d’identité pour justifier de leur âge ou d’éléments de l’histoire familiale pour les démarches de demande d’asile. Par ailleurs, les jeunes ont besoin d’avoir l’aval de la famille pour pouvoir construire un projet en France. Je pense à une jeune congolaise incapable de choisir son orientation scolaire, de prendre une décision, de donner son opinion ou d’être partie prenante des solutions qui la concernaient. Après en avoir discuté en équipe et après avoir eu l’accord de la jeune fille, les éducateurs se sont mis en lien avec les parents afin de transmettre des nouvelles de leur fille et de les informer des démarches entreprises. Le plus important fut le contact. Mettre du lien, aux yeux de la jeune, entre sa famille là-bas et sa vie ici, lui a ainsi permis de s’inscrire dans un projet scolaire.  

La culture à petites doses

Enfin, je vais « amener la culture à petites doses », expression de Marine Pouthier qui fait référence au concept de Winnicott lorsqu’il explique que la mère fait découvrir, à son enfant, le monde à petites doses. Prenons un exemple sur le travail social en France. Ici, nous donnons le choix au jeune. C’est un grand principe du travail social, afin que la personne « soit acteur ». Mais beaucoup de jeunes, habitués à ce que les adultes décident pour eux, ressentent cette attitude comme une marque de désintérêt à leur égard. Comme s’il n’avait pas d’importance aux yeux du travailleur social. C’est donc très insécurisant et angoissant. De même, concernant la parole : nous travaillons beaucoup en individuel. Nous leur demandons de dire « je » (concernant le suivi social, la demande d’asile, etc.), alors que ces enfants ont appris à dire « nous », une parole collective. A l’évidence, la représentation culturelle de la parole est différente. Ainsi, le travail auprès des mineurs isolés demande des outils spécifiques. Outre la nécessité de tenir compte du contexte de départ et des circonstances du voyage, outre l’importance de travailler à partir de la culture et des représentations du patient, une clinique du lien va se créer. Un nécessaire travail de remise en sens sera réalisé auprès de ces jeunes dont le choc de l’exil peut créer un trauma. Il sera également fondamental de les ancrer à nouveau dans leur histoire, pour éviter qu’un clivage entre l’avant et l’après exil, entre ici et là-bas ne s’installe. Pour ces jeunes qui n’ont pas encore acquis toute la connaissance culturelle, et qui devraient encore s’appuyer sur la connaissance des aînés (des anciens !), cet isolement va faire face au manque. Il s’agira donc de les ancrer à nouveau dans les compétences qu’ils ont tout de même acquises antérieurement et de leur permettre de trouver les réponses à leurs questions, soit par un contact téléphonique au pays, soit par d’autres moyens qu’ils trouveront eux-mêmes. Je conclurai sur l’étonnante capacité de résilience de ces jeunes. Il n’est, en effet, pas rare de les voir rapidement évoluer, apaiser leur trauma, soulager leurs maux de tête, diminuer la fréquence des cauchemars, etc. Ces adolescents sont, malgré tout, dans la vie ! Leur désir d’apprendre et de vivre comme tous les jeunes français va devenir moteur et leur permettre de construire des projets professionnels et personnels !  

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 76 - septembre 2016

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