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Nous avons voulu explorer ce que veut dire le mot capital, pour cesser de s’en
effrayer. Pour se le réapproprier. Parce que nous toutes et tous en avons été
expropriés. Tout comme de la politique, dont l’autogestion se veut aussi une
démarche de réappropriation. Petit tour d’horizon des multiples dimensions du
capital. Des dimensions que nous avons revisitées, réinterprétées, sans doute de
manière partielle et en fonction des objectifs de ce cahier. Avec pour intention
d’ouvrir la réflexion.

Dans le dictionnaire analogique, l’adjectif et le substantif capital renvoient à des
entrées différentes.

• Le premier fait référence à « important » et « tête ». Le capital, c’est ce qui
est important, fondamental. C’est la richesse de base, une richesse qui peut
être multiple, diverse. Sortons de l’implicite. Le mot capital peut être utilisé
pour dire ce qui est fondamental pour chacun-e d’entre nous.

• La seconde entrée renvoie à « commerce » et « finance ». La définition
économique du mot capital existe, bien sûr, et nous appartient tout autant.
Le capital économique est constitué des ressources financières dont on
dispose pour un projet (subventions, prêts, dons…). Ce fondement financier
doit être solide. Il doit être entretenu, protégé des menaces externes et
internes, qu’elles soient idéologiques, morales ou des intérêts particuliers par
exemple. Pas de place ici pour le simplisme, pour l’égalitarisme réducteur ou
l’amateurisme bienveillant… Le capital peut être aussi être compris comme
un bien, hérité ou acquis, susceptible d’apporter une plus-value ou une
moins-value à un individu, une institution, une équipe, son projet.

Le capital culturel est l’ensemble des compétences que l’on peut valoriser auprès de partenaires. C’est la
capacité de s’affirmer dans l’originalité et la différence. Il permet d’avoir accès à d’autres savoirs (-faire, -être), c’est-à-dire d’autres praticiens, équipes ou organisations et différents lieux de réflexion, de formation
ou de recherche. C’est la richesse potentielle du travail pluridisciplinaire. Cela pourrait être aussi la somme
des cultures différentes et des bagages culturels des personnes composant l’équipe. Il enrichit les points de
vue et prend tout son sens lorsqu’il intègre la notion d’équivalence des savoirs.

Le capital historique se rapproche du capital culturel de Bourdieu. Il est la mémoire d’une institution. Il
assure la transmission qui ne peut s’entendre sans une réappropriation, au risque de devenir un cadeau
empoisonné et pesant.

Le capital idéologique constitue le socle de valeurs communes partagées par une équipe ou une fédération
d’équipes.

Le capital social (et politique), ce sont des réseaux, des relations qui nous permettent de mener à bien
le projet de manière directe (les relations entre un patient et son médecin généraliste par exemple) ou de
manière indirecte (relations avec les partenaires professionnels par exemple). Ces réseaux peuvent varier
selon la situation locale, l’histoire de l’organisation ou de l’équipe, la nature du projet et le public-cible.
Relations de partenariat, de concurrence ou de confrontation. Relations d’information, de négociation, de
contrôle ou de collaboration. Le capital social est un ensemble de ressources, mosaïque de relations sociales,
professionnelles, institutionnelles, politiques. C’est l’insertion du projet dans un réseau politico-institutionnel.

Le capital symbolique est l’image de marque de l’organisation, sa crédibilité, son « label ». C’est la
réputation positive ou négative d’un type d’action ou d’un secteur. C’est le réseau de reconnaissance de la
structure. La capacité de l’organisation à diffuser ses pratiques professionnelles, ses actions et ses valeurs
(sous forme de traces écrites, audio-visuelles, etc.). Mais c’est aussi le type de bénéficiaires et d’usagers de
cette organisation ainsi que leur « poids social » (le nombre d’usagers). Ou encore les liens entre le projet et
l’actualité sociale, politique, en rapport avec des événements ou des tendances qui s’affirment.

Il y a aussi le capital santé d’une équipe qui assure une cohésion, une cohérence de ses choix, dans
la réalisation et le suivi de projets. Le capital santé, c’est la santé de chaque membre de l’équipe, la
santé des patients, mais aussi la santé publique, car la mission des maisons médicales prend sens dans
un contexte plus large que celui de sa réalité locale. C’est une conception qu’il faut se réapproprier :
pour lutter contre la médicalisation de la vie ; pour résister à l’individualisation de la santé, qui nie les
inégalités et s’appuie sur la responsabilité et la consommation individuelles, au bénéfice de l’industrie
pharmaceutique.

Selon cette grille de lecture, les patients, comme les travailleurs peuvent être vus comme faisant partie du
capital de la maison médicale, mais aussi comme des détenteurs de celui-ci. Les patients sont du capital
social, culturel, ils sont aussi source de capital économique.

En élargissant encore notre champ de vision apparaît la dimension écologique du capital. Le capital
naturel doit être préservé. Cela passe entre autres par une utilisation parcimonieuse et une saine gestion
des ressources naturelles. Cette dimension a été évoquée comme une des caractéristiques des initiatives
alternatives au fonctionnement de la société néolibérale (voir le Santé conjuguée n°57 : « la face cachée du
changement » de juillet 2011). Concernant les maisons médicales, cela se concrétise à travers la manière de
remplir la mission de santé : une approche globale et intégrée qui s’appuie sur la prévention avant le soin, sur
le sens clinique, sur la connaissance du patient et de ses ressources plutôt que la multiplication d’examens
et interventions. Cela se concrétise aussi dans la gestion du matériel, de la maison, des déplacements des
membres de l’équipe…

La connexion avec le vivant nous invite aussi à poser un autre regard sur le capital. Se constituer des
réserves, stocker des ressources afin de pouvoir faire face aux périodes de disette n’est pas tabou dans
la nature. Cependant, l’écureuil ne s’étouffe pas sous les noisettes. Il prépare ce qui lui sera nécessaire
pour passer l’hiver. Les stocks ont un sens et une fonction vitale. Dans les écosystèmes équilibrés, la
matière circule et c’est ainsi qu’elle reste pleinement vivante. Les monnaies locales ou complémentaires se
rapprochent de ce fonctionnement ; elles perdent de leur valeur lorsqu’elles restent immobilisées. Mais le
sentiment d’insécurité, sur lequel se fonde la société actuelle, favorise l’accumulation irréfléchie du capital
sans même plus questionner son sens…

Cette question de l‘accumulation nous amène à une notion critique. Celle de propriété. Propriété privée,
individuelle ou collective, de particuliers, ou d’entreprises. Propriété publique, des pouvoirs du même nom, à
quelque niveau que ce soit. D’autres idées en découlent qui nous sont plus ou moins familières : privatisation,
expropriation, dépropriation et bien sûr réappropriation. Mais entre propriété privée et publique, existent-il
des latitudes ?

Le concept de biens communs vient élargir le champ de possibles. Selon Ricardo Petrella1 : « Le bien commun
est l’ensemble des principes (par exemple la dignité humaine, la liberté, la justice), des institutions (pensons à la
démocratie représentative…), des biens (les forêts, la langue maternelle, la sécurité…) et des moyens (par exemple,
le budget national, la fiscalité à finalité redistributive, la police…) que la société se donne et dont elle assure la
responsabilité collectivement pour garantir le droit à la vie, humainement digne, à tous ses membres (les citoyens),
le vivre ensemble le plus coopératif et pacifique possible, un devenir « soutenable » au niveau de l’écosystème en
général, dans l’intérêt aussi du droit à la vie des générations futures et de l’ensemble des espèces vivantes. ». Une
notion qui reste vague, ajoute-t-il, car ses contenus réels dépendent de la culture et de l’histoire de chaque société.».

Selon Etopia2, les biens communs « existent par la volonté de communautés qui s’organisent pour gérer
collectivement une ressource afin d’en garantir la pérennité et l’accès à tous. ». Ce qui peut parfois se faire en
interaction avec le marché, avec l’Etat ou encore avec les deux. « Un rôle important y est dévolu au politique, ajoute
Etopia : Celui de reconnaître et de soutenir ceux qui – de plus en plus nombreux – veillent à ces biens communs. Car
les richesses dont ils sont générateurs ont pour noms : soutenabilité, lien social, qualité de vie, action collective… ».
Dans le domaine de la santé, ces questions sont d’une brûlante actualité. Comme le dénonce le Réseau européen
pour le droit à la santé, celle-ci fait en effet l’objet de multiples assauts du secteur privé qui cherche à en privatiser
toujours plus de facettes.

  1. Riccardo Petrella
    est un politologue
    et économiste
    italien. Enseignant
    à l’université
    catholique de
    Louvain, il a
    notamment fondé
    en 1991 le groupe
    de Lisbonne pour
    promouvoir des
    analyses critiques des
    formes actuelles de
    la mondialisation, et
    l’Institut européen de
    recherche sur l’eau.
  2. Etopia est le centre
    d’animation et de
    recherche en écologie
    politique du parti
    politique écologiste
    belge ECOLO.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 63 - janvier 2013

Les pages ’actualités’ du n° 63

Peut-on soutenir des grèves lorsqu’on est une association d’employeurs ?

La particularité des maisons médicales autogérées est que la plupart du temps les travailleurs sont aussi des employeurs. Alors une association d’employeurs qui soutient l’une ou l’autre grève, ce n’est pas banal. Quel sens cela a-t-il(…)

- France Defrenne

Un service pour le bien-être au travail dans des associations bruxelloises

L’accord non-marchand signé en 2010 entre la Commission communautaire française – COCOF et les partenaires sociaux des associations de service à la personne prévoit une mesure « Emploi-Bien-être ». Elle se concrétise par des projets menés(…)

- Dominique Wautier

Réforme de l’état : et la solidarité dans tout cela ?

2015 devrait voir l’application de la 6ème réforme de l’Etat, décidée en 2011. Pour la première fois, la sécurité sociale est concernée puisqu’il est notamment prévu que l’entièreté des allocations familiales et certaines branches de l’assurance-maladie(…)

- Isabelle Heymans

Et maintenant ? Jeter un pont vers la démocratie économique

Et maintenant ? Jeter un pont vers la démocratie économique

Au terme de ce cahier, nous sommes dans l’ambivalence. Nous avons l’impression d’avoir réussi une partie de notre pari. Notre approche des différentes définitions du capital a permis de déconstruire le concept d’autogestion. Nous avons ouvert(…)

- Christian Legrève

Le capital : les facettes du diamant

Le capital : les facettes du diamant

Le capital n’est pas seulement lié à l’argent, il revêt bien d’autres aspects. Des aspects qui peuvent même parfois sembler contradictoires. Les problèmes et conflits autour de l’autogestion ne viendraient-ils pas d’ailleurs de ces contradictions, non(…)

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Relire Bourdieu pour favoriser la démocratie

Dans le cadre de ses études à la Faculté ouverte de politique économique et sociale, FOPES, Coralie Ladavid écrit en 2002 son mémoire sur le fonctionnement autogestionnaire en maison médicale. Elle revisite pour nous son travail(…)

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Capital, qui es-tu ?

Nous avons voulu explorer ce que veut dire le mot capital, pour cesser de s’en effrayer. Pour se le réapproprier. Parce que nous toutes et tous en avons été expropriés. Tout comme de la politique, dont(…)

- Christian Legrève, France Defrenne, Gaëlle Chapoix, Ingrid Muller

Quelques clés pour lire l’autogestion dans les maisons médicales

Organisation et décision : l’empreinte de l’humain

Dans le cadre de son master en sciences de gestion à finalité en management des entreprises sociales (HEC-ULg), Elodie De Pauw rédige un mémoire sur les modèles organisationnels de quatre maisons médicales. En 2011, elle réalise(…)

- De Pauw Elodie

Décider ensemble, oui et comment ?

Décider ensemble, c’est parfois long et laborieux. Ne perd-on pas un temps précieux qui pourrait être investi dans la relation avec les patients, dans les projets de l’équipe ? Pourtant, on constate que les décisions prises(…)

- Gaëlle Chapoix

Gouverner le capitalisme ?

Isabelle Ferreras est sociologue et politologue, chercheure au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) à Bruxelles et à l’université d’Harvard et professeure à l’université catholique de Louvain. Elle vient de publier un petit ouvrage :(…)

- Christian Legrève

Quelques clés pour lire l’autogestion dans les maisons médicales

Certaines alternatives existent depuis longtemps, d’autres continuent de se créer. Ces pratiques peuvent s’appuyer sur les expériences passées ou contemporaines, tout en restant en tension avec le contexte dans lequel elles évoluent. En tension, mais aussi(…)

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La diversité des modèles : une richesse en soi

Christian Legrève revient sur l’enquête du groupe de travail de gestion menée en 2009-2010. Il relit quelques unes de ses conclusions, en regard avec la notion de capital. Pour lui, c’est la diversité des modèles d’autogestion(…)

- Christian Legrève

Regards d’ailleurs

Syndicats : pas leur tasse de thé !

Jean-Marie Léonard est membre fondateur de la Plate-forme d’action santé et solidarité. Mais c’est en tant qu’ancien permanent national du SETCa non-marchand qu’il nous apporte ici son point de vue sur l’autogestion. Son regard balaye le(…)

- Léonard Jean-Marie

Le Début des Haricots cultive l’autogestion

Le Début des Haricots est une association d’éducation relative à l’environnement née en 2005. Elle promeut l’autogestion dans son fonctionnement interne comme dans ses services, en tant que levier d’émancipation et de réappropriation du pouvoir. Brève(…)

- Malorie Cauchy

Sud:quand les communautés prennent part à la santé

Deux personnes, deux regards. L’une venant du Nord, l’autre du Sud. Deux regards singuliers mais complémentaires sur les notions de cogestion, ou de partage du capital, dans les pays du Sud.

- Sow Abdoulaye, Van der Vennet Jean

Regards d’ailleurs

La société néolibérale mondialisée se caractérise notamment par l’individualisme, la centralisation du pouvoir et la recherche absolue du profit. Conséquences : partout, les citoyens sont de plus en plus déconnectés des prises de décision qui les(…)

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Les Enfants de Dieu font de la politique

Le centre des Enfants de Dieu prend en charge des enfants de la rue avec une méthode audacieuse et originale : ce sont les jeunes et non les adultes qui « gèrent » le centre selon(…)

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Maisons médicales : la confrontation des idées

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Transmission ou innovation, utopisme ou pragmatisme, c’est la diversité des points de vue qui fait la richesse d’un groupement ou d’une fédération. Prendre en compte cette diversité, c’est avant toute chose remonter aux sources, revenir aux(…)

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Chacun se bat, et c’est bon pour la santé !

Chez Claire Geraets, cofondatrice de la maison médicale La Clé, médecine et politique s’entremêlent inexorablement. Elle nous détaille avec conviction le sens, ou plutôt les sens, du capital des maisons médicales. Un capital qui est financier,(…)

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Entretenir le feu

« Le combat, c’était de s’opposer au système capitaliste. Et aux hiérarchies. » Henri De Caevel était généraliste dans une maison médicale, à Tournai, au vieux chemin d’Ere, une équipe qui existe toujours, mais qui n’est(…)

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Centre de santé du Miroir : en quête de plus d’égalité

Il y aura bientôt dix ans que Edouard Mairlot a quitté le centre de santé du Miroir. Celui-ci est né en 1980 de la rencontre entre un besoin et un désir. Le médecin nous livre aujourd’hui(…)

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Egalité salariale : chronique d’une mort annoncée ?

Après une belle et longue carrière à la Confédération des syndicats chrétiens – CSC, Fernand Antonioli met à profit son temps libéré pour exercer un mandat de conseiller communal. Mais son intérêt pour nous est qu’il(…)

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Maisons médicales : une communauté d’usage

C’est à la lumière de la micropolitique des groupes de David Vercauteren, que Gilles Henrard examine la question du pouvoir dans les maisons médicales. Un pouvoir qui se possède, qu’on exerce, qu’on se réapproprie, qu’on se(…)

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L’autogestion à travers le rétroviseur

Sophie Darimont a été infirmière en maison médicale. Aujourd’hui enseignante, elle jette en arrière un regard critique sur son expérience du « décider ensemble ». Une expérience de participation qui reste une chance, nous confie-t-elle, mais(…)

- Ingrid Muller, Sophie Darimont

Un trésor aux dimensions multiples

Caroline Lecler est accueillante depuis 1995 à la Passerelle et a participé à la fondation de la maison médicale l’Herma où elle travaille également depuis 1996. Pour Caroline, le capital est un trésor qui n’a rien(…)

- Caroline Lecler, Ingrid Muller

Introduction

Introduction

L’autogestion, un projet pluriel On a l’habitude de voir un lien indissociable entre capital et capitalisme. Le capital est la richesse que le capitaliste accumule et rentabilise sans fin. Dans l’optique marxiste en particulier, il le(…)

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