Arnaud Zacharie : « Il faut stabiliser le contexte international, et cela implique une coopération multilatérale »
Arnaud Zacharie, Pascale Meunier
Santé conjuguée n°95 - juin 2021

Le secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD- 11.11.11) livre son éclairage sur les enjeux de la vaccination et de la mondialisation.
Dans quelle mesure la campagne de vaccination contre le Covid-19 participe-t-elle à renforcer les inégalités sociales à travers le monde ?
Il n’y a tout simplement pas assez de doses pour l’instant et elles sont accaparées par les pays les plus riches. Le Costa Rica est le premier pays à avoir proposé à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de créer un pôle au niveau des brevets et de partager les connaissances et les technologies pour disposer d’une capacité de production de vaccins suffisante et à des prix suffisamment abordables, mais ce n’est pas à cela que l’on a assisté… Les États ont financé la majorité de la recherche et du développement des vaccins, mais c’est toujours la loi du plus offrant et donc la loi du plus fort qui prévaut, avec des précommandes et des contrats négociés dans l’opacité la plus totale. Aujourd’hui, 95 % des groupes vulnérables ont été vaccinés dans les pays à hauts revenus, un peu moins de 40 % dans les pays à moyens revenus et moins de 3 % dans les pays à faibles revenus. C’est malheureusement caricatural : plus un pays est riche et plus il a fait de précommandes, parfois pour vacciner cinq, six, sept, jusqu’à dix fois sa population. À côté de cela, l’initiative Covax lancée par l’OMS avec une centrale d’achat s’est trouvée concurrencée. Son objectif, déjà modeste, de fournir de quoi vacciner 20 % de la population des pays participants – ce qui est loin des 60-70 % pour atteindre l’immunité collective –, rencontre de tels problèmes d’approvisionnement qu’il a été ramené à 3 % au premier semestre 2021. Comme l’Inde, où se trouve la plus grosse entreprise de production de vaccins au monde, s’est fait rattraper par une deuxième vague et a suspendu ses exportations, cet objectif risque de ne pas être atteint non plus. Le CNCD a demandé depuis le début de la crise une suspension temporaire des brevets pour sortir du monopole de quelques grandes firmes pharmaceutiques. Une levée qui doit absolument s’accompagner du partage des connaissances et des technologies.
Comment expliquer le positionnement de l’Europe ?
Elle subit l’influence du lobbying de l’industrie pharmaceutique dont les arguments sont repris quasiment textuellement par la Commission européenne depuis des mois. Mais il y a des divisions entre États membres. On voit que le gouvernement espagnol défend la proposition de levée les brevets et de partage des connaissances, alors que l’Allemagne est contre, sans doute influencée par le plaidoyer de BioNTech.
Le vaccin est une avancée scientifique, c’est aussi une affaire de capitaux.
Cela fait vingt ans que l’ARN messager fait l’objet de recherches publiques et on a accéléré leur aboutissement. Vu l’urgence, les États ont mis l’argent sur la table et des dizaines de milliers de chercheurs partout dans le monde se sont mis à chercher sans aucun risque puisqu’il y avait ces garanties de marché en plus des financements directs de la recherche assurés par les États.
Le risque, ce sont les cures d’austérité que l’on subira par la suite, notamment dans la première ligne de soins. Quelle est votre position sur les effets de cette monopolisation des finances publiques ?
Ces monopoles que garantissent des brevets d’innovations pèsent sur les systèmes de sécurité sociale comme en Belgique, et aussi sur les systèmes d’assurance privée, plus lourds pour les individus, comme aux États-Unis. Et au- delà de l’impact sur les finances publiques, c’est le problème de ne pas avoir accès à des médicaments qui existent mais qui coûtent trop cher. Ce que l’on pensait être l’apanage des pays en développement est une réalité que l’on commence à voir dans nos pays développés et qui pourrait s’accroitre. Il y a une réflexion à avoir sur les profits de l’industrie pharmaceutique, qui est le secteur le plus profitable au monde. Une étude d’Oxfam a montré que Pfizer, Johnson & Johnson et AstraZeneca ont dépensé 26 milliards de dollars de rachat d’actions et de versement de dividendes aux actionnaires en 2020 : c’est typique de la financiarisation de l’économie au détriment de l’intérêt général et de la santé publique en particulier.
On peut espérer que l’ampleur de la pandémie permette d’aborder ces questions fondamentales… Êtes-vous optimiste ?
Ce qui me rend optimiste, c’est que nous sommes malgré tout dans un débat. À l’Organisation mondiale du commerce (OMC), plus de cent pays en développement défendent la mesure de levée des brevets et de la mise en commun des connaissances. Les États-Unis ont bougé et on a vu le Canada, la Nouvelle- Zélande et même l’Australie aller dans le même sens. Plusieurs pays européens ont emboîté le pas, à commencer par l’Espagne. Mais la difficulté, c’est de vouloir des mesures internationales, voire mondiales. C’est très compliqué de réguler cette mondialisation commerciale et financière parce que cela implique de mettre d’accord une majorité si pas la totalité des États et des gouvernements du monde, tandis qu’avec un agenda nationaliste et identitaire, quand on veut se barricader, c’est facile de le faire dans un seul pays. Je pense qu’il faut y répondre par des solutions à échelle variable, avec des étapes intermédiaires au niveau européen, voire avec ce que l’on appelle la coopération renforcée si on n’a pas l’accord de tous les pays européens, ou en commençant à avancer dans un pays pour montrer que la mesure est bénéfique et faire de ces bons exemples des arguments pour élargir l’alternative. Les dernières fois que nous avons connu un sursaut progressiste multilatéral, c’était après la Deuxième Guerre mondiale, après la Grande Dépression, après la montée du fascisme et du nazisme… On voit aussi que si ça bouge dans le bon sens aux États-Unis, que ce soit sur les médicaments ou la justice fiscale sociale ou la protection sociale, c’est aussi en réaction à la politique nationaliste de Donald Trump.
L’avenir se situe-t-il au niveau international ou y a-t-il des actions à d’autres niveaux ?
On peut trouver des actions au niveau national. Ce qu’il faut, c’est qu’elles soient fondées sur la coopération plutôt que sur la compétition et c’est là le problème. Si on prend la question de la fiscalité, on peut se dire que l’on va coopérer pour déterminer des limites avec, par exemple, l’idée d’un taux d’impôt minimum mondial comme le propose l’administration Biden à l’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économiques. Cela permet des flexibilités au niveau national et de faire en sorte que l’intérêt de chacun ne soit pas mis à mal. Car ce qui se passe depuis trente ans, c’est une division par deux du taux d’impôt des sociétés qui affaiblit les recettes fiscales de chaque État, qui, pris dans cette course au nom de la compétitivité, a baissé son taux et finalement n’est pas plus compétitif que son voisin qui fait de même avec des recettes en moins alors que tous en ont besoin pour financer des dépenses sociales et écologiques. C’est une prise de conscience comparable à celle de Bretton Woods à la fin de la Deuxième Guerre mondiale : prendre conscience que pour disposer de marges de manœuvre nationales, il faut stabiliser le contexte international, et cela implique une coopération multilatérale dans l’intérêt de tous. Sur la question de la pandémie ou du climat, on a intérêt à dépasser les divergences – qui sont légitimes et qu’il faut régler par ailleurs – pour s’entendre sur une coopération minimale sur les grands enjeux mondiaux. Si nous ne parvenons pas à dépasser cette logique de stigmatisation de l’autre, nous vivrons dans un monde de plus en plus instable et dangereux.
On assiste également à un rabattage des cartes, avec la Chine et la Russie qui se posent en sauveur mondial…
C’est le boulevard offert par cette loi du plus fort. La Chine a des capacités de production de vaccins très élevées. Sur les treize vaccins arrivés en phase 3 à la fin 2020, il y avait cinq chinois plus le Spoutnik russe… Ce n’est pas du tout une victoire de l’Occident ! C’est la Chine qui, de loin, exporte le plus de vaccins au sud et à l’est, qui développe sa diplomatie vaccinale pour renforcer son soft power. C’est inquiétant, car les pays en développement n’ont pas d’autre choix que d’accepter les vaccins chinois qui sont les seuls disponibles, souvent en échange de soutiens à l’assemblée générale des Nations unies pour un modèle de plus en plus autoritaire. Selon les informations communiquées, on sait également que l’efficacité du Sinovac (d’une entreprise privée chinoise) se situe tout juste au-dessus de 50 %. Des pays dépendent donc uniquement de ces vaccins dont l’efficacité est moindre que d’autres…
Vous évoquiez l’impôt des sociétés comme une solution de répartition des richesses. Le combat autour des cotisations sociales, plus traditionnellement syndical, fait-il partie du passé ?
Il reste fondamental. Les conséquences de la pandémie exacerbent les inégalités en augmentant les patrimoines : une bonne partie des liquidités injectées par les banques centrales est investie sur les marchés boursiers et immobiliers et cette bulle, cette hausse des prix profite à ceux qui détiennent des immeubles et des actions alors que les travailleurs non qualifiés en général, les travailleurs du secteur informel encore plus, perdent une partie de leur revenu ou leur emploi. Il y a une explosion des inégalités depuis le début de la pandémie.
Que va-t-on faire de cette dette Covid ?
La secrétaire d’État au budget a déjà annoncé qu’on allait devoir se serrer la ceinture… C’est vraiment ne pas voir comment les politiques d’austérité post-2008 ont fait la montée de l’extrême droite en Europe, aux États-Unis ou dans de grands pays émergents. La pandémie est venue nous rappeler que ce sont les pays avec les systèmes de protection sociale les plus performants qui ont pu amortir les chocs. Le nombre de faillites et le chômage structurel dans nos pays sont très faibles alors que l’économie s’est effondrée, c’est bien la preuve que ces stabilisateurs automatiques, cela fonctionne et c’est efficace. Mais on entend déjà reparler de la confiance des marchés et de réduire de nouveau les dépenses. Ce serait une catastrophe, car cela ferait replonger les économies dans la récession, cela créerait de gros problèmes démocratiques et environnementaux.
Il y a un lien évident entre pandémie et transition écologique…
L’Association internationale de l’énergie connue pour sa défense des énergies fossiles a sorti un rapport disant qu’il fallait arrêter tout investissement dans ce secteur dès maintenant, y compris le gaz, et appelle à quadrupler des investissements dans le solaire et l’éolien. Environ 60 % des pays se sont engagés à atteindre la neutralité carbone. Les signaux deviennent de plus en plus clairs pour tous les acteurs économiques. Maintenant deux questions se posent : irons-nous assez vite pour éviter le point de basculement qui pourrait avoir des conséquences graves ? Et prendrons-nous en compte la dimension sociale de cette transition ? Si on se limite à changer de sources d’énergie sans adapter le modèle économique et social, on risque d’exacerber l’exclusion sociale et toutes les difficultés y compris démocratiques. Il y a un incitant économique évident, mais il faut arrêter de tergiverser. Avons-nous aussi conscience qu’il faut inscrire cette transition écologique dans ce qu’on appelle la transition juste ? La formation et la reconversion des travailleurs du secteur des énergies fossiles, le renforcement de la justice fiscale, de la protection sociale, le travail décent… la question sociale est intégrée à la question environnementale. D’ailleurs, les inégalités sociales exacerbent les crises écologiques qui exacerbent les crises sociales en retour. Mais cette vision holistique ne va pas de soi et les catastrophes écologiques continueront de frapper d’abord les plus pauvres.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°95 - juin 2021
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