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Accueil et physique quantique


Santé conjuguée n°84 - septembre 2018

Cette science non déterministe introduit de nouvelles perspectives et propose une lecture plus complexe de notre monde, fait d’intrications inédites et de connexions inhabituelles.

En physique quantique, on peut dire que les états de deux systèmes peuvent être intriqués, c’est-à-dire corrélés d’une façon étroite et particulière. Depuis sa naissance au début du XXe siècle, la mécanique quantique n’a cessé d’intriguer. Ses lois, qui se manifestent surtout à de très petites échelles, défient notre intuition classique, forgée par une existence qui se déroule dans un monde macroscopique. L’une des propriétés les plus étranges de cette discipline est ce que les physiciens nomment l’intrication d’états quantiques. Soulignée par Albert Einstein et d’autres théoriciens dès les années 30, l’intrication n’a fait son entrée dans les laboratoires qu’à la fin des années 70, afin de répondre à des questions d’interprétation soulevées par la physique quantique. Depuis, la notion d’intrication est devenue centrale dans un grand nombre de recherches tant théoriques qu’expérimentales. Qu’est-ce donc vraiment que cette intrication ? Pour tout un chacun, une porte est soit ouverte, soit fermée. En revanche, en physique quantique, une porte peut être dans un état qui superpose ou combine simultanément les deux positions : ouverte et fermée. Lorsqu’on mesure la position d’une telle porte, on a une certaine probabilité p de la trouver ouverte et une certaine probabilité (1 – p) de la trouver fermée. L’incertitude est ici irréductible et inhérente à l’état quantique en question de la porte. À l’inverse de la mécanique classique, la mécanique quantique apparaît donc comme une science non déterministe, qui introduit de nouvelles perspectives sur les choses et propose une lecture plus complexe de notre monde, fait d’intrications inédites et de connexions inhabituelles. Au n°5 de la rue de la Clé à Bruxelles, se trouve l’association l’Autre « lieu ». Nous sommes douze travailleurs à y développer des projets d’accueil et d’accompagnement dans les milieux de vie, d’habitat en maisons communautaires, de réseau relationnel (AMIKARO), de groupes d’entraide ou de recherche et de co-construction de savoirs, d’ateliers d’intervention artistique. Nos projets se démarquent des pratiques des services thérapeutiques spécifiques qui fonctionnent en grande partie sur base d’un diagnostic médical (une maladie, un problème de santé) et d’un protocole de prise en charge correspondant (comment empêcher le problème de santé). Notre programme ne se base sur aucun de ces deux items. D’ailleurs, nous ne sommes pas des soignants. Nous offrons la possibilité aux personnes en difficulté psychique – parfois très éloignées des réseaux de soin – de nouer des liens dans une perspective moins cadrée où l’aspect capacitaire de leur être, malgré la maladie, la médication ou certains stigmates au niveau social, est prioritairement travaillé. Nous nous concentrons sur l’identification des déterminants qui (re)conditionnent le bien-être psychologique des personnes en malaise psychique et élaborons avec eux des projets articulés directement à ces déterminants ; nous accueillons dans un milieu hospitalier plutôt qu’à l’hôpital, nous soutenons dans de multiples circuits de vie. L’espace-temps de l’accueil La pratique de l’accueil est intéressante à connecter à une posture quantique : elle se confronte alors à ce qui émerge dans des mondes invisibles à l’œil nu, elle s’inscrit dans un processus d’élaboration erratique, fluctuant, fait d’intrications de paroles et de positions combinées. Des intrications que nos sociétés de la performance tendent peut-être à négliger, se privant par là même de tous ces événements qui peuvent naître des échecs ou des moments d’instabilité. Au départ de trajectoires complexes, de souffrances multiples, au-delà des difficultés et des errances, elle permet aux personnes les plus démunies de rencontrer un certain « espace-temps » où exister, où sont acceptées les défaillances et où sont explorées les ressources et les fragilités. Pour nous, travailleurs à l’Autre « lieu », l’enjeu est de parvenir à construire ces espaces-temps où les désirs et les paroles peuvent surgir et où il s’avère possible de faire de nouvelles hypothèses. Dans les pas de Christian Laval1, nous tentons de considérer notre façon d’accueillir « comme le moyen permettant de reconsidérer les thèses générales sur les fins, annoncées a priori, qu’elles soient de soin, d’assistance, ou de santé mentale ». En d’autres mots, notre posture dans l’accueil vise à enclencher un processus d’incertitude sur les fins, de résistance aux pronostics et aux prédictions oraculaires. Elle attire l’attention sur l’importance de garder l’horizon ouvert sur ce qu’il nous arrivera et sur ce qu’il s’agit de mettre en œuvre en vue d’un « aller mieux », loin de schémas ou de circuits de soin standardisés. Vulnérabilité linguistique Nous faisons le pari que l’intrusion de cette posture d’accueil dans nos pratiques conditionne l’intrication en ce qu’elle permet de concevoir le mot « soin » autrement que dans de son contenu strictement/uniquement biologique, à le remplir d’empathie, de souci, et à le faire tenir à la nécessité d’un engagement auprès des personnes que nous accueillons quotidiennement ; un engagement compris dans une démarche d’écoute et de stimulation des voix de ceux que nous accueillons2. Car, c’est par la voix que l’individu prend sa place dans la société, et c’est par le récit qu’il donne sens à son existence, y impulse de nouvelles orientations et se donne la possibilité d’agir de manière créative. Or, cette capacité de mettre sa vie en récit est particulièrement affectée chez ceux d’entre nous qui souffrent d’un manque de reconnaissance sociale. C’est ce que Guillaume Le Blanc nomme la « vulnérabilité linguistique », soit parce que tout ce que dit l’individu en trouble est insignifiant socialement (non considéré comme digne d’être écouté), soit parce que l’institution sociale recouvre sa voix (on parle sans cesse à sa place). Quoique discrète parce que précisément muette, il s’agit là d’une forme extrême de souffrance sociale, qui renforce les douleurs psychiques : à force de ne pas se sentir reconnu, l’individu plonge dans une plus grande détresse. Blessure sociale, honte, indignation, dépossession de soi, humiliation, insatisfaction sont autant de vécus générés par des situations qui privent les individus d’une voix pour exister aux yeux des autres. L’espace-temps de l’accueil est ce milieu dans lequel peut s’initier tout un travail de restauration et de stimulation de la voix de ceux que nous rencontrons ; de leur permettre de retrouver un accès encouragé à la parole où il ne s’agit pas tant de faire émerger une identité préexistante grâce au récit, mais plutôt de faire advenir une identité future, créée en avant d’elle-même, potentiellement révisable, non figée a priori. Sans doute y a-t-il nombre d’activités et de projets permettant de tendre vers les mêmes objectifs. Mais cette toute première étape de l’accueil a ceci de particulier qu’elle est de prime abord parole, échange, communication, et qu’elle permet une première mise en histoire de ce qui nous arrive. Une mise en situation dans laquelle il va être question de causer, d’inventer, de composer. Bref, de se métamorphoser.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°84 - septembre 2018

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