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Y a-t-il un contraceptif dans l’Arche ?


Santé conjuguée n° 54 - octobre 2010

« Faut-il stopper la croissance démographique » ou que faire si nous voulons continuer à déambuler sur une planète non détruite ?

. « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et l’assujettissez » Genèse 1 : 28. Ou plus long : 28 : Et Dieu les bénit, et leur dit : « Croissez, et multipliez, et remplissez la terre ; et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre ». 29 Et Dieu dit : « Voici, je vous ai donné toute herbe portant semence qui est sur toute la terre, et tout arbre qui a en soi-même du fruit d’arbre portant semence, et cela vous sera nourriture ». Ce texte fondateur pour notre civilisation est des plus intéressants pour la compréhension de la question démographique. En effet, il ramasse en un seul événement deux façons d’être au monde de cette humanité que nous aimons tant. La première façon d’être au monde, c’est la société primitive de type paléolithique qui vit en effet des fruits et des racines produits généreusement par la nature. Ces peuplades pratiquent une régulation des naissances très sévère car les ressources, quoiqu’abondantes, ne sont pas illimitées1. L’allaitement dure longtemps, son effet contraceptif est imparfait et pourtant utile. L’infanticide est également utilisé sur une vaste échelle, Polynésie, arctique, Chine… Les aborigènes d’Australie ont mis au point une subincision qui fait que la semence n’atteint pas sa cible. L’avortement était pratiqué à vaste échelle sur l’île Merveilleuse1. La société de type néolithique, elle, se caractérise par une croissance démographique soutenue, par l’élevage et le travail de la terre. Les maîtres souhaitent une population nombreuse qui fait autant de bras pour cultiver, pour servir, pour constituer des armées : tout ce qui permet la conquête et un enrichissement sans limite. Dans le texte de la Genèse cité plus haut (En- Tête selon la traduction audacieuse de Paul Nothomb2) nous voyons se côtoyer un mode paléolithique : une nature abondante favorable à la chasse et surtout la cueillette (histoire cyclique). Et un monde déjà rentré dans l’histoire linéaire (la flèche du temps de l’accumulation dans les greniers à céréales). Le néolithique se caractérise en même temps par la croissance démographique, la division2du travail et l’apparition des classes sociales3. Donc la Genèse nous parle d’un monde qui n’existe pas, qui ne peut exister : l’abondance de biens obtenus sans « travail » et en même temps une croissance démographique débridée. Malgré cet impossible, les chantres du libéralisme n’arrêtent pas de nous promettre une mondialisation heureuse4. Toujours reportée. La fin de l’histoire5 n’est pas pour demain.

Les aventures de N et de C

Quand on se promène sur la toile, mais aussi dans la bonne presse ou ce qui prétend l’être, dans les cafés du commerce éclairé (et équitable), le débat fait rage entre chou-vert malthusien et rouge vert-chou anticapitaliste. Pour les uns le problème démographique est central et il faut non seulement stopper la croissance mais encore engager la décrue. Pour les autres, le vrai problème, c’est le riche. Un seul riche pollue plus que des peuplades entières dont chaque membre vit avec moins d’un dollar par jour. Alors, limiter les naissances ou égaliser revenus et patrimoines ? Les deux mon général ! Il faut en finir avec cette infantile polémique. Transformer notre malthusien 3 en défenseur de petits oiseaux et amener notre opposant aux contracepteurs des pauvres à reconnaître que le stop démographique pourrait être une bonne affaire sociale. La raison finit toujours par triompher. Reprenons la première question : faut-il stopper la croissance démographique ou mieux encore diminuer la charge humaine sur le vaisseau terre ? Très curieusement certains transforment cette question en : combien d’humains la terre peut-elle supporter ? Cette question n’a aucun sens puisque cela dépend de la consommation des humains. En gros, on peut dire que la charge humaine pèse : N x C soit le nombre de têtes multiplié par la consommation moyenne par tête ! Les chercheurs utilisent souvent la formule I= PAT qui signifie Impact (négatif sur la nature) = Population x Allocation (= consommation) x Technologie. D’autres rajoutent encore les aspects politiques et institutionnels. Nmax (ou Pmax) va donc dépendre de C (ou A), donc plus C diminue, plus on peut mettre un gros N dans l’arche de Noé 4. Mais est-ce bien raisonnable ? Comme l’observation élémentaire le démontre dans le métro aux heures de pointe, ma liberté d’étendre le bras se limite au nez de l’autre. Les animaux en surnombre deviennent méchants, agressifs, déprimés6, 7. Est-ce notre projet de société ? Garder des bouts de nature qu’on ne pourra voir que derrière une grille, est-ce notre projet de société ? Certes les humains sont éducables et on peut les compacter sans qu’ils s’entretuent8. Mais estce une bonne idée ? Et puis, comme de toute façon il faudra s’arrêter un jour car la limite existe même si elle n’est pas prévisible avec certitude. Autant s’arrêter suffisamment vite pour préserver l’Amazonie, les forêts de Sumatra et Bornéo, les bonobos sur la rive gauche du fleuve Congo, les mangroves de Louisiane (qui viennent aussi de connaître quelques revers) et bien d’autres aussi9, 10… Donc comme le dit un malthusien, le problème n’est pas de savoir si 60 milliards d’humains peuvent survivre sur terre, mais dans quel état sera la planète, la biodiversité avec ce cheptel… Poser la question c’est y répondre. Si nous voulons garder de l’espace de loisir, une nature préservée où nous pouvons déambuler sans la détruire, nous avons intérêt à diminuer la charge démographique humaine sur la planète. Et puis la question n’est pas de savoir quel est le Nmax absolu (avec un C réduit au pain sec et à l’eau et une alvéole en plastique à la japonaise) mais quel est le N optimal qui permette une vie humaine diversifiée, un certain confort, la tranquillité et la sécurité, la possibilité de s’isoler quand on le souhaite, etc. C’est quoi une vie diversifiée : c’est avoir une nourriture abondante et variée dont la viande ne soit pas exclue a priori, c’est pouvoir voyager de par le monde (en train, à vélo et en bateau). Le confort : ne pas souffrir du froid ni de l’excès de chaleur. La tranquillité c’est ne pas être obligé d’entendre la vie privée des voisins à travers une mince cloison d’HLM. La sécurité c’est pouvoir laisser la porte de son domicile ouverte sans se faire dévaliser (ou de pouvoir laisser son vélo devant la gare). Qui a voyagé dans les mégapoles asiatiques sait que cette foultitude crée un inconfort moral et, c’est plus grave, un éloignement de la nature qui est préjudiciable11. La plupart des chercheurs sérieux9, 10, 12 arrivent à un chiffre qui oscille entre un et trois milliards comme charge maximale confortable même en vivant sobrement (mais pas masochiste !)12,13. Plus précisément, la charge démographique par pays peut être déterminée. Les estimations pour l’Australie, un des pays les moins peuplés, ne dépassent pas 30 millions14 d’habitants alors que la population atteint déjà 21 millions. Flannery s’est basé sur la terre arable. En cas d’exploitation maximale de la terre arable, la population australienne pourrait monter à 60 millions. Mais en tenant compte de la volonté de préserver assez de nature sauvage par des parcs et des réserves (plus le mode de vie des Aborigènes qui le souhaiteraient), il faut diviser ce chiffre par deux. L’Australie est un continent très particulier qui souffre d’un grand stress hydrique. Quelles sont les autres méthodes utilisées par les chercheurs ? La plupart du temps, ils utilisent des mesures basées sur l’énergie renouvelable disponible. En effet, les énergies fossiles sont sur le déclin : le déclin est mesuré par le fait que l’extraction d’énergie fossile coûte de plus en plus d’énergie (forage offshore, schiste bitumineux, etc.) et donc la rentabilité énergétique des énergies fossiles baisse. Les chercheurs ne prennent pas la consommation des États-uniens comme référence mais une consommation bien plus sobre. Le projet est de passer d’une consommation de 7.5kWh/j 5 à 3kW soit une réduction de plus de la moitié pour les pays développés. Mais dans le même temps, les pays plus pauvres vont passer de 1kW à 3kW (bel élan égalitariste) et la population de 6 à 10 milliards. Et comme ces pays vont grimper solidement en démographie, ça va coincer. Nous serons alors 10 milliards à 3kW soit une consommation de 30 TW (1 téraWatt : 1012 Watt c’est beaucoup). Une consommation durable serait comprise entre 9TW et 4.5TW. Soit une population au moins trois fois inférieure à la projection 2050. Donc trois milliards d’humains grand maximum.

Épilogue

Hervé le Bras, démographe français bien connu a commis un petit livre15 bien ficelé sur les angoisses démographiques. Je vous en conseille la lecture. Pour lui aussi, se poser la question de la population maximale est plutôt idiot, car le mode de vie a un impact important. Si les occidentaux gros mangeurs de viande se réorientaient vers les céréales, ils économiseraient neuf fois la surface agricole consacrée à leurs calories animales. Le Bras pense que les projections de l’Organisation des Nations-Unis (ONU) sont erronées. Par exemple, ils envisagent un regain démographique au Japon et en Iran ce que rien ne laisse présager. Le Bras postule un plafond en-dessous de huit milliards avec une décrue spontanée probable. Il reconnaît les prélèvements dont souffrent les forêts tropicales. Ces coupes « sombres [f. En fait, il s’agit de coupes claires (qui donnent des clairières, chères à Heidegger), mais la langue est capricieuse.]] » servent actuellement à nourrir la croissance démographique. Les estimations enregistrées par Le Bras s’étendent de 1 à 50 milliards avec des moyennes autour de dix milliards, mais de médianes un peu plus basses, les courbes étant très étirées à droite. Enfin pour ne pas oublier Nagoya et la conférence mondiale sur la biodiversité16, rappelons que les experts proposent de protéger 25 % de la surface terrestre et 15 % des mers. Cela restreint d’autant la place pour les cultures… Bibliographie 1. Blurton Jones N., «Bushman birth spacing : A test for optimal interbirth intervals», Ethology and Sociobiology 1986, 7 : 91-105. 2. Nothomb P., Non Lieu. Paris, Phebus ; 1996. 3. Diamond J., Le troisième chimpanzé, essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain. Paris, Gallimard ; 2000. 4. Minc A., La mondialisation heureuse. Paris, Pocket ; 1999. 5. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme. Paris, Flammarion ; 2006. 6. Calhoun JB, «Population density and social pathology», Calif Med 1970, 113 : 54. 7. Calhoun JB, «Death squared : the explosive growth and demise of a mouse population», Proc R Soc Med 1973, 66 : 80-88. 8. Ramsden E, «The urban animal : population density and social pathology in rodents and humans», Bull World Health Organ 2009, 87 : 82. 9. Carr DL, Suter L, Barbieri A, «Population Dynamics and Tropical Deforestation : State of the Debate and Conceptual Challenges», Popul Environ 2005, 27 : 89-113. 10. Carr DL, Pan WK, Bilsborrow RE, «Declining fertility on the frontier : the Ecuadorian Amazon», Popul Environ 2006, 28 : 17-39. 11. Onfray M., « Lire la nature », Le Monde 2010. 12. Daily G., EHRLICH P., Ehrlich A., « Optimum human population size », Population and Environment : A Journal of interdisciplinary Studies 1994, 15. 13. EHRLICH P., «Key issues for attention from ecological economists», Environment and Development Economics 2008. 14. Flannery Th., «Symposium : Population 2040 : Australia’s choice» In : Biological considerations in determining an optimum human population for Australia. 15. Le Bras H., Vie et mort de la population mondiale 67

Documents joints

  1. Taiwan ou Formose.
  2. Il faut préciser que la division sexuelle du travail existait déjà dans les sociétés paléolithiques, mais les hommes étaient égaux entre eux et les femmes aussi.
  3. Thomas MALTHUS (1766-1834) a écrit le Principe de Population qui prophétise une croissance démographique exponentielle, alors que les récoltes butent sur la loi des rendements décroissants. Donc une impasse alimentaire.
  4. Après la création du Monde, le déluge.
  5. Le Watt est une unité de puissance, il vaut un joule par seconde, donc l’énergie mesurée à partir du Watt, c’est le Watt x (fois) unité de temps, le kWh est donc une façon de désigner l’énergie ! Il ne s’agit pas de kW par heure mais fois heure.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 54 - octobre 2010

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