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Secrets de l’âme


Santé conjuguée n° 80 - septembre 2017

« Secrets » est au pluriel. Et à raison. Car il y a au moins deux secrets à distinguer ici : le secret professionnel et le secret sacramental.

Le secret professionnel, pour le prêtre, je pense qu’il est fort proche de celui du médecin, du psychologue, de l’assistant social, de l’avocat.… Il concerne ce vaste domaine de ce qu’on peut appeler l’accompagnement ou la guidance spirituelle. Quand je reçois des victimes de pédophilie ou des personnes, sur un tout autre plan, habitées par une demande d’euthanasie, je me trouve très clairement dans ce domaine de l’accompagnement spirituel qui exige, bien entendu, le secret le plus strict. L’interlocuteur doit avoir toute garantie qu’il peut déposer, en pleine confiance, ses confidences les plus lourdes, les plus douloureuses, les plus intimes.

Sur le terrain du sacré

Le Code de droit canonique évoque l’interdiction « de violer le droit de quiconque à préserver son intimité », ce qui fait dire au canoniste Alphonse Boras que la finalité première de tout secret professionnel est de protéger la relation de confiance établie entre les usagers. Le Pr Damien fait un pas de plus en montrant l’intérêt social du secret professionnel, qui établit un subtil équilibre, dit-il, entre le bien individuel et le bien commun. Non seulement « ce secret protège l’individu, fût-ce contre la société », mais il est « connaturel à la conscience ». Ce secret, plus essentiellement encore, défend et « fonde la possibilité d’une vie spirituelle et morale ». Toucher à ce secret, c’est « rompre le lien qui s’est établi au plus profond de l’être ».1 À côté du secret professionnel qui concerne le prêtre dans son travail d’accompagnement spirituel, il existe un second secret beaucoup plus spécifique et même unique : le secret sacramentel qu’on appelle généralement le secret de la confession. Le mot secret est une mauvaise traduction du latin sigilum, le sceau. Une expression réunit les deux mots : sous le sceau du secret. Parler du sceau de la confession, c’est dire quelque chose de très fort : que les lèvres du prêtre doivent être scellées. Autrement dit, ce qui lui est partagé en confession est scellé par le sacrement. On se situe ici sur le terrain du sacré. Et ce qui est confié dans ce cadre sacré est inviolable. Si le prêtre viole le sceau sacramental, s’il décachète la confidence, le Droit canon prévoit son excommunication. Ce n’est pas rien : il perd son statut de prêtre et il est exclu de l’Église. Le Droit canon va encore plus loin. Toute personne qui, par accident – parce que le local, par exemple, était mal insonorisé – aurait entendu la confession, si elle en révèle quoi que ce soit, est elle aussi excommuniée (si elle est catholique bien entendu). Quelle est l’origine du « secret de la confession », pour employer l’expression habituelle ? Une origine qui n’est pas dénuée d’ambigüité. C’est en 1215, lors du IVe Concile œcuménique de Latran qu’est introduite l’obligation légale du secret absolu de la confession. Le Concile s’appuie sur une pratique qui existait déjà chez les moines et qu’on appelait la « confession d’ascèse ». Chaque moine était invité à ouvrir régulièrement sa conscience à un « ancien » réputé pour son don de discernement et avec la garantie que ce sage reconnu par la communauté garderait toujours le secret le plus absolu. Mais le Concile de Latran, en élargissant cet usage aux fidèles ordinaires, a une idée derrière la tête. Oui, il s’agit de permettre à chacun d’ouvrir sa conscience et de confier au confesseur des éléments intimes qu’il ne révèlera pas. Mais en rendant cette confession obligatoire une fois par an, c’est aussi une manière de faire pression sur les hésitants ou les récalcitrants. Parce qu’on doit se confesser à son curé. Et celui-ci a le droit d’excommunier ceux qui ne se présentent pas. En fait, à une époque où les sectes pullulent, le but premier est de repérer les hérétiques. Même à l’époque contemporaine, certains milieux traditionnalistes n’ont pas hésité à se servir de la confession sacramentelle, surtout à l’égard des plus jeunes et des plus démunis, à des fins de régulation et de contrôle. C’est un détournement sacrilège. À l’inverse – et l’inverse est la dominante, heureusement –, ce que l’on appelle traditionnellement la confession (qui se pratiquait d’ailleurs dans un confessionnal) à beaucoup évolué depuis le Concile Vatican II. Aujourd’hui, on parlera plutôt de sacrement du pardon ou de la réconciliation, de démarche pénitentielle, et cela, de plus en plus, dans une mouvance communautaire. Dans certains lieux, la démarche est publique. Pas au sens auriculaire, évidemment. La confidence absolue est garantie. Mais au sens visuel. Concrètement, dans l’assemblée, la personne se lève, se dirige vers le prêtre et va lui confier quelque chose dans le secret… publiquement. Ce n’est pas contradictoire. Et cela correspond d’ailleurs à l’usage de la coulpe (mea culpa !) chez les contemplatifs. Le moine, devant ses frères, se présente auprès du père-abbé à qui il confesse, il confie, un manquement. Devant tous, secrètement. Mais pas n’importe quel manquement. Un manquement à la règle. Une atteinte à la vie communautaire. Nous sommes dans le for externe. Si le moine se met à parler de sa vie intime, l’abbé l’arrête. Non. Ça, c’est le for interne. Et il le renvoie à la démarche sacramentelle. La confession au sens classique a beaucoup évolué et le secret de l’âme s’exprime sans doute plus, aujourd’hui, dans l’entretien spirituel que dans la démarche confessante elle-même.

Un débat éthique

Reste une question difficile, qui est au coeur des débats qui nous mobilisent contre le démantèlement du secret professionnel : peut-il, malgré tout, y avoir des situations exceptionnelles qui justifieraient la levée de ce secret ? Pour rester sur le terrain qui m’est propre, la figure du ministre du culte est évidemment ambivalente et même malmenée. Le lourd secret qui a enveloppé beaucoup trop longtemps les affaires de pédophilie n’a rien de respectable. C’est une pierre tombale au sens le plus péjoratif du terme. J’ai participé aux travaux de la Commission spéciale relative aux traitements d’abus sexuels et de pédophilie, notamment pour avoir accompagné plusieurs dizaines de victimes. Mais j’ai reçu des abuseurs aussi. Alors quoi ? Aujourd’hui, suite à la demande de cette Commission, le Code pénal permet aux titulaires du secret professionnel de signaler des situations d’abus sexuels où des mineurs et des personnes fragilisées sont concernés. Est-ce qu’un bien comme celui-là – protéger ces personnes fragiles – peut conduire à violer le secret de la confidence ? J’ai toujours souhaité, personnellement, laisser le détenteur du secret agir « en son âme et conscience », en assumant ses responsabilités. Et en souhaitant que le secret reste le plus absolu possible, mais en sachant qu’une vie en grave danger mérite aussi d’être protégée. Et si ma conscience hésite, ce qui est respectable, je suis en droit de consulter et de me faire éclairer par quelqu’un qui sera, ipso facto, lié au même secret que moi. Mais la relation de confiance ne peut pas en pâtir. Et le législateur ne peut pas évacuer le débat éthique qui est au coeur de cette question. Il ne peut pas se cacher derrière des raisons de sécurité immédiate ou à courte vue pour mettre à mal un des fondements de l’équilibre d’une société, et qui touche à son âme précisément. Une âme dont il faut, absolument, protéger les secrets.

Documents joints

  1. A. Damien, « Secret professionnel et secret de la confession. À propos d’un arrêt récent de la Cour de cassation », in Esprit et Vie n°85 (2003), p.10-14. Cité par Noëlle Hausman dans « Porter aujourd’hui les confi dences et en garder le secret : jusqu’où ? Pourquoi ? » in Nouvelle revue théologique 2012/2, tome 134, p.275 à 283.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 80 - septembre 2017

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