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Pour une médecine plus intuitive et introspective

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Santé conjuguée n° 77 - décembre 2016

Raconter sa maladie peut être bénéfique au patient. Développer des compétences narratives chez les étudiants en médecine peut également se révéler favorable à la relation entre soignant et soigné. Pierre Firket est médecin et professeur à l’université de Liège. Il utilise le récit dans la formation en médecine générale avec des étudiants en fin de master et en troisième cycle. L’objectif : introduire de la subjectivité et de la réflexivité dans la relation thérapeutique afin de l’enrichir.

« Quand je demande à mes étudiants de me décrire une situation par écrit pour voir comment ils me parlent d’un patient, ils ont coutume de rédiger une espèce de check-list de la situation. Mais quand on arrive au bout de cette liste, il manque quelque chose, car il y a une rationalisation dans l’expression. Si on veut avoir le visage de la personne en tête, il faut autre chose », entame Pierre Firket. Pour enrichir le cas clinique, souvent désigné du nom de l’organe défectueux plutôt que par celui du patient, le professeur et médecin fait appel au récit narratif qui permet de prendre en compte l’histoire du patient. « Avec la narration, explique-t-il, la démarche est plus descriptive, plus intuitive, on fait appel à l’introspection. On passe du registre de l’objectivation au registre de l’interprétation, de l’a priori, de la prise de conscience de l’émotion. » Au fondement de la démarche, l’idée de « faire faire aux étudiants un voyage centripète ». Autrement dit, il s’agit de se décentrer du patient pour faire un retour sur soi, avant de revenir au patient. Concrètement, l’exercice se déroule en deux temps. Première étape : raconter une situation clinique. Souvent, celle-ci est exposée sous forme de cas. « C’est suffisant pour poser un diagnostic, pour mettre en place un traitement, commente Pierre Firket. Mais cela suscite régulièrement des questions, parce qu’il manque quelque chose de l’ordre de l’histoire. » Deuxième temps : le professeur demande aux étudiants d’écrire l’histoire du patient « avec des éléments qui colorent ce patient » : qui est-il ? Comment vit-il ? Quelle est sa situation familiale, professionnelle ?… Bref, il s’agit de dépeindre un tableau qui prenne en compte des éléments contextuels et relationnels. La plainte, une fois repositionnée dans un environnement plus large, peut ainsi être singularisée. L’approche adoptée est analytique, mais aussi introspective. L’étudiant est amené à expliquer comment il interagit avec l’histoire qu’il raconte et à méta-communiquer sur ce qu’il est en train de vivre. La situation occasionne-t-elle des émotions particulières chez lui ? « S’il est attentif ‘à sa petite voix intérieure’, le médecin peut s’exprimer au patient dans de bonnes conditions, et ce dernier va se sentir reconnu dans son histoire », commente le médecin et pédagogue avant de conclure : en général, les questions suscitées à l’issue de la description du cas clinique trouvent leur réponse dans ce processus narratif. Prenons un exemple concret pour illustrer cette approche et ce qu’elle est susceptible de produire. Un étudiant médecin fait des visites à domicile chez une patiente âgée, seule, « polymorbide » et en perte d’autonomie. Il découvre dans le tiroir de la table de nuit un tube de barbituriques. L’assistant ne dit rien. Il en reste là. « Dans le processus de narration, l’étudiant dépeint un tableau et les mots qu’il utilise permettent de le voir, raconte Pierre Firket. Il a notamment expliqué qu’il avait pensé au risque de suicide, mais qu’il n’a pas eu envie d’en parler. Il a parlé de cette ambiguïté qui consiste à être médecin mais à ne pas vouloir l’être à certains moments plus confrontants. Parce que la situation suscitait chez lui de l’angoisse. C’est cette narration qui a permis de partager cette ambiguïté. » Épilogue de l’histoire : lors d’une visite ultérieure, l’assistant aborde la question avec la patiente, qui lui fait part de son désir déterminé mais pacifié de pouvoir décider de mourir le jour où elle en aura envie. L’assistant lui répond alors : « Merci de m’avoir confié cela, vous pouvez compter sur moi. » Pierre Firket nous démontre avec aisance l’intérêt du récit dans la formation. Mais quelle place lui réserve-t-on dans la pratique médicale ? Il y a des médecins qui écrivent, note-t-il au passage. Exemple ? L’ouvrage Visites Buissonnières de Carl Vanwelde (Weyrich-Printemps de l’éthique, 2009), suite de petits tableaux empreints d’humanité et de pudeur brossant le portrait de la relation entre le médecin et ses patients. Dans le registre du roman, Martin Winckler rédigeait dix ans plus tôt La maladie du Docteur Sachs (1998, éditions P.O.L.) en s’inspirant largement de sa pratique de médecin et de ses propres patients. Plus prosaïquement, des formes brèves de récit peuvent se glisser dans le dossier médical, explique le professeur de l’université de liège. « J’y écris des courtes phrases entre guillemets et en italique, qui racontent ce que le patient m’a dit à ce moment là. Ce sont des éléments subjectifs touchant à l’histoire du patient. Parfois je dis aux gens ce que je suis en train d’écrire. » L’informatisation et la généralisation d’une pratique de la médecine de plus en plus objectivante auront-elles raison de cette prise en compte de l’histoire des patients sous forme de récits ? Pierre Firket constate un engouement moins important de la part des étudiants face à ces manières de faire. « Après quarante ans de vie professionnelle et quinze ans de pédagogie à l’université, je constate que toute une série de paramètres ont changé. Les consultations sont beaucoup plus opératoires. J’ai le sentiment que les jeunes médecins sont de plus en plus formés à une pratique plus distanciée, plus objectivante. » L’utilisation du récit dans la formation se révèle de plus en plus difficile. Mais il ne se montre pas découragé : « Des aménagements, des alternatives vont être trouvés », affirme-t-il.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 77 - décembre 2016

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