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Les grèves de la faim à Bruxelles


Santé conjuguée n° 53 -juillet 2010

J’avais suivi, de loin, la grève des Afghans en 2003, à l’église Sainte- Croix, qui avait vu surgir la première « Assemblée des voisins » ; puis celle du Béguinage peu après, et celle menée par les Iraniens à l’université libre de Bruxelles en novembre 2004. (Marianne Prévost a décrit cette grève et rapporté le témoignage de Rezah, un des grévistes, dans un article intitulé : « Une histoire parmi d’autres », publié dans Santé conjuguée numéro 34, pages 59 à 62, ndlr)

Saint-Boniface

Après l’histoire de Rezah, je me suis intéressée à l’occupation de l’église Saint-Boniface en octobre 2005 : cette action a été un moment fort dans le mouvement de lutte pour la régularisation. Au départ, les sans-papiers accueillis par le curé de Saint-Boniface ne prévoyaient pas une grève de la faim. Ils revendiquaient une régularisation pour tous les sans-papiers, l’arrêt des expulsions et une politique européenne de migration dans le respect des conventions internationales. Cette action était soutenue, et très probablement suscitée, par l’UDEP, Union des sans-papiers. A partir du groupe initial, une centaine de personnes, dont des femmes et des enfants, de toutes nationalités et souvent sans lien préalable avec l’UDEP, sont venues vivre dans cette église. Situation difficile : deux toilettes, un petit évier, pas d’infrastructure de cuisine. C’est froid, une église, avec les matelas par terre… Des Belges ont organisé un comité de soutien (Assemblée des voisins), apportant une aide logistique importante (récolte de nourriture, lessives, accueil pour douches, fourniture de matériel de cuisine…), organisant diverses activités (notamment aide scolaire pour les enfants). Un des objectifs de ce soutien était de faire retentir l’action – et, plus largement, la problématique des sans-papiers – au niveau médiatique et politique. Je me suis inscrite dans cette action en participant au soutien logistique. Cette action a duré plusieurs mois ; elle était soutenue par des avocats de gauche qui, de concert avec l’UDEP ont élaboré une proposition de loi visant à établir des critères clairs et permanents pour la régularisation, dans un contexte où les décisions sont prises de manière arbitraire et aléatoire. De nombreux contacts politiques ont été pris, des élus sont venus visiter les occupants, des associations apportaient leur soutien, de nouveaux sans-papiers arrivaient tous les jours. Le mouvement s’est structuré : commissions, réunions régulièrement organisées, par commissions, pour le groupe des occupants, par l’Assemblée des voisins, avec des réunions communes. La vie quotidienne dans l’église était difficile : les occupants souffraient, se décourageaient, des conflits parfois violents surgissaient… Progressivement la revendication officielle (régularisation de tous les sans-papiers) s’est nuancée : les occupants voulaient sortir de l’église avec leurs papiers, même si la cause n’était pas gagnée pour tous. Une liste d’occupants fut établie – dans l’ombre car l’UDEP et l’Assemblée des voisins n’étaient pas d’accord avec cette individualisation de l’objectif. Après beaucoup de tensions, d’incidents, d’allées et venues dans les couloirs politiques et de faux espoirs, les occupants entamaient une grève de la faim, début mars. J’ai alors contacté Antoine ; nous avons constitué une équipe de médecins (tous de maison médicale, malgré nos appels plus larges !), deux infirmières de rue nous ont rejoints, et nous avons organisé un suivi régulier. Déjà connue comme membre de l’Assemblée des voisins, j’ai, à partir de ce moment, été identifiée par les occupants comme « coordinatrice », « collaboratrice » de l’équipe médicale. J’avais plus de temps que les médecins pour parler avec les grévistes, répéter et réexpliquer les consignes à suivre – y compris aux « voisins » – (eau, sel, pas de sucre), détecter les gens plus fragiles ou ceux à qui l’on pouvait déléguer certaines responsabilités (assurer l’approvisionnement et la distribution d’eau par exemple). Un médecin eut l’idée de donner de l’édulcorant pour remplacer le sucre qui est contre-indiqué, un autre de faire faire des gélules contenant le sel indispensable. Idées géniales parce que le thé (très sucré ! !) accompagne souvent une grève de la faim (agrément et peut-être surtout, moment de convivialité) ; et l’eau salée, classiquement distribuée dans ces circonstances, est souvent mal acceptée et insuffisamment absorbée, ce qui peut mettre la santé en grave danger très rapidement. Vu le prix élevé que demandaient les pharmaciens pour fabriquer ces gélules, j’ai décidé de les faire moi-même, un médecin procurant l’appareil adéquat ; nous avons organisé un « atelier » de fabrication de gélules auquel les enfants et quelques occupants non grévistes ont participé, et j’ai demandé à un soutien belge, très présent à l’église, d’en assurer la distribution journalière. L’ensemble de cette organisation a eu un effet secondaire bénéfique : en instaurant certains « rituels » tels que les heures de passage des médecins, et de moi-même, la distribution d’eau et de gélules. elle a aidé à structurer ce temps « mort » qui est celui d’une grève de la faim ; à concrétiser la solidarité à un moment périlleux, et à donner un rôle actif à ceux qui ne voulaient pas faire grève de la faim (et qui s’en sentaient un peu coupables…). Un militant belge flamand s’est joint à la grève de la faim, ce qui a eu un grand retentissement dans les médias flamands. Finalement le pouvoir politique cède face aux risques vitaux qui deviennent préoccupants et pour éteindre la revendication globale qui devient de plus en plus médiatisée et agite de nombreux partis politiques. En fin de compte, la plupart des occupants sont régularisés. Ils quittent l’église le 31 mars. C’est pour eux une victoire ; pour l’UDEP et l’Assemblée des voisins, ce n’est qu’une demi-victoire, obtenue au prix d’une désolidarisation avec la stratégie visant l’ensemble des sans-papiers. La multiplication des occupations d’églises était l’objectif de l’UDEP dès le début du mouvement à Saint-Boniface ; mais il n’y a pas eu d’autre occupation pendant ces longs mois, et les occupants de Saint-Boniface en ont conçu une certaine amertume, se sentant seuls à se battre pour tous… Par contre, la régularisation obtenue à Saint-Boniface va inaugurer un large mouvement d’occupations (une quarantaine d’églises en Belgique dans l’année qui suit), soutenues ou suscitées par l’UDEP. L’objectif de départ poursuivi au départ par l’UDEP se réalisait donc, mais avec une difficulté nouvelle : pour beaucoup de sans-papiers, l’heureuse issue de Saint-Boniface démontrait l’efficacité de la grève de la faim, et cette stratégie se multipliait… contre le voeu de l’UDEP qui n’y adhérait pas et tentait de la freiner, pour garder la revendication globale, structurelle, au premier plan. Il n’y aura, par la suite, plus de régularisation de groupe à l’instar de Saint-Boniface : des promesses seront faites, non tenues, des régularisations se feront au cas par cas.

Saint-Gilles

Le 5 avril 2006, juste après la fin de l’occupation à Saint-Boniface, surgit une action à Saint- Gilles. Au même moment, une salle paroissiale à Ixelles abrite une centaine d’Afghans en grève de la faim. Etant sur la mailing liste de différents groupes militants pour les sans-papier, je reçois une information assez vague sur cette action. C’est une « voisine » qui a entendu cette rumeur. Elle voudrait faire quelque chose, mais ne souhaite pas y aller seule et lance un appel pour que quelqu’un aille voir avec elle. Je décide d’aller voir ce qui se passe et suivrai cette grève de très près, expérience que je raconte en détail ci-après (page 30).

Evere

Par la suite, je m’implique également dans une grève de la faim à Evere, dans un local communal, en 2007, menée par une trentaine de personnes des Afghans, des Algériens et des Marocains ; grève exceptionnellement longue puisque les Afghans l’ont menée jusqu’à 55 jours, ne cédant pas sur leur exigence (régularisation pour un an). Je serai là, comme à Saint-Gilles où le nombre de gens était similaire (beaucoup plus petit qu’à Saint-Boniface), dans une grande proximité, avec les grévistes et avec le médecin « principal » (une petite équipe s’est formée, mais c’est le médecin avec qui j’avais pris contact pour Saint-Boniface qui est le plus présent). J’ai pris une position un peu différente qu’à Saint-Gilles : sceptique devant la possibilité que les grévistes obtiennent gain de cause, et consciente de leur totale détermination (surtout chez les Afghans), je n’ai pas voulu avoir trop d’échanges avec eux quant au déroulement des négociations ou aux issues possibles. J’ai préféré me positionner clairement comme un appui aux médecins, soutenant le contact (difficile !) avec le CPAS pour obtenir l’aide médicale urgente, répétant les conseils à suivre, écoutant les plaintes, construisant un contact privilégié avec un jeune homme particulièrement fragile et isolé, considéré comme fou par les autres et qui a vécu un épisode de type psychotique nécessitant une brève hospitalisation. J’ai également proposé des massages, très bienvenus parce qu’au bout d’un certain temps les douleurs musculaires sont intenses ; ceci m’a permis d’expérimenter ce qu’une position de type « soignant » (bien qu’exercée avec un certain amateurisme !) peut apporter au-delà d’une efficacité technique. Position très différente de celle du médecin puisque, passant environ ¾ d’heure avec chacun, je ne pouvais pas voir tout le monde, mais il y avait un contact physique d’une toute autre proximité. Le médecin, lui, se devait de faire chaque jour une tournée complète afin de détecter à temps les incidents critiques.

Rue Royale

Une dernière expérience, celle de la grève de la faim menée en 2008 rue Royale : 150 personnes, de tous statuts et nationalités, dans un local appartenant à la Communauté française. Un médecin du groupe « habituel » a été sollicité par un membre de l’UDEP impliqué dans l’organisation de ce mouvement, et nous avons fait appel à d’autres médecins pour constituer une équipe. Dans ce dernier cas, j’ai d’emblée décidé de ne pas m’engager directement sur le terrain auprès des grévistes : la priorité était de réunir une équipe médicale suffisante, ce qui s’est avéré extrêmement difficile étant donné la grandeur du groupe et les conditions logistiques. Ce suivi s’est organisé en plusieurs temps : dans un premier temps, nous avons évalué les besoins et les ressources disponibles. Face au trop petit nombre de volontaires, les médecins ont refusé d’entamer le suivi de cette grève, en manifestant ce refus publiquement d’une manière interpellante pour les pouvoirs publics, les mettant face à leur responsabilité sur la question des sans-papiers. Un communiqué a été envoyé à la presse, au ministre de la Santé, à l’Office des étrangers et à divers hommes politiques. Continuant cependant à lancer des appels à tous les médecins de Bruxelles, nous sommes arrivés à réunir un nombre suffisant de soignants, parmi lesquels plusieurs infirmières et un psychologue ; une équipe de volontaires de la Croix-Rouge nous a rejoint, et le suivi a commencé, après environ trois semaines de grève de la faim. Parallèlement, nous avions pris des contacts sur place, donné des conseils de base et identifié des ressources utiles, notamment un occupant responsable de la santé qui avait constitué des dossiers médicaux pour chaque occupant. Je ne suis venue rue Royale que de manière occasionnelle, jouant à certains moments un rôle d’interface entre différents acteurs – responsables des occupants (structurés en commissions), avocat négociateur, médecins, membres de l’UDEP et citoyens volontaires. Ce qui m’a permis d’approfondir ma réflexion sur une autre facette des grèves de la faim : elles mettent en contact, dans un moment particulièrement aigu, des acteurs différents qui n’ont pas la même logique, les mêmes objectifs, les mêmes valeurs, dont certains ont une légitimité vis-à-vis des pouvoirs publics légitimité non reconnue par d’autres acteurs du drame, dont certains ont un « agenda caché » et des stratégies à long terme tandis que d’autres veulent « tout tout de suite »…

Et après…

Le jour où je clôture ce texte, une grève de la faim vient de commencer à l’église du Béguinage et à l’église du Curé d’Aers (occupée depuis deux ans) : 2 x 200 personnes. (mai 2009, ndlr) Le jour où je clôture ce texte, Mokhtar, algérien que j’ai rencontré lors de la grève à Saint-Gilles, et dont la demande d’asile politique avait été refusée en 2001 vient de recevoir un dernier verdict du Conseil du Contentieux : sa demande de régularisation est refusée. Il est arrivé en Belgique en 2001. Il attend, comme beaucoup d’autres, une circulaire promise par la ministre Turtleboom… et qui, paraît-il devrait permettre la régularisation d’environ 35.000 personnes qui sont dans son cas. Le jour où je clôture ce texte… Il y a sans doute des milliers de personnes suspendues dans une attente dont elles ne voient ni le sens ni la fin. Un jeune Camerounais s’est suicidé à Merksplas, il y a quelques jours. •

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 53 -juillet 2010

Que se passe-t-il lors d’une grève de la faim ?

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- Marianne Prévost

Les acteurs, les grévistes…

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- Marianne Prévost

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- Marianne Prévost

Bibliographie

AGIER M. (dir.), « Terrains d’asiles. Refugiés, déplacés, sans-papiers face aux dispositifs de contrôle et d’assistance », Asylon(s), Revue en ligne du réseau scientifique TERRA, Paris, novembre 2007, n°2. CASSEN B., « Petits arrangements sur le(…)

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