Aller au contenu

La « co-prof ». Le terme jargonneux, tout droit sorti de la bouche des professionnels de la maison médicale Saint-Léonard, dans le quartier liégeois du même nom, signifie « coprofessionnalité ». Un concept dont l’équipe de la maison médicale semble être imbibée jusqu’au bout des ongles.

Partir des contraintes

C’est en 2009 que la maison médicale Saint-Léonard s’engage dans un travail autour de la notion de coprofessionnalité. L’objectif ? Réussir à définir cette idée et se l’approprier en équipe, faire un état des lieux des pratiques de la maison médicale, élaborer des projets en la matière. « Nous sommes partis des contraintes », se remémore Gilles Henrard, médecin généraliste. Parmi elles figurent la multiplication des temps partiels dans la structure (et les difficultés de communication qui y sont associées), la pénurie de médecins et la nécessité d’améliorer l’efficience du travail alors réalisé avec les 500 à 600 patients du centre de santé intégré ». « La question était aussi de mieux faire passer notre fonctionnement, notre modèle, auprès des patients. Pour que dès le départ, ils comprennent où ils mettent les pieds », ajoute Joanne Mouraux. L’une des premières pistes explorées a consisté à mettre en place une « permanence inscription ». Soit un temps, au moment de l’inscription d’un nouveau patient, qui permette un réel échange entre ce dernier et un ou plusieurs professionnel(s) de la maison médicale. « Très vite, on s’est dit qu’une première anamnèse pouvait être faite dès ce moment par une infirmière », se remémore Gilles Henrard. « Car c’est un moment où le patient donne déjà beaucoup d’informations concernant sa santé. Pourquoi ne pas en profiter pour réaliser un premier bilan de la santé ? » L’anamnèse infirmière devient donc un passage obligé, systématique, pour chaque patient. Elle est aussi une manière de signifier à ce dernier que le médecin n’est pas la seule porte d’entrée d’une maison médicale. Au cours du temps, la tournure quelque peu fastidieuse de cette première « consultation infirmière » refoule certains patients. Désormais, cette étape préliminaire est souvent négligée, même si elle peut être activée dans un second temps dans des situations caractérisées par un cumul d’intervenants, de médicaments. « Après trois, quatre consultations médicales ou rencontres avec l’assistant social, parfois on se rend compte de la complexité de la situation », précise Gilles Henrard. « On peut alors prévoir une consultation infirmière, par exemple sous la forme d’une visite à domicile, qui aura pour objectif de faire un diagnostic global. » Toute une série d’autres expérimentations autour de la « co-prof » ont été menées par l’équipe de la maison médicale liégeoise : création d’une permanence sociale, amélioration des modes de communication (l’intranet pour tout ce qui est lié aux soins, le mail pour tout ce qui touche à la gestion de la maison médicale), construction d’outils pour aborder ensemble les problématiques individuelles des patients ou, tout simplement, pour se connaître et mieux saisir le travail de ses collègues. La « permanence inscription » a aussi été l’amorce d’une réflexion plus vaste autour de l’articulation entre les métiers de médecin généraliste et infirmière.

Exit les soins de santé médico-centrés

La permanence « méd-inf », à savoir la mise en place d’un diagnostic infirmier en amont de la permanence médicale, vise à désengorger cette dernière, particulièrement autour du week-end (le vendredi et le lundi). Le système permet de gérer les urgences en « triant » les situations : une consultation médicale est-elle nécessaire de manière immédiate ? Si oui, le patient est redirigé vers un médecin ; si ce n’est pas le cas, c’est un rendez-vous avec son médecin « titulaire » qui lui est proposé. Ces consultations en série permettent tant de repositionner la position de l’infirmière auprès du patient – la consultation infirmière devient le centre de gravité du système – mais aussi à l’infirmière de se repositionner elle-même : « Comme l’infirmière passe en premier, elle applique ses tâches avec plus de légitimité », explicite Gilles Henrard. « Sur le moyen et le long terme, elle pourra aussi identifier de nouvelles tâches qu’elle pourrait réaliser. » Développer le diagnostic infirmier au sein de la maison médicale, c’est soutenir le médecin, mais c’est aussi améliorer l’accessibilité aux soins et y apporter une nurse touch. Dominique Rocourt, infirmière en santé communautaire : « Le résultat inattendu de ce projet a été d’améliorer la prise en charge, parce que nous avons des formations différentes, des visions différentes. » Et si certains patients vivent cette consultation comme un temps d’attente supplémentaire, il s’agit aujourd’hui de « travailler le message qui leur est donné à l’accueil en leur présentant cette consultation comme une réelle plus-value, comme un élément de ce binôme médecin-infirmière ». Le système nécessite une relation de confiance et une coordination fine entre médecin et infirmière. « S’il y a un changement de travailleur, une infirmière remplaçante par exemple, il peut y avoir quelques grains de sable. Il y a une mécanique qui doit se mettre en place. » Deuxième gros chantier, concomitant : la délégation des tâches, ou plutôt le partage des tâches, une dénomination que l’équipe estime moins asymétrique et moins paternaliste. La limite des tâches infirmières est bien définie par l’INAMI, mais la médecine générale belge, médico-centrée, n’épuise pas les possibilités que permettent la loi en termes de partage des tâches. Suivi des International normalized ratio – INR, un des indicateurs de la coagulation sanguine), suivi des diabétiques, spirométrie (méthode de mesure de la fonction ou la capacité pulmonaire), électrocardiogrammes… peuvent être réalisés par des infirmières. Sans parler des soins de plaies, encore abondamment pratiqués par les médecins généralistes de quartier. « Une ineptie », commente Gilles Henrard, « puisqu’elles sont de la compétence des infirmiers. » Le partage des tâches favorise la coprofessionnalité. « Dans le cas d’un électrocardiogramme ou d’une spirométrie, c’est la réalisation de la tâche qui est déléguée, l’interprétation de l’infirmière est ensuite avalisée par le médecin », précise le médecin généraliste. « Cela crée des moments d’échange entre les deux. On se voit parce qu’on travaille sur les mêmes choses, mais à des étapes différents. On doit utiliser des mots communs, cela crée une culture commune. » « Quand une infirmière reçoit un patient pour un électrocardiogramme », ajoute Dominique Rocourt, « elle fait aussi tout un travail de promotion de la santé. Une consultation infirmière globale permet d’ouvrir d’autres portes. »

Une révolution ?

Accepter la délégation des tâches et, plus largement, le fait que les infirmières détiennent des compétences que les médecins n’ont pas : une révolution ? « À l’hôpital, les actes confiés, cela se fait tout le temps », relativise Dominique Rocourt. « La médecine générale en Belgique est retardataire », décrypte Gilles Henrard, résolu à pousser des portes pour aller plus loin. Car de nombreuses études et expériences internationales l’attestent : une prise en charge articulée est de meilleure qualité, et elle permet de répondre à la pénurie de médecins généralistes. Un argument qui pourrait faire changer d’avis les maisons médicales qui extériorisent leurs services infirmiers… « La pénurie de médecins est une opportunité pour concevoir un meilleur partage des tâches », conclut Gilles Henrard. Et non l’inverse.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 74 - mars 2016

Utiliser le dossier informatisé en équipe

Pour bien travailler en interdisciplinarité, il faut pouvoir s’appuyer sur des procédures et des outils concrets. L’équipe de la Passerelle a réalisé un travail approfondi pour mieux utiliser le Dossier santé informatisé (DSI) Pricare en interdisciplinarité.(…)

- Joanne Herman, Rémy Tello

Charte de la transdisciplinarité

Préambule Considérant que la prolifération actuelle des disciplines académiques et non-académiques conduit à une croissance exponentielle du savoir ce qui rend impossible tout regard global de l’être humain, Considérant que seule une intelligence qui rend compte(…)

- Centre international de recherches et études transdisciplinaires

Frontières, limites et désirs d’infini

La collaboration entre disciplines questionne l’identité, les limites, la rencontre avec l’autre, l’organisation collective… Des enjeux qui dépassent de loin les pratiques professionnelles : la notion de frontière doit sans relâche être interrogée et mise au coeur(…)

- Jean Cornil

Pluri-, multi-, inter-, trans- ou in-disciplinarité ?

A la base des pratiques en maison médicale, la collaboration entre diverses disciplines. Est-il utile de distinguer les différents termes désignant cette collaboration ? Apparemment oui, si l’on en croit l’abondante littérature consacrée à cette question : bref(…)

- Dr Benjamin Fauquert, Dr Pierre Drielsma, Marianne Prévost

Together we change : une vision

Together we change donne un signal clair : il faut changer fondamentalement la politique de santé à partir de la première ligne de soins pour faire face aux défis de l’accessibilité, de la viabilité financière, du vieillissement(…)

- Marinette Mormont

Coordination des soins en première ligne : et Mme Dupont ?

Les soignants du domicile rencontreront de plus en plus de situations complexes, avec des besoins de soins inédits. En cause ? Le vieillissement de la population et la rationalisation des soins hospitaliers. Une réflexion est aujourd’hui indispensable(…)

- Christiane Duchesnes, Didier Giet, Jean-Luc Belche, Laetitia Buret

Toxicomanie : plus d’intégration pour davantage d’inclusion

Fin 2013, le FEDER (Fonds européen de développement régional, programmation 2014-2020) lançait un appel à projets auquel ont répondu plusieurs acteurs bruxellois, à l’initiative de Médecins du Monde. Dépassant l’interdisciplinarité pour aller vers l’intersectorialité, ces acteurs(…)

-

Collectiviser la faute : une recette pour mieux se partager les tâches ?

La responsabilité d’un professionnel est parfois mise en cause, et quand on travaille à plusieurs autour d’un patient, c’est souvent la parole de l’un contre celle de l’autre. Pourtant, des systèmes de responsabilité collective existent. Ces(…)

- Bernard Hanson, Dr Daniel Burdet, Marion Faegnaert

Pour agir sur la formation de base : des séminaires interdisciplinaires

L’interdisciplinarité peut-elle s’enseigner à l’université ? C’est le pari qu’ont fait, à l’université libre de Bruxelles, le département de médecine générale et le Pôle Santé : à leur initiative, un séminaire portant sur la collaboration interdisciplinaire est intégré(…)

- Pierre-Joël Schellens

Formation interdisciplinaire : toujours plus

Naima Bouti termine sa dernière année de baccalauréat en soins infirmiers. Elle parle ici avec enthousiasme du séminaire interdisciplinaire décrit par Pierre-Joël Schellens dans l’article précédent : une mise en question des représentations véhiculées lors des formations,(…)

- Marianne Prévost

Collaborer entre médecins et infirmiers : une affaire de complémentarité

Pénurie de médecins, complexification des pathologies et des situations : la question d’une réorganisation des soins et du partage des tâches entre médecins et infirmiers est au cœur de l’actualité. Son examen, sous des angles divers, permet(…)

- Hélène Dispas, Laetitia Buret

Infirmières et médecins en tandem à Saint-Léonard

La « co-prof ». Le terme jargonneux, tout droit sorti de la bouche des professionnels de la maison médicale Saint-Léonard, dans le quartier liégeois du même nom, signifie « coprofessionnalité ». Un concept dont l’équipe de la maison médicale semble(…)

- Dominique Rocourt, Gilles Henrard, Joanne Mouraux, Marinette Mormont

Du trio a l’équipe : concertation à la maison médicale Esseghem

Engagée à la maison médicale d’Esseghem en avril 2013, Zoé Wouters y a repris le poste d’assistante sociale créé dans cette équipe il y a près de 25 ans ; c’était sa première expérience en maison médicale.(…)

- Séverine Declercq, Zoé Wouters

Secret professionnel partagé : la place des accueillantes en maison médicale

L’interdisciplinarité implique un partage d’informations entre les professionnels, c’est une évidence ; mais dans quelle mesure, dans quelles circonstances, ce partage est-il compatible avec le respect du secret professionnel ainsi qu’avec les différents positionnements des intervenants(…)

- Dr Benjamin Fauquert, Isabelle Dechamps, Marianne Prévost

L’approche communautaire : un liant interdisciplinaire ?

L’approche communautaire repose sur la rencontre de personnes issues d’univers variés, dont les formations, les savoirs, les intérêts, sont différents voire très éloignés. Si les usagers des services de santé, les habitants, en sont des acteurs(…)

- Marianne Prévost

La coordination : un outil pour l’interdisciplinarité ?

De nombreuses questions traversent les maisons médicales depuis que la fonction de coordination est nommée. Il semble utile d’en préciser les enjeux spécifiques, non seulement par rapport à la gestion mais aussi en ce qui concerne(…)

- Claire-Marie Causin, Florence Paligot, Gaëlle Chapoix, Marianne Prévost

Prémisses à la fonction de coordination de soins

Suite à différentes questions qui se sont posées dans certaines maisons médicales à Liège en 2013, l’intergroupe de cette région tente de définir les contours d’une fonction de coordination des soins en maison médicale. Un groupe(…)

- Frédéric Palermini

Stimuler le développement de la co-professionalité : une démarche collective se met en place à Liège

Depuis plusieurs années, l’intergroupe liégeois accueille différent groupes de travail réunissant des travailleurs de maison médicale : ils échangent et se forment pour renforcer la qualité de leurs pratiques. Certains de ces groupes sont mono-professionnels, d’autres portent sur(…)

- Ingrid Muller

Pricare : vers un dossier transdisciplinaire

En quoi le Dossier santé informatisé (DSI) Pricare peut-il être considéré comme un outil particulièrement utile dans un travail transdisciplinaire ? C’est ce que Benjamin Fauquert tente de montrer dans cet article, tout en évoquant la manière(…)

- Dr Benjamin Fauquert

Introduction

Intrinsèque au modèle des maisons médicales, le travail en équipe pluridisciplinaire est aujourd’hui considéré comme un critère de qualité pour les soins de santé primaires : des soins particulièrement bien adaptés à la prédominance des pathologies(…)

- Faukert Benjamin, Marianne Prévost

Les pages ’actualités’ du n° 74

Gestion du tabagisme en institution

Cédric Migard propose ici un point de vue très nuancé à propos de la question du tabagisme en institution, au regard de ses dix années de pratique en tant que thérapeute dans un centre de jour(…)

- Cédric Migard

Penser le changement

Les maisons médicales suscitent l’intérêt dans les milieux académiques, tant du côté de la santé publique que de l’économie sociale. Une question centrale est celle de l’adéquation de leur mode d’organisation pour la qualité du service(…)

- Christian Legrève

Tunisie : vers une médecine communautaire

Michel Roland, très actif depuis plusieurs années sur le terrain de la santé en Tunisie, nous donne ici un aperçu de certaines initiatives menées en matière de formation et de recherche dans ce pays qui fut(…)

- Marianne Prévost, Michel Roland

Fin de vie et demande d’euthanasie

Mon rôle, puis celui des membres de mon équipe, a été progressivement défini après la publication de l’arrêté royal de 1997 structurant la prise en charge des soins palliatifs en Belgique. C’était l’occasion pour la direction(…)

- Chantal Gilbert

Journal d’un corps

Bien connu du grand public par la saga des Malaussène, Daniel Pennac est aussi l’auteur d’un « journal intime » dont l’originalité tient au point de vue adopté : « Je veux, dit le narrateur, écrire(…)

- Marianne Prévost

Tabagisme-précarité-estime de soi

Depuis plusieurs années, certaines maisons médicales développent des projets axés sur le tabagisme, avec une attention particulière pour les personnes les plus précarisées parmi leur patientèle. Au centre de ces projets, une réflexion sur la manière(…)

- Marianne Prévost, Valérie Hubens

Maladies chroniques : le grand chambardement ?

« Réformons, réformons, il en restera toujours bien quelque chose… Mais quoi ? Des dispositifs illisibles et inefficaces, des soignants qui ne savent plus dans quelle pièce ils jouent ? ». Olivier Mariage jette un oeil(…)

- Dr Olivier Mariage