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Hommage à Jean Carpentier

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Santé conjuguée n° 69 - décembre 2014

Jean Carpentier, médecin généraliste français, communiste de la première à la dernière heure, s’en est allé le 9 juillet 2014. C’était un défricheur, infatigable, joyeux, clairvoyant, à la fois rebelle et fédérateur. Nous nous reconnaissons dans ses options pour la démédicalisation et la promotion de la santé globale.

Jean Carpentier refusait le moutonnement des idées ; il a embarqué des générations de soignants dans sa rébellion à la fois joyeuse, clairvoyante, habile, se méfiant des institutions mais jouant avec elles, à la fois franc-tireur et fédérateur1. « La maladie est une parole qui n’est pas adressée au médecin mais à l’entourage physique et humain de celui qui la parle ( … ). Le risque encouru par le malade lorsqu’il est pris en charge par la médecine est d’être dépossédé de son énergie rebelle, d’être objectivé, en abandonnant à d’autres son « libre-arbitre », ce qui faisait de lui le sujet de son histoire »2. Il voulait et pratiquait une autre médecine : sa vie était un combat contre tous les carcans. Les racines de son engagement sont claires3 : « mon père était maire le jour et médecin la nuit : c’était après la guerre, il fallait reconstruire, dans un élan solidaire. D’une certaine manière, j’ai appris là le socialisme et le communisme. Mais c’est en 1968, lorsque j’étais à l’hôpital que ( .. ) j’ai compris que la médecine, c’était ma manière en politique ». Cette « manière en politique », il l’a déclinée de diverses manières, toujours sur le terrain. Dans le cabinet qu’il ouvre à Corbeil-Essonnes-Essonne autour des années 70 avec Clarisse Boisseau ( sa collègue pendant 30 ans ). A travers un tract, « Apprenons à faire l’amour », qui défraie la chronique en 1971 et lui vaut une sanction du Conseil de l’Ordre ainsi que des plaintes pour outrage aux bonnes moeurs. Puis à Aligre à partir de 1979, un quartier très populaire où il continue sa pratique de proximité en laissant la porte ouverte aux toxicomanes. Le SIDA et l’hépatite C arrivent : il lutte avec ténacité, avant l’heure, pour des politiques de réduction des risques. Souvent tiraillé entre la loi et sa pratique parfois en marge de la légalité, il restera toujours fidèle à son idéal communiste, même si sa liberté de pensée lui a valu d’être exclu du parti en 1966. Il a aussi beaucoup écrit et participé, soutenu, créé divers groupes de travail, notamment l’Ecole dispersée de santé européenne. Laissons ici place à sa parole. Extrait de Médecine Générale, Jean Carpentier, Maspero 1978 Il y a partout, dans ce que nous respirons, mangeons et buvons, des virus et des microbes de la grippe, de l’angine, de la tuberculose, de l’infection urinaire. Pourtant, nous n’attrapons pas tous la grippe, l’angine, la bronchite, la tuberculose et l’infection urinaire. Il y a à chaque instant, dans notre organisme, des désordres biologiques divers. Pourtant, nous ne devenons pas tous des gastritiques, des ulcéreux, des colitiques, des fragiles du foie, des migraineux et des asthmatiques. Nous avons, à tout instant, à nous occuper de choses délicates ou réputées « dangereuses ». Pourtant nous n’avons pas tous des accidents du travail ou de la circulation. Nous subissons chaque jour dans la rue, au travail ou à la maison, des agressions de la part d’autres gens, parents, amis ou inconnus. Pourtant, nous ne faisons pas tous des « crises de nerfs » ou des dépressions nerveuses. Pourquoi ? On sait bien maintenant que la maladie n’est pas seulement le résultat d’une infection microbienne, ou d’un désordre biologique, ou d’une maladresse ( accident du travail ). La maladie est aussi et surtout le résultat en réaction des répressions, inhibitions et refoulements de notre histoire personnelle et de notre vie de tous les jours : professionnelle, culturelle, amicale, ménagère, familiale, scolaire, sexuelle… Se soigner ne saurait se concevoir sans une analyse complète de cet ensemble ( avec le risque de mise en cause qu’une telle analyse comporte ). Ainsi, on peut se soigner en entreprenant cette analyse avec un médecin éventuellement, mais surtout avec ses voisins, ses amis, sa femme, son mari, ses enfants et soi-même. Faire cette analyse est un grave problème auquel on essaye souvent d’échapper, car ce n’est pas, au moins au départ, une solution confortable, rassurante. En effet, remettre tout en question, c’est prendre le risque de mettre beaucoup de choses établies, d’habitudes en cause : la machine à laver à crédit, le mariage, les cadences de travail, les heures supplémentaires, travail = labeur, les bonnes manières, la propriété privée, l’assurance-vie, les relations d’argent, les hiérarchies, l’autorité, la « bonne situation », « garder son rang », la télé, la vieille hégémonie de l’homme sur la femme, l’éducation des enfants, l’amour-propriété, une sexualité aussi « propre » que sommaire et pauvre, etc. En effet, à partir du moment où il devient évident que c’est notre vie qui nous rend malades ( c’està- dire qui rend nos nerfs et tout notre organisme fragiles devant l’infection microbienne, les désordres biologiques et les agressions verbales ou autres de la vie quotidienne ), le problème qui se pose à nous, par-delà la médecine et le médicament, c’est de changer notre vie. Changer nos conditions de vie, mais aussi tous les critères moraux et culturels, les « valeurs » qui nous permettent, au prix de la maladie, de les accepter : tout ce qui nous aliène, c’est-à-dire nous empêche de nous appartenir, d’être nous-mêmes : tout ce qui nous oblige à n’être que le spectacle de nous-mêmes, le spectacle que je donne aux autres et que finalement je suis également pour moi ( la maladie naît, entre autres raisons, de la différence entre ce spectacle et ce que nous sommes en réalité profondément ) : tout ce qui nous oblige à ne pas réaliser nos désirs, à les refouler, à les réprimer nous-mêmes pour ne pas risquer que d’autres les répriment ( gendarmes, instituteurs, juges, prêtres, médecins et autres gardiens violents ou pédagogues, diversement persuasifs, de l’ordre des choses établies ). Le problème de la santé est celui d’une thérapeutique totale : remettre en question notre façon de vivre. Le problème n’est pas que nous manquons de médecins. Le problème est qu’il y a trop de malades.

Documents joints

  1. Cf les hommages dans Pratiques, citer les auteurs.
  2. In « Retrouver la médecine, 1996 », cité par Pratiques de juillet 2014.
  3. Interview accordé en octobre 2000, à la revue Humanitaire.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 69 - décembre 2014

Les pages ’actualités’ du n° 69

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