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Et maintenant ? Jeter un pont vers la démocratie économique


Santé conjuguée n° 63 - janvier 2013

Au terme de ce cahier, nous sommes dans l’ambivalence. Nous avons l’impression d’avoir
réussi une partie de notre pari. Notre approche des différentes définitions du capital a permis
de déconstruire le concept d’autogestion. Nous avons ouvert les représentations. Nous avons
vu que les enjeux qui le sous-tendent, et qui y ont amené les maisons médicales restent aussi
actifs, sensibles et pertinents qu’il y a 40 ans, aux niveaux micro et macropolitique. Nous avons
ouvert des perspectives sur des grilles de lecture, des théories, des outils qui aident à en saisir les
contours, à en décrire les modalités.

Le caractère problématique subsiste. On est probablement toujours pour ou contre, et, dans tous
les cas, on ne sait toujours pas ce qu’on peut faire pour que ça marche.

Bien sûr, je pourrais me contenter de trimbaler le lecteur en disant que c’est une démarche, que
c’est le processus qui amène le changement, que nous sommes au début de quelque chose, que
c’est un moment charnière, que le colloque de mars n’est qu’une étape. Et c’est vrai ! Mais on
est là dans le registre de la foi, ou au moins de la confiance de principe. Et j’en connais dont la
confiance est ébranlée.

Pour revenir sur nos questions et hypothèses de départ, je voudrais donc m’appuyer à nouveau
sur un travail tout à fait indépendant de nos questions, détaché de notre cadre, fondé sur une
démarche solide, inscrite dans la durée, et qui éclaire notre réflexion. Une lumière brillante mais
distante, désaxée, qui révèle les angles, les arêtes et les reliefs légers de notre situation. C’est
celui d’Isabelle Ferreras1.

A contre-courant ?

Nous nous demandions, en introduction, comment se joue la reprise autogestionnaire du pouvoir
et de la liberté économique dans nos petites organisations de services aux personnes, regroupant
des métiers plus ou moins qualifiés, plus ou moins spécialisés, et dans lesquelles la relation de
soins, voire le don de soi et l’engagement militant prennent une place importante. Nous nous
demandions comment ces particularités pouvaient influer.

Si on suit l’analyse de Ferreras, plutôt qu’une niche archaïque hyper spécifique, nous serions un
terrain emblématique de l’évolution actuelle et future des rapports au travail. Si nous ramons
à contre-courant, ce n’est pas du sens de l’histoire, mais de celui d’un capitalisme qui, selon
Ferreras, court à sa perte en s’enfermant dans ses propres contradictions. Il faut bien reconnaître
que c’est une analyse dont l’intuition se confirme chaque jour. Elle note par ailleurs, citant
plusieurs travaux, que « le champ d’étude de l’économie sociale et solidaire constitue un terreau
pour la mise en valeur des dimensions expressives de l’activité économique et du travail en
particulier. ».

Y a-t-il une contradiction entre le désir de sauver le monde et la nécessité de sauver sa peau de
travailleur ? Non, si on suit Ferreras. La construction des institutions politiques du travail est une
nécessité pour les salariés, pour que leur statut soit simplement tenable, mais elle est aussi une
condition pour que l’histoire avance, pour que l’entreprise intègre les évolutions de la société, et
pour que le système s’adapte. Bien sûr, la proposition est réformiste, et on n’est pas obligés de
souscrire à cette position. Relevons seulement qu’à l’inverse de « l’utopie qui anime le régime
capitaliste de mise à disposition du travailleur, transformé en marchandise, pour reprendre les
termes de Marx – instrument de production parmi d’autres (…) », il n’y a pas antagonisme entre
la recherche du confort (dans tous les sens du terme) des travailleurs d’une part, et la pérennité
de l’entreprise et la qualité du service à la population d’autre part.

Nos lieux de délibération sont des cadres où peut se discuter le juste et l’injuste de notre
organisation du travail, ce qui est, selon Ferreras, le critère d’analyse, de compréhension et
de jugement des situations. « Quel qu’en soit l’enjeu – par exemple, le partage des horaires
(qui assure quelle plage horaire ? Qui travaille les soirs ? Les week-ends ? Etc.), l’accès à
une formation, l’annonce et la gestion d’une restructuration ou la décision d’investir dans tel
département ou telle ligne de produit (…) ». On voit bien ! Ils sont aussi le lieu et l’occasion
de l’inscription de l’organisation du travail dans des collectifs caractérisés par leur diversité.
« Ceux qui travaillent partagent l’intuition que chaque collègue a une prétention légitime à
participer à la conception du juste qui, finalement, règlera la vie au travail. ». Nous avons, en
fait, une chance folle, parce que nous en faisons l’expérience au quotidien !

Bicaméralisme : s’inspirer et l’enrichir

Est-ce que, en fin de compte, le bateau « autogestion » perd son cap ? Non, semble-t-il. Il se
confronte à un monde qui a changé. A deux difficultés nouvelles, qui s’ajoutent aux obstacles qui
existaient déjà aux racines du mouvement des maisons médicales. D’une part, comme on l’a dit,
le capitalisme a changé de forme. Et sa forme nouvelle est plus insaisissable. Il installe partout,
au quotidien, des « fabriques de subjectivité2 » multiformes, diverses, éphémères et insidieuses.
D’autre part, nous sommes façonnés, quoiqu’on y fasse, par cette vision multiple, diverse,
contradictoire (relativiste diraient certains). Les diverses parties prenantes de nos organisations
revendiquent des représentations bien plus diverses de l’action que par le passé.

Dans sa réponse à l’objection 17 de l’appendice, Ferreras estime que « la formule inverse du
monocaméralisme de capital actuel est celle d’entreprises monocamérales de travail. C’est la
raison pour laquelle on peut penser l’entreprise bicamérale comme une institution-pont, une
transition vers une économie démocratique (une démo-nomie) (…) ». Voilà une proposition qui
ouvre un horizon au développement de nos pratiques autogestionnaires. Nous pourrions les
envisager comme des institutions-pont qui soutiennent la transition vers des modèles à inventer.

C’est une belle perspective, à laquelle nous pouvons contribuer par des apports spécifiques. Ce
cahier confirme que les points de vue à l’oeuvre dans nos centres sont plus divers que dans le
schéma de l’entreprise capitaliste de Ferreras. Nos relations avec les patients et sous leur regard
sont plus complexes, même si leur ambiguïté n’est pas sans rapport avec celle décrite autour de
la figure du client. En bref, le bicaméralisme de l’entreprise capitaliste marchande pourrait nous
inspirer, à condition de l’enrichir.

Ce n’est possible que si on garantit les évolutions qui rendront nos entreprises viables, car « il
restera souhaitable de veiller à ce que la logique instrumentale continue à jouer un véritable rôle
dans l’entreprise ». Dans notre cas, ça veut dire donner une place à l’attention à la qualité des
services rendus par la maison médicale, et à la qualité de la gestion dans toutes ses dimensions.

Cette double attention, à la rationalité politique et à la rationalité instrumentale de nos maisons
médicales, c’est bien ce à quoi vous invite la Fédération des maisons médicales. Elle se concrétise
dans « les deux jambes » sur lesquelles marche le chantier autogestion : celle de la qualité de la
gestion, avec le service de soutien à la gestion, et celle de la démocratie au travail, avec l’équipe
éducation permanente. C’est la double vigilance à laquelle nous commencerons à travailler
ensemble à Oostduinkerke les 22 et 23 mars.

Invitation
à la singularisation

« J’opposerais à cette machine de production de subjectivité3 l’idée qu’il est possible
de développer des modes de subjectivation singuliers, ce que nous pourrions appeler
« processus de singularisation » : une manière de refuser tous ces modes d’encodage
préétablis, tous ces modes de manipulation et de télécommande, les refuser pour
construire des modes de sensibilité, des modes de relation avec l’autre, des modes
de production, des modes de créativité qui produisent une subjectivité singulière. Une
singularisation existentielle avec un désir, avec un goût de vivre, avec une volonté de
construire le monde dans lequel nous nous trouvons, avec l’instauration de dispositifs
pour changer les types de société, les types de valeurs qui ne sont pas les nôtres4. ».

  1. Ferreras I.,
    Gouverner le
    capitalisme ?, PUF,
    Paris, 2012. Voir
    article page 59.
    Christian Legrève,
    équipe d’éducation
    permanente de la
    Fédération des
    maisons médicales.
  2. Guattari F.
    et Rolnik S.,
    Micropolitiques,
    Seuil, Paris, 2007.
  3. Celle du
    capitalisme (ndlr).
  4. Guattari F.
    et Rolnik S.,
    Micropolitiques,
    Seuil, Paris, 2007.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 63 - janvier 2013

Les pages ’actualités’ du n° 63

Peut-on soutenir des grèves lorsqu’on est une association d’employeurs ?

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Un service pour le bien-être au travail dans des associations bruxelloises

L’accord non-marchand signé en 2010 entre la Commission communautaire française – COCOF et les partenaires sociaux des associations de service à la personne prévoit une mesure « Emploi-Bien-être ». Elle se concrétise par des projets menés(…)

- Dominique Wautier

Réforme de l’état : et la solidarité dans tout cela ?

2015 devrait voir l’application de la 6ème réforme de l’Etat, décidée en 2011. Pour la première fois, la sécurité sociale est concernée puisqu’il est notamment prévu que l’entièreté des allocations familiales et certaines branches de l’assurance-maladie(…)

- Isabelle Heymans

Et maintenant ? Jeter un pont vers la démocratie économique

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- Christian Legrève

Le capital : les facettes du diamant

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Le capital n’est pas seulement lié à l’argent, il revêt bien d’autres aspects. Des aspects qui peuvent même parfois sembler contradictoires. Les problèmes et conflits autour de l’autogestion ne viendraient-ils pas d’ailleurs de ces contradictions, non(…)

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Relire Bourdieu pour favoriser la démocratie

Dans le cadre de ses études à la Faculté ouverte de politique économique et sociale, FOPES, Coralie Ladavid écrit en 2002 son mémoire sur le fonctionnement autogestionnaire en maison médicale. Elle revisite pour nous son travail(…)

- Coralie Ladavid

Capital, qui es-tu ?

Nous avons voulu explorer ce que veut dire le mot capital, pour cesser de s’en effrayer. Pour se le réapproprier. Parce que nous toutes et tous en avons été expropriés. Tout comme de la politique, dont(…)

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Quelques clés pour lire l’autogestion dans les maisons médicales

Organisation et décision : l’empreinte de l’humain

Dans le cadre de son master en sciences de gestion à finalité en management des entreprises sociales (HEC-ULg), Elodie De Pauw rédige un mémoire sur les modèles organisationnels de quatre maisons médicales. En 2011, elle réalise(…)

- De Pauw Elodie

Décider ensemble, oui et comment ?

Décider ensemble, c’est parfois long et laborieux. Ne perd-on pas un temps précieux qui pourrait être investi dans la relation avec les patients, dans les projets de l’équipe ? Pourtant, on constate que les décisions prises(…)

- Gaëlle Chapoix

Gouverner le capitalisme ?

Isabelle Ferreras est sociologue et politologue, chercheure au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) à Bruxelles et à l’université d’Harvard et professeure à l’université catholique de Louvain. Elle vient de publier un petit ouvrage :(…)

- Christian Legrève

Quelques clés pour lire l’autogestion dans les maisons médicales

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Le Début des Haricots est une association d’éducation relative à l’environnement née en 2005. Elle promeut l’autogestion dans son fonctionnement interne comme dans ses services, en tant que levier d’émancipation et de réappropriation du pouvoir. Brève(…)

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Sud:quand les communautés prennent part à la santé

Deux personnes, deux regards. L’une venant du Nord, l’autre du Sud. Deux regards singuliers mais complémentaires sur les notions de cogestion, ou de partage du capital, dans les pays du Sud.

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Regards d’ailleurs

La société néolibérale mondialisée se caractérise notamment par l’individualisme, la centralisation du pouvoir et la recherche absolue du profit. Conséquences : partout, les citoyens sont de plus en plus déconnectés des prises de décision qui les(…)

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C’est à la lumière de la micropolitique des groupes de David Vercauteren, que Gilles Henrard examine la question du pouvoir dans les maisons médicales. Un pouvoir qui se possède, qu’on exerce, qu’on se réapproprie, qu’on se(…)

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L’autogestion à travers le rétroviseur

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Un trésor aux dimensions multiples

Caroline Lecler est accueillante depuis 1995 à la Passerelle et a participé à la fondation de la maison médicale l’Herma où elle travaille également depuis 1996. Pour Caroline, le capital est un trésor qui n’a rien(…)

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Introduction

Introduction

L’autogestion, un projet pluriel On a l’habitude de voir un lien indissociable entre capital et capitalisme. Le capital est la richesse que le capitaliste accumule et rentabilise sans fin. Dans l’optique marxiste en particulier, il le(…)

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