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« Le combat, c’était de s’opposer au système capitaliste. Et aux hiérarchies. » Henri De Caevel était généraliste dans une maison médicale, à Tournai, au vieux chemin d’Ere, une équipe qui existe toujours, mais qui n’est plus membre de la Fédération. Aujourd’hui, Henri ne fait plus de médecine générale, il pratique la psychothérapie et la psychanalyse en cabinet individuel. Il mène également un important travail de recherche et de publication, et s’investit dans des réseaux de professionnels. Il revient ici sur ses débuts dans une des toutes premières maisons médicales.

On se frotte, on se frite, on se met d’accord « On a fait ça [créer une médecine de groupe, ndlr] parce qu’on refusait la manière de laquelle la médecine était organisée. On voulait le contraire. On ne voulait plus travailler dans une entreprise qui appartient à d’autres. Où les petits obéissent aux gros, et où l’échelle des salaires suit cette logique ». Pour lui, la toute première valeur, le capital de départ, c’est l’envie d’autre chose, le besoin d’innover, d’inventer des professionnels qui constituent l’équipe. C’est le refus de ce qui existe, et la capacité de créer une alternative. « Le signifiant autogestion était une base absolue ». Il voit d’ailleurs les tensions autour des évolutions actuelles des maisons médicales comme un processus conflictuel d’intériorisation de la norme sociale. Les maisons médicales se normaliseraient. Elles s’intégreraient au paysage. Le deuxième capital, tout aussi important que le précédent, et qui en dépend, c’est le groupe. On peut même dire le Groupe, avec un G majuscule. Le Groupe, c’est justement la force qui va construire et défendre l’alternative que chacun-e cherche. En toute indépendance. Le Groupe s’autodétermine. Il définit ses propres règles. Dans la confrontation entre ses membres. On se frotte, on se frite, on se met d’accord. Personne ne peut poser ses conditions pour rejoindre le Groupe. Si on accepte les règles, on entre. On peut alors essayer de les faire changer de l’intérieur, en discutant avec les autres. Sinon on s’en va. « Si ça ne te convient plus, tu fous le camp ! ». Les décisions étaient bien souvent prises à l’unanimité. Parce que, dans les votes majoritaires, c’est parfois un sous-groupe majoritaire, mais « minoritaire par rapport à l’esprit » qui impose la décision. « S’il y a deux sous-groupes en désaccord, c’est peut-être qu’il faut trouver une idée nouvelle. Ça demande du temps. On faisait des week-ends tous ensemble pour réfléchir sur certains sujets importants. Mais on ne demandait pas d’être payés pour. C’était en-dehors du temps de travail. On n’était pas obligés de venir, mais il ne serait venu à personne l’idée de ne pas être là. Celui qui n’a pas de temps pour ça, c’est qu’il s’est trompé. Il ne devrait pas être là ». Cette vision repose donc sur une implication globale de chaque personne. On n’est pas là seulement en tant que travailleur, mais en tant qu’individu. On dépose dans le projet ses désirs et ses espoirs. « On investit son temps, son être et sa pensée ». L’autonomie à tout prix Un autre élément fondamental du capital est l’autonomie du groupe. Le moins possible de subsides, parce que ça ouvre la porte à l’influence des pouvoirs publics sur les choix de l’équipe. Il y avait une norme limitant l’apport de subsides à 5% du chiffre d’affaires. Et donc, bien entendu, pas de financement forfaitaire. La maison médicale fonctionne à l’acte. Tous les sous sont versés dans la même caisse. On paie les charges de fonctionnement et on partage le reste. On est donc financé sur base des actes, mais ceux qui prestent plus ne gagnent pas plus. Dans ce système, on a un regard sur l’activité des autres. On pourra tolérer que quelqu’un travaille moins transitoirement, ait un passage à vide ou des difficultés, mais on n’admettra pas « les tire-au-flanc ». Il ne faut en aucun cas que « des étrangers » puissent décider de ce qu’on fait. La structure de l’asbl est purement formelle. Il en faut une, parce que la légalité l’impose, mais elle n’est pas reconnue comme légitime à l’intérieur. « On pervertit tout quand on institutionnalise ». Dans cette conception, les patients ont une place spécifique. Ils sont représentés dans certaines assemblées et instances. Avec voix consultative. Ces représentants ont la possibilité de voir et entendre tout ce qui se passe, et d’en parler avec les autres. Leur présence est un signe. Son effet porte essentiellement sur les professionnels, qui sont supposés en tenir compte, parler et agir en conséquence, envisager les patients autrement. Leur participation financière, même limitée, est également un signe. Elle marque leur adhésion. Ils ne sont pas simplement des usagers, des bénéficiaires. « C’est comme ça qu’ils se sentent respectés ». « C’est un lieu de résistance à l’air du temps. Et c’est un mouvement. Donc ça vit, ça bouge. Ça évolue, mais démocratiquement. Il y a un cap. On continue à inventer. Sinon, ça ne m’intéresse plus… ».

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 63 - janvier 2013

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