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Dépasser les facteurs d’exclusion du soin De la rue au cabinet médical


Santé conjuguée n° 76 - septembre 2016

Garantir à tous l’accessibilité aux services de santé n’est pas qu’une question d’argent, ni même de disponibilité de soignants médicalement compétents (voir l’article page 50). Pierre Ryckmans aborde ici les conditions de la rencontre entre soignants et patients en situation très précaire. Il nous partage comment ces patients nous ré-enseignent le soin et l’accès au soin.

Au sein de l’association Infirmiers de rue, nous ciblons, dans notre travail de suivi médical et de réinsertion durable dans le logement, les personnes les plus précarisées, les personnes sans-abri, celles qui, de par leurs pathologies, leur comportement, leur marginalité, leurs fragilités, peuvent être considérées comme les plus vulnérables, les plus à risque de mortalité ou de morbidité. Le travail avec cette population nous fait découvrir comment les piliers de la consultation peuvent devenir, dans un contexte particulier, et avec certains patients, des facteurs d’exclusion des soins. Une meilleure connaissance et une meilleure prise en charge de ces difficultés par l’ensemble des acteurs de santé serait susceptible d’amener une amélioration de la prise en charge dont pourraient bénéficier potentiellement tous les patients.

La non-rencontre pour absence de lieu

Très souvent, il n’y a pas d’accès aux soins simplement parce qu’il n’y a pas de rencontre entre le patient et le soignant, car le patient et le soignant ne se trouvent pas dans le même lieu. Il y a à cela deux raisons complémentaires. D’une part, les patients ne font pas la démarche d’aller vers les soignants. Ce n’est pas nécessairement parce qu’ils n’ont pas la perception d’avoir besoin d’aide ou de soutien, ou parce qu’ils ne savent pas où ils doivent aller, où parce qu’ils pensent ne pas pouvoir payer la prestation. C’est peut-être simplement parce qu’ils ont, comme tous les patients finalement, peur d’aller « chez le médecin », cet autre lieu qui leur paraît tellement éloigné de leur réalité. Mais que cette peur finit, chez eux, par bloquer complètement et durablement tout le processus. Seuls face à leur angoisse, sans appui pour en parler ou pour les accompagner, ces patients reportent indéfiniment une visite ou un soin, et restent dans un autre espace, « à l’abri » et hors de vue des soignants, jusqu’à ce que l’évolution du problème force peut-être, des mois ou des années après, et plutôt via les urgences d’un hôpital, les portes de leur sensibilité. Cet aspect est encore plus frappant dans le cas de la santé mentale : un patient psychotique peut à un moment donné ne pas « pouvoir » se rendre chez son psychiatre pour avoir son traitement. S’il n’a pas de famille ou de relations suffisamment fortes pour être « amené à son traitement », il est vraisemblable qu’il ne s’y rendra plus, et seul un événement ou une personne extérieure pourraient changer ce cours de choses. D’autre part, les soignants sont eux « enfermés » dans leur structure de soins, et souvent incapables, pour toutes sortes d’excellentes raisons, de changer de lieu, de se rendre au chevet du patient, où que celui-ci soit. Même en médecine générale, si la visite à domicile existe, elle ne se fait, dans la majeure partie des cas, qu’à la demande du patient. La proactivité fait encore peu partie de l’arsenal thérapeutique, même en maison médicale. Il y a des exceptions à cela heureusement mais elles restent trop rares. Dans le cas du patient psychotique dont il était question plus haut, même chose : une fois le rendez-vous manqué, le patient disparaît simplement « des écrans radar » : plus personne ne semble chargé de se préoccuper de ce qu’il devient, et au bout d’un moment, plus personne ne sait finalement qu’il existe. Seule une équipe mobile ayant explicitement ce mandat pourrait renouer le contact. Au vu des situations rencontrées dans nos rues, on se rend compte que, dans un certain nombre de cas, ceci n’arrive jamais.

La non-rencontre pour absence de temps

Une autre raison de l’absence de rencontre est quand il n’y a pas de temps commun, entre le soignant et son patient. De nouveau, comme pour l’espace, le temps commun ne se trouve pas. D’une part, le patient ne vient pas au rendez-vous. Le temps qui était fixé, déterminé, réservé, reste vide, le patient, absent, et le soignant, déçu. On peut bien sûr trouver toutes sortes de bonnes raisons, psychologiques ou autres, analyser en détail les raisons ou les dé-raisons de ces vides, et peut-être même que ces raisons existent. Reste à voir si comprendre ces raisons pourrait aider le patient à sortir de ce blocage. L’autre part dans cette non-rencontre, celle du soignant, est faite du temps qui n’est pas vraiment donné, mais semble concédé, des délais de rendez-vous ou d’attente qui insufflent le doute à celui qui est convoqué, sur l’importance qu’il peut bien avoir, sur ce qu’il peut bien représenter et donc, finalement, s’il va pouvoir présenter son histoire, son « cas ». Il y a donc très souvent deux histoires, ou deux messages, qui se croisent et se liguent pour empêcher le temps de la rencontre. Le plus étrange, c’est que les deux protagonistes ne semblent pas se douter de la force de leurs messages respectifs. Le patient qui ne vient pas au moment convenu, tout entier dans sa préoccupation, dans son angoisse, ou dans son oubli, ne se doute pas de la déception qu’il provoque chez le soignant, ne la sent pas. Le soignant qui fait attendre son patient, ou ne lui consacre qu’une fraction de temps, encore investi dans son activité précédente, ou déjà dans la suivante, a peu conscience de la sensation d’écrasement, de diminution, voire même de rejet qu’il peut provoquer chez son interlocuteur.

La non-rencontre pour absence de discours adéquat

Quand une rencontre a lieu, pour qu’elle mène effectivement au soin, encore faut-il qu’il y ait échange, donc discours, des deux parties. Là aussi, les obstacles peuvent rendre la rencontre impossible. Le patient va souvent aborder les choses par le mauvais bout : là où on l’attend sur le médical, il s’épanchera sur ses difficultés sociales, là où on espère qu’il aille directement à l’essentiel, il pointera les petits bobos sans importance, en évitant soigneusement « l’éléphant dans le magasin de porcelaine », et même, là où on l’attend dans la plainte, il sera dans le déni de tout. Le soignant de son côté, par l’impression qu’il peut avoir et donner de saisir la situation, prouve déjà qu’elle lui échappe. D’autre part, il a souvent trop peu conscience de l’impact de son discours sur le patient : soit les termes sont trop brutaux, trop frontaux, trop directs, soit le discours n’est pas assez clair, quand ce n’est pas tout bonnement incompréhensible. On le voit, le lieu, le temps, le discours, qui sont le cœur de la rencontre nécessaire au soin, peuvent être faussés au point de rendre le soin impossible.

Quelles pratiques favoriser, comme soignant, pour réduire ces biais ?

Aller vers. Cette pratique est trop souvent réduite aux équipes travaillant en rue, archétype de la distance à franchir pour rejoindre le patient dans le lieu où il est. Mais il y a une foule d’autres exemples, moins spectaculaires, mais tout aussi utiles. C’est le soignant qui téléphone à un patient, ou lui propose une visite à domicile sans attendre la demande, s’avançant ainsi en sens inverse de l’habitude. Ce sont les salles d’attente, ou les comptoirs d’accueil de nombreuses institutions, dans la mesure où ils acceptent de se transformer en antichambre de la consultation, lieu impropre mais exactement approprié pour préfigurer ce que sera la consultation. A chacun de voir où est l’espace singulier qui peut le rapprocher du patient. Prendre le temps. Il faudrait plutôt dire « les temps ». Le temps fixé, qu’il faut parfois fixer beaucoup de fois avant qu’il puisse prendre son sens, être honoré. Le temps en salle d’attente, pour accompagner, rassurer le patient dans son attente. Le temps non fixé, « volé » par le patient, dans lequel il faudra parfois accepter d’être pris pour pouvoir avancer. Le temps pris pour le perdre, à serpenter avec le patient autour des problèmes, sans trop les aborder. Enfin le temps perdu d’abord, mais gagné ensuite, à suivre les priorités du patient. Avoir le bon discours. Le premier serait de ne pas en avoir, et de laisser le patient créer l’espace de dialogue, son espace de dialogue, sans chercher à (re)-colorer ses propos, mais leur laisser au contraire prendre la couleur que le temps du dialogue voudra leur donner. Ce sont ensuite ses propres propos, à soi, qu’on colorera des tons familiers au patient, s’assurant sans cesse de rester dans cette harmonie, ce qui n’empêche pas d’amener sa propre palette. Et toujours laisser l’espace de dialogue, où peuvent se composer les meilleurs dégradés. Nous devons tous, chaque jour, réinventer sans cesse ces pratiques avec chacun de nos patients, en taillant sur mesure un accès qui leur soit le plus favorable. C’est en sortant de nos lieux, de notre temps et de nos discours habituels que nous avons le plus de chances de créer cette rencontre où, pour chacun, tout devient possible.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 76 - septembre 2016

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