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Consulter en ethnopsychiatrie


Santé conjuguée n° 46 - octobre 2008

La nécessité de prendre en compte les facteurs culturels dans la santé de nos patients est aujourd’hui bien connue. Mais dans ce domaine, il existe encore trop peu de structures sur lesquelles la première ligne de soins peut s’appuyer, telles que la consultation d’ethnopsychiatrie développée à Molenbeek par le centre de santé mentale D’Ici et d’Ailleurs.

Plaidoyer pour une clinique transculturelle La relation thérapeutique, c’est-à-dire celle que le thérapeute tente d’établir avec son patient, est une relation complexe dont on commence à peine à identifier les composantes. Elle est en tout état de cause une relation qui s’appuie sur des implicites culturels partagés par ceux qui l’engagent. En ce qui concerne la psychothérapie avec des migrants, ces présupposés ne sont pas nécessairement partagés, ce qui nécessite une complexification de nos manières de faire qui permette de construire, ce qui d’habitude est premier et implicite, le contenant même de l’interaction, à savoir la culture. A l’intérieur des systèmes culturels d’une extraordinaire complexité et toujours en mouvement, il faut identifier certains des éléments efficaces pour comprendre et soigner la souffrance psychique en situation transculturelle. Le premier de ces éléments est celui de la maladie et de son énigme. Tomber malade soi-même, être en difficulté avec son enfant, perdre un de ses proches… est le signe d’un grand désordre et d’une grande souffrance qu’on va tenter d’apaiser en cherchant un sens, des sens possibles même s’ils sont transitoires. Toutes les sociétés tentent de penser l’insensé, pour définir les théories étiologiques sur lesquelles on s’appuie pour survivre à la douleur et au non-sens. Outre cette dimension culturelle, il faut adjoindre celui de la dynamique de l’événement migratoire, ses conséquences potentiellement traumatiques pour l’individu et l’acculturation secondaire à cette migration. La migration représente en soi effectivement un événement stressant qui demande un effort d’adaptation considérable. Dans ce sens, nous pouvons parler de crise, phase du cycle de la vie où l’individu et la famille sont amenés à réorganiser un fonctionnement psychoaffectif jusqu’alors opérant. La capacité à gérer le stress lié à la migration et à métaboliser la séquence de réactions émotionnelles qui en découlent varie considérément d’un individu à l’autre. Les circonstances de la migration, l’équilibre intrapsychique, le contexte social actuel et d’autres facteurs, peuvent influencer le seuil de tolérance au stress. Par ailleurs, il y a dans cette rencontre de deux cultures, la nécessité d’une négociation qui s’impose pour le sujet, pour les familles, pour les groupes. Il s’agit au contact d’une culture d’accueil très différente de sa culture familiale, de pouvoir se laisser sans doute modifier dans cette rencontre culturelle. Le sujet est le lieu de cette rencontre, il en est l’artisan et le dépositaire. Tous ces paramètres plaident pour une clinique et une recherche transculturelles qui intègrent la culture des familles et le fait migratoire pour mieux comprendre et mieux soigner. D’où la nécessité d’aménager le cadre des interventions psychothérapeutiques, opération qui présente un triple intérêt : améliorer la qualité de l’évaluation (parfois la modification du cadre permet de modifier radicalement un diagnostic), améliorer l’alliance thérapeutique avec le patient, et donc augmenter les chances de réussite du traitement. Ces adaptations doivent être pensées à un niveau technique, il s’agit des aménagements nécessaires dans la mise en place et le déroulement de la psychothérapie ; et à un niveau théorique, par une déconstruction et une relecture des différents concepts hérités. Le dispositif ethnopsychatrique Le dispositif ethnopsychiatrique est un des outils que le centre de santé mentale D’Ici et d’Ailleurs s’est donné pour permettre aux éléments culturels ou migratoires d’être déployés. Les consultations de ce type peuvent être proposées à toutes les familles migrantes et leurs enfants de la seconde, voire troisième génération, lorsque la question culturelle se pose, c’est-àdire quand la famille, les enfants ou les professionnels qui s’en occupent déjà pensent que la culture peut aider à comprendre une situation complexe, difficile et douloureuse. C’est une consultation souvent de seconde intention à laquelle on recourt quand la technique classique, quelle qu’elle soit, a déjà été utilisée sans succès ou sans véritable adhésion de la famille. Alors, on fait autrement en tenant compte de ses ressources culturelles. Certains éléments de la consultation constituent l’ossature du dispositif ethnopsychiatrique, à savoir : le travail en groupe, la langue, la médiation, le rôle du thérapeute principal et des cothérapeutes.

Le groupe

Dans notre culture, la relation duelle favorise le récit, dans d’autres, le groupe est garant de l’intimité et de la protection. Dans le dispositif ethnopsychiatrique, le patient est reçu accompagné de sa famille et/ou de ses amis par un groupe composé du thérapeute principal et de co-thérapeutes, d’origines diverses. Le groupe de thérapeutes est nécessaire pour permettre le récit dans certaines situations, soutenir, contenir, aider à ce que l’échange se déroule d’une manière culturellement conforme. La consultation en groupe rend possible un premier niveau d’empathie, favorise des associations diverses sur des éléments cliniques qui émergent pendant la séance chez les thérapeutes qui ne sont pas directement confrontés à la situation. Les perceptions diverses entraînent une lecture clinique polysémique et ouvrent des possibilités de travail avec un thérapeute principal qui reste garant du cadre. Il anime la séance, tient un fil clinique conducteur, permet la circulation de la parole et l’émergence de différentes hypothèses et réflexions cliniques. Dans ce sens, le groupe constitue une matrice qui contient, porte et permet l’évocation de différents discours et étiologies sur la situation. Il rassemble différents univers et favorise la négociation et la médiation entre ces univers. C’est un espace où multiples énoncés peuvent avoir lieu dans une circulation interrogative où la parole fait tiers entre le patient et le thérapeute principal. Par ailleurs, les patients d’origine étrangère essaient de se repérer entre le même et l’autre. Il est donc important que, dans le groupe, il y ait présence du « culturellement identique », mais aussi de « l’autre » étranger, comme le patient, mais de langue et de culture différentes. Les co-thérapeutes se trouvent ainsi contraints à traduire les choses avec leurs propres approches et formulations, à créer, à inventer, à articuler et à reformuler dans un cadre qui porte et qui contient et selon un processus qui tient compte des ressources de chacun. Le groupe a différentes fonctions D’abord une fonction statique. Il représente un cadre métissé par les étiologies de plusieurs mondes, un cadre qui par sa ressemblance aux pratiques traditionnelles, propose au patient un groupe de thérapeutes qui rappellent en quelque sorte l’assemblée des pays arabes, ou les palabres africaines sur la place du village. « Ici, on est comme en famille », « plus il y a d’avis, mieux c’est » peut-on y dire. Le groupe permet ainsi l’émergence de différents énoncés dont les énoncés des étiologies traditionnelles. D’un point de vue dynamique, le groupe permet un discours sur le patient, et un déroulement kaléidoscopique des interprétations. Chacun pourra y aller de sa manière de voir les choses, ainsi un kabyle dira « chez nous, lorsque les femmes lancent des vérités, c’est toujours en chanson » ou un Sénégalais dira « chez nous on chante aux poules… » tout cela pour parler de propos qui sont adressés à quelqu’un de précis. Le patient n’hésitera plus guère à communiquer le sens qu’il donne à ce qui lui est arrivé, après avoir entendu déjà ces différentes versions… La disposition en groupe a aussi une fonction d’accueil et de portage culturel et psychique, qui permet la circulation d’étiologies semblant irrationnelles, sans mépris et sans condescendance de la part du thérapeute. Ainsi, un Sénégalais pourra dire, « chez nous, on dirait que quelqu’un l’a mangé », un Antillais qu’« un saint l’a appelé » et le patient expliquera alors qu’on a, par exemple, dit à son propos que quelqu’un lui avait fait du mal, probablement quelqu’un de la famille… Il ne lui est dès lors plus demandé de traduire sa plainte en « termes scientifiques » qui lui sont difficilement accessibles et évocateurs ! À la fin de la consultation, le thérapeute principal va énoncer sa proposition qui doit permettre, en partant du discours du groupe, une réorganisation des éléments propres du patient. Enfin, la temporalité du travail en ethnopsychiatrie est importante. Devant la complexité du dispositif et des situations traitées, prendre le temps à plusieurs permet de construire, de co-construire avec les codes relatifs aux différents pays afin que le patient chemine avec ce qui lui fait sens. La consultation dure souvent deux heures, voire plus. Cela permet un travail en profondeur sur l’indication, travail qui se déroule le plus possible en présence des intervenants qui accompagnent le patient (médecin traitant, assistant social, psychologue, éducateur). Notons aussi qu’un temps de préparation et de briefing a lieu avant et après la consultation, afin de permettre de structurer le travail, de l’organiser et réfléchir sur les données théorico-cliniques qui le fondent. Les éléments qui auront surgi au cours de la consultation pourront être repris par l’intervenant habituel durant les entretiens qui se déroulent entre les consultations d’ethnopsychiatrie, souvent espacées de quelques mois. Il s’agit donc bien d’une consultation qui s’ajoute à un autre suivi psychothérapeutique, individuel ou familial.

La langue

Les familles ont toujours la possibilité de parler dans plusieurs langues, à savoir le français, leur langue maternelle et parfois une troisième, la langue véhiculaire dans leur pays d’origine. Pour parler des choses complexes, des choses du pays, de l’enfance, des conflits… il est parfois nécessaire de pouvoir le faire avec nuance, complexité, en utilisant des images, des connotations… Il faut pouvoir utiliser la langue qui s’y prête le mieux à ce moment-là et on ne le sait pas à l’avance. La possibilité de parler sa langue, ses langues possibilité et non obligation – est un paramètre fort du dispositif transculturel. Le traducteur formé à travailler dans ce contexte traduit mot à mot, et redonne le codage culturel si nécessaire. Par ailleurs, travailler avec la langue du patient, celle dans laquelle se structure et se construit spontanément sa pensée, permet de faire surgir le monde culturel dont il est issu. Il y a en effet des choses inexprimables dans une langue autre que la sienne et la complexité se situe dans le fait de retranscrire (de traduire) non pas une langue dans une autre – mais une vision du monde dans une autre. Parler en groupe multiculturel la langue maternelle du patient permet une circulation interrogative sur les théories qui sont derrière des mondes multiples et offre la possibilité de les interroger, d’alimenter la clinique et de sortir de l’interprétation vers la traduction qui a valeur d’interprétation. Nous sommes alors dans une pensée multiple qui nous permet d’accepter la polémique et de faire un travail de traduction, de reformulation et de maillage. La présence d’un médiateur ethnoclinicien, qui va également traduire les intentions du patient est importante dans cette situation. En effet, il ne suffit pas seulement de traduire la langue, il faut aussi faire surgir le monde culturel du patient. En d’autres termes, il s’agit de traduire le texte et le contexte. Quand ce monde surgit, apparaissent en même temps les étiologies qui donnent sens aux désordres, ainsi que les techniques qui traitent ces désordres.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 46 - octobre 2008

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