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Attendre : une nécessité aux goûts divers


Santé conjuguée n° 38 - octobre 2006

Paroles de patients sur le temps passé en salle d’attente, sur leurs désirs, la justice et la confiance…

Pour les patients, attendre, c’est attendre. « C’est obligé ! » revient comme une litanie. On n’a pas le choix et personne ne demande que l’on occupe cette attente. S’il y a problème, ce n’est pas tant d’attendre mais plutôt parce que l’extérieur impose ses règles et ses contraintes : le patron ne veut pas que l’on s’absente trop longtemps, il est temps d’aller chercher les enfants à l’école, c’est le seul jour de congé alors il faut y caser les courses, le ménage, les papiers, la santé… Chacun a son style d’attente propre. Si pour l’un ou l’autre, le seul fait d’attendre est une souffrance presque physique, pour d’autres c’est un moment où, enfin, il est permis de ne rien faire, de ne rien produire : autant en profiter pour se relaxer ou faire une petite descente intérieure, voire dormir un peu. « Pour une fois, on est caaalme, on peut enfin respirer tranquillement, penser ». Au sein de toutes ces différences, une ligne forte se dégage : attendre, c’est normal, c’est la preuve qu’on a un bon médecin, et cette attente confère une valeur à la consultation qui va suivre. « J’attends souvent une heure mais ça ne me pose pas de problèmes. J’essaie de venir tôt, alors ça va mieux. Mais c’est normal, on sait qu’on va attendre, alors on le fait. Et puis, si on attend, c’est parce que le médecin prend le temps de vous expliquer, de vous écouter ». Obligé de patienter, donc, si on veut être reçu par quelqu’un qui ne vous traite pas en 5minutes, comme cela peut se voir ailleurs, par un docteur prêt à vous écouter et à prendre le temps de vous expliquer en détail ce que vous par quelqu’un qui ne vous traite pas en 5minutes, comme cela peut se voir ailleurs, par un docteur prêt à vous écouter et à prendre le temps de vous expliquer en détail ce que vous avez et comment il faut se soigner. Pouvoir rester le temps dont on a besoin en consultation est un privilège. Et quand on vient depuis longtemps chez le même médecin, c’est une histoire de confiance, parfois même d’abandon, qui se joue. Alors le temps passé dans la salle d’attente ne pèse pas grand-chose et est oublié dès que la porte du cabinet est passée. Mais il y a aussi la voix des récalcitrants. Les patients n’aiment pas qu’on les traite « en bloc »et soulignent la spécificité de leurs opinions :« Ici, c’est chacun sa patience ». Chacune des nuances est remplie d’enseignement sur la façon dont les patients perçoivent la maison médicale, la médecine et la manière dont leur histoire les a menés vers ces perceptions. Un exemple se trouve dans la parole de deux personnes africaines qui ne comprennent pas qu’on leur pose la question de l’attente à Norman Béthune. Dans leur pays, c’est trois jours qu’il faut attendre pour être reçu par un médecin lorsqu’on n’a pas d’argent, et même si on arrive le voir, on n’aura pas d’argent pour payer les médicaments. Quel que soit le temps passé dans la salle d’attente, ici, on n’attend pas, on est reçu tout de suite. « Dans notre pays, là-bas, il faut attendre hein, il faut l’argent. Si tu n’as pas l’argent, ils ne te prennent pas. Ici, on soigne d’abord la personne et le paiement peut venir après. Il y a beaucoup de façons d’arrangement. Ici tu peux prendre les médicaments que tu as besoin ».

Une attente… sans attente

Une des questions inscrites dans la commande de ce travail était de savoir s’il serait intéressant de proposer « quelque chose » pour que cette attente prenne une autre dimension pour les gens, pour y faire émerger « autre chose ». Notre enquête aboutit à cette conclusion : il n’y a pas de réelle demande de la part des patients ! Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut rien faire mais bien qu’il est nécessaire de penser en profondeur le pourquoi on proposerait telle ou telle chose aux patients en stand by. Les possibilités sont nombreuses : provoquer des questionnements sur la santé ou d’autres thèmes, instaurer plus de convivialité et de communication, informer, susciter la parole des patients, les intriguer et leur proposer des ouvertures non convenues… Le Dr Y., médecin d’un autre centre médical interrogé sur le sujet, raconte son étonnement lorsqu’il a vu un patient recopier un article sur la santé mentale qu’il avait affiché au mur. Un article questionnant dont il a fait maintenant quelques copies pour la salle d’attente et qui suscite beaucoup d’intérêt. Sortir des images toutes faites qu’on a de la population et proposer des supports inattendus ? Toute initiative doit se penser comme une proposition d’ouverture offerte aux patients, sous une forme non contraignante, comme peuvent l’être les vidéos par exemple, tenir compte des différents degrés d’alphabétisation et de maîtrise des langues et surtout ne projeter aucune attente quant à leur utilisation. Dr Y. : « Les personnes qui attendent sont parfois prises en otages par des initiatives auxquelles elles ne sont pas libres d’échapper. J’ai toujours eu du mal à utiliser les gens. C’est peut-être mon côté occidental qui me pousse à ne pas venir importuner les gens dans la salle d’attente ». Offrir autre chose donc, mais sans jugement si l’offre est rejetée ou détournée de son but officiel. Sans cesser d’être à l’écoute des idées que les patients pourraient suggérer. Une envie personnelle serait de présenter quelques résultats de notre travail d’enquête aux patients, en tant que juste retour1. « Si une personne rigole,qu’elle est en bonne vivanteet qu’elle se prend pas la têteparce qu’il y a une ou deux personnes en plus avant elle ,j’estime que c’est une personne en bonne santé. »

Des quotas

Question posée par certains membres de la maison médicale : quel est le nombre de ceux qui se plaignent par rapport aux autres. Étant donné le caractère qualitatif de cette enquête, nos chiffres n’ont aucune valeur statistique, mais on relève que sur 28 personnes ayant répondu explicitement à cette question, trois estiment qu’attendre est un réel problème et qu’il faut changer cela. « Attendre, ça me rend nerveux. Après une heure, ça ne va plus. ». Dix pensent qu’attendre est difficile mais qu’il est tout aussi difficile de faire autrement. « L’idéal, c’est d’être reçu tout de suite ! ». « Si tu viens avec une migraine et que t’as des gosses qui gueulent et tout… Mais tu vas dire aux parents de venir sans ? Franchement y’a pas grand choses qui me dérange, je ne vois pas ce qu’on pourrait changer ». Quelles sont les raisons de s’impatienter ? Le patron attend que son ouvrier revienne. Une maman est gênée parce que son fils court partout. C’est difficile de rester dans cette salle pleine quand on se sent mal. On voudrait arrêter sa souffrance tout de suite. Il y a des gens qui rouspètent, font du désordre et veulent passer avant tout le monde… ça donne envie de partir. On est stressé parce que le médecin va donner les résultats d’une analyse et on ne sait pas si les nouvelles seront bonnes. « Ce n’est pas comme attendre à la commune ! ». Et puis, il y a tellement de choses à faire dans une vie : « … même pour celui qui n’a rien à faire, il n’aime pas perdre son temps… il a envie de sortir de là, quitte même à aller s’asseoir dans un parc plutôt que rester là. Par contre, une personne qui est occupée, qui travaille, qui a des responsabilités, qui doit aller chercher ses enfants, elle, son temps il est précis, il est précieux ». Il en reste 15 pour affirmer qu’il n’y a pas de problème. Soit qu’ils n’aient jamais attendu plus que le temps qu’ils estiment normal, soit parce qu’attendre fait partie de la vie de tous les jours. « Les gens qui viennent chez le médecin ont le temps d’attendre ». « Ça ne m’ennuie pas d’attendre, chez moi ce serait la même chose ». « Il n’y a quand même pas qu’ici qu’on attend ! ». « C’est comme quand on est dans une file. Moi, je travaille à la médiathèque. Là aussi il faut attendre, comme à la poste, à la commune ou au syndicat. Il faut savoir attendre ». L’attente apparaît comme une fatalité à laquelle on se soumet sans broncher. Pour certaines personnes, passer du temps dans la salle peut aussi prendre une dimension positive parce que c’est un endroit où l’on a une existence. « Si on veut le médecin, on doit attendre. J’ai l’habitude », signale une vieille femme turque, qui avec le peu de français qu’elle maîtrise et les signaux qu’elle m’adresse, montre que cette habitude a quelque chose de rassurant et exprime comme une sorte de fierté d’être connue ici. « Ça fait 30 ans que je viens ici ». Renforcée par une autre dame, belge elle: « Je suis presque chez moi ici. C’est devenu ma famille, un peu ».

De la justice avant toute chose

Alors que les autres professionnels de la maison médicale reçoivent sur rendez-vous, les médecins voient les patients dans l’ordre de leur arrivée, ordre attesté par une liste d’arrivée (ou d’inscription) tenue par l’accueillant2. Une « réglementation » récente permet de sortir en attendant son tour, ce qui n’était pas le cas auparavant (celui qui partait perdait son tour). Pour certains, ça ne change rien, ils attendent leur tour et n’éprouvent pas le besoin de profiter de l’occasion offerte. Les « pour » la nouvelle réglementation le sont pour des raisons pratiques : on a le temps de rentrer chez soi, de faire un saut chez quelqu’un qui habite tout près, de faire une petite course ou une démarche, il y a davantage de places assises et moins de bruit dans la salle d’attente, ça fait moins de gens pour respirer dans un espace mal aéré,… « Quand il y a beaucoup de monde, c’est désagréable. Il y a les enfants aussi : ils arrivent pas à bouger ». Il y a souvent moyen de tirer un avantage de l’organisation proposée, il suffit d’être prévoyant et de ne pas rater son tour. Chacun calcule pour savoir s’il est plus intéressant de rester, de revenir un autre jour ou de prendre le risque limité de sortir. Ces stratégies d’adaptation concernent aussi le moment de la semaine où l’on vient pour les choses non urgentes, ou les tentatives d’être le premier si on arrive un quart d’heure avant l’ouverture de la maison médicale, « quand il n’y a pas déjà tout un autocar qui attend dehors ! »… Mais ça, « C’est toi et ta chance, quoi ! ». «L’ordre dans lequel ils arrivent et dans lequel ils sont pris est le plus important. Apparemment, cela prime sur la durée d’attente ». Cette observation du Dr X. est confirmée à maintes reprises dans les interviews. Ceux qui sont contre le système qui permet de sortir, estiment que l’ordre de passage n’est jamais aussi clair que quand tout le monde attend ensemble. On fait son compte presque inconsciemment et quand une personne sortie revient prendre son tour, c’est très décevant : on se sent floué, presque physiquement. « Les gens, c’est le fait de voir passer quelqu’un devant eux qui les trouble ». « Il faut que rien ne laisse penser que quelqu’un dépasse, éliminer tous les doutes ». Il y a bien la liste, oui, mais certains n’ont confiance que dans leurs yeux : « Les gens ne croient pas tellement en cette liste ». Et puis, les accueillants n’ont-ils déjà pas assez de travail ? « Moi, j’attends, je suis obligée, tu vois ?Quand on vient chez le médecin,on attend hein. Y’a quelqu’unil va passer devant toi…Tu vas rester quand même ! » Deux propositions pour améliorer l’organisation reviennent de manière répétée : d’une part la distribution de tickets, de l’autre, la division du temps de consultation en moments de consultation libre et en plages horaires réservées aux rendez-vous. « Il faudrait un numéro de passage. Sinon, ça finit toujours par créer des problèmes, les gens sortent, reviennent, on ne sait plus à qui c’est de passer, il faut toujours demander à l’accueil ». « Il faudrait un ticket avec un numéro. Là ce serait clair, il y aurait une preuve ». La demande de tickets émane de ceux qui s’inquiètent du moment de leur passage depuis le nouveau système. Que l’on croie à la liste ou que l’on désire un système de ticket, le mot preuve éclate. C’est à propos de la justice dans l’ordre de passage que les patients doivent être rassurés. Si la personne de l’accueillant est un gage de sécurité pour certains, pour d’autres, ce n’est pas suffisant. Cette demande de ticket est en quelque sorte contradictoire avec le désir d’être reconnu comme personne et la différence souvent relevée entre l’accueil à la maison médicale et la réception déshumanisée dans les hôpitaux. Mais cette peur d’être dépassé par quelqu’un d’autre, d’être lésé dans son droit de passage semble plus forte. « Il faut que rien ne laisse penser que quelqu’un dépasse et éliminer les doutes ». Le Dr X. fait l’hypothèse que cette importance de l’ordre de passage pourrait être liée à la symbolique des places dans des sociétés autres que la nôtre, où, par exemple, le rang dans la famille détermine fortement les relations sociales. « Il faut mettre un système qui fait que la personne sait que le patient qui est avant elle ne l’a pas dépassée. ». « Il y en a plusieurs comme moi qui viennent juste pour une ordonnance. C’est frustrant d’attendre une heure juste pour une ordonnance. On pourrait avoir une tranche horaire pour nous ». Cette proposition revient aussi régulièrement, mais d’une manière plus neutre, plus technique. Il ne s’agit plus d’un droit essentiel à sauvegarder mais plutôt de différencier les demandes de consultation : les urgences, les visites régulières, les cas lourds qui exigent un accompagnement, les questions administratives. « Vous pourriez organiser une journée par semaine qui serait réservée pour les rendez-vous. Le médecin pourrait se concentrer sur les personnes plus lourdes, leur consacrer plus de temps. Ou utiliser un deuxième cabinet uniquement pour les rendez-vous ». « On pourrait couper le temps en deux : faire les premières heures sur rendez-vous, ensuite libre ». « Peut-être le matin pour les urgences et les soirées pour les rendez-vous ? ». « L’accueillant, je le trouve très rigolo. Cette chaleur qui sort de lui ». La qualité de l’accueil à Norman Bethune est une excellente carte de visite aux yeux des patients : l’écoute, la chaleur humaine, l’humour, la gentillesse, les liens privilégiés avec tel ou telle accueillant(e) rendent l’arrivée en milieu médical plus douce, atténuent des angoisses, sont un premier soulagement, voire un début de guérison ! Etre reçu par quelqu’un avant toute intervention médicale est irremplaçable. Et plus cette personne est calme, plus elle transmet un sentiment de sécurité et de justice. Mais pour certains patients, il ne faut pas trop conforter les gens dans leur demande d’attention. Les accueillants ne sont pas là pour « faire du baby-sitting » avec les personnes qui ne comprennent rien, transformer la salle d’attente en plaine de jeux quand les parents ne savent pas tenir leurs enfants, déresponsabiliser les patients. « Il faut aussi apprendre à faire attendre. On n’est pas mort nous. Vous donnez un système qui pousse les gens à ne pas attendre ». Quel que soit le style d’accueil demandé, du plus « maternel » au plus discipliné, l’accueillant est le gardien, le gestionnaire du temps. La salle d’attente est vécue plus difficilement lorsqu’il n’y a pas d’accueillant ou, comme dirait le Dr X., lorsque celui-ci ne sait pas gérer une salle bondée3.

Attendre son bon médecin

Leitmotiv dans les interviews : attendre, ça vaut la peine parce qu’on va être bien écouté. L’écoute est à la fois une preuve de respect et la garantie de la qualité de l’intervention du médecin. On rencontre aussi la satisfaction de recevoir des explications détaillées sur sa maladie, les médicaments et les précautions à prendre. « Le médecin que j’ai, je suis assez satisfaite de ce qu’il m’explique et de ce qu’il m’apprend de la nécessité de ma maladie ». Beaucoup ont connu des expériences où un médecin les examinait à la hâte et prescrivait vite sans qu’ils comprennent ce qu’ils avaient, ni pour combien de temps, ni pourquoi tel médicament. « Parce que j’ai déjà eu des médecins, en cinq minutes, l’examen était fini, mais je n’avais pas de réponses à ce que j’avais. On me prescrit un médicament : ’Allez Madame, prenez ce médicament et c’est bon’ ». « Quand le médecin nous examine trop vite, j’ai l’impression qu’il ne fait pas son travail ». « Je viens chez X. parce que c’est un médecin qui fait son travail ». « Attendre ce n’est rien. Je sais que je vais rentrer chez mon médecin, je vais être bien après, rassurée ». Même les plus impatients, lorsqu’ils veulent aller chez ce médecin-là, sont prêts à beaucoup. C’est la confiance accordée à ce médecin qui prime sur tout, et le nombre d’années durant lequel cette confiance a été accordée est immanquablement invoqué. « Je resterai toujours avec le Dr Z.». « Et ça fait loooooonnnnngtemps c’est le médecin de moi. Parce qu’il est bien tu vois ? Et ça fait looooonnnnngtemps il est chez nous, alors on a de l’habitude. Quand on a de l’habitude avec quelqu’un, c’est fini hein ». « Avec le Dr X., ça fait 14 ans. Je ne vois jamais d’autres médecins ». Et que d’autres personnes pensent la même chose renforce encore la certitude qu’on est dans le bon. « C’est pas moi seule qui le dit, c’est beaucoup de monde il dit, ils vivent, ils sont contents pour lui, tu vois ? ». « Tout le monde aime le Dr X. ». « Y’a toute la famille qui est ici ». Cette question de la confiance accordée ou non au médecin consulté sera développée plus loin. Elle constitue un des coeurs qui battent dans ces interviews et a son corollaire : les patients ont besoin que le médecin ait confiance en eux. Le Dr X. rapporte que des patients disent se méfier des médecins chez qui on n’attend pas. « Le temps est vécu comme une espèce de pouvoir. Ce n’est pas un pouvoir que le médecin impose, c’est la manifestation de son pouvoir sur la maladie ». Le Dr Z., elle, insiste sur la qualité relationnelle attendue par ses patients autant que par elle-même : « Je prends le temps de terminer ce que je dois terminer avant de prendre un autre patient. Ils voient que je n’appelle pas directement le suivant. Dans la culture maghrébine, ça ne choque pas, parce qu’on prend le temps de chaque chose. Ce temps est une préparation de la consultation, de la rencontre que nous allons avoir ». Dans cette qualité de relation, l’écoute a une place prépondérante, mais elle prend une dimension très différente selon la position dans la relation. Dr X.: « Beaucoup de gens sont d’accord d’attendre parce qu’ils savent que je vais prendre le temps de les écouter. Pourtant avec mon expérience, j’ai le diagnostic très rapidement, ce n’est pas cela qui fait le temps de la consultation. Le temps est vécu ici de manière très relative : si je ne prends pas le temps de les écouter jusqu’au bout, ils ne sont pas sûrs que j’ai la bonne vision. Ce temps d’écoute a déjà un effet thérapeutique. Il permet de prescrire moins ».

Les autres

« Il y a des gens qui ont du mal à s’exprimer, donc il faut le temps de leur expliquer. Des gens, ils comprennent vite, quoi. Chacun est un cas. Des gens, ils savent pas le français, ils doivent rentrer, le médecin doit prendre le temps de leur expliquer, étape par étape, et ça, ça prend du temps ». De nombreuses interventions démontrent que l’on est prêt à comprendre les besoins d’autrui, de patienter plus longtemps parce que le médecin doit donner plus d’attention à certaines personnes : celles qui ne maîtrisent pas le français ou qui ont des difficultés à comprendre le raisonnement médical, celles qui ont quelque chose de grave, les parents avec enfant, les nouveaux, etc. De plus, si l’autre est bien servi, le jour où ce sera son tour, on aura aussi bonne mesure. Un grand nombre accepterait aussi volontiers de laisser passer une urgence, ou une personne âgée avant eux, du moment qu’on prenne la peine de leur expliquer la situation ou de demander l’accord des présents. « Madame, elle est âgée. Elle pourrait passer avant moi, pas comme un jeune qui vient pour un problème d’articulation et qui peut attendre ». Il y a aussi les « autres » qui ne savent pas attendre, qui ne comprennent pas le système, veulent dépasser tout le monde, se fâchent parce que quelqu’un serait passé avant eux ou déclenchent même des disputes. Plusieurs patients estiment que c’est dans la nature humaine de ne pas savoir attendre, mais que ce n’est pas une attitude acceptable. « Je n’ai pas travaillé dans la médecine mais je sais comment sont les clients : ils veulent tout avoir tout de suite ». « Ceux qui se plaignent ou qui ne comprennent pas le système sont de mauvaise foi ». « Une dame voulait dépasser tout le monde mais il y avait des gens dans un état plus qu’elle ! C’était une drôle d’histoire. Ça a crié, elle a commencé à accuser les gens de racistes, ci et ça, moi elle m’a dit: ’Juif !’, pleins de trucs. Moi, j’ai commencé à m’énerver. Elle mettait une pression. Puis, je me suis dit : ’Laisse tomber’, je vais pas taper sur la dame, elle est âgée ». « On doit avoir du temps.Si quelqu’un dure, c’est qu’il ades choses à parler.J’accepte d’attendre parce quej’aurai mon tour de parler. » Le Dr X. remarque que, bien que ce soit minoritaire, c’est parmi les toxicomanes que l’on rencontre ceux qui savent le moins bien attendre. La plupart d’entre eux sont largement couverts par la méthadone prescrite précédemment, mais certains ont peur d’être en manque, de ne pas arriver à temps à la pharmacie. Plus souvent, c’est l’angoisse de la consultation qui les rend nerveux. « Si je vois qu’un habitué veut passer avant les autres, c’est un signal que quelque chose d’anormal se passe. Parfois, c’est positif, il a trouvé un boulot ou il a un entretien d’embauche. D’autres fois, c’est parce qu’il a rechuté et qu’il est dans les patates. Ici, attendre signifie devoir penser à ce qu’il va me dire. Il a trouvé ce qu’il allait me dire pour ne pas dire ce que j’allais peut-être l’amener à me dire. Mais il ne sait pas comment il va gérer la consultation ». Dans les interviews des patients, on ne retrouve pas d’allusion explicite aux toxicomanes. Mais, quand il est question de personnes très agitées dans la salle d’attente, plusieurs font comprendre que ces personnes « ne sont pas tout à fait normales », « ont des problèmes ». Un jeune homme m’a dit un jour où il laissait passer un homme très énervé qui réclamait bruyamment des droits qu’il n’avait pas: « Avec eux, ce n’est pas la peine. Ils ne réfléchissent pas comme nous ». Il n’était pas nécessaire de qualifier ce « eux ». La plupart des personnes interrogées disent ne pas chercher pas à établir de contacts avec les autres personnes dans la salle d’attente. Selon eux, la maladie, la souffrance provoque plutôt un repli sur soi et ne donne pas envie de s’ouvrir à autrui. « Tous les gens, ils ont leurs petits problèmes, ils sont dans leur coin, et puis c’est pas des gens de la même nation, y a des Roumains, des Polonais, des Arabes, des Noirs… Donc, on sait pas se parler entre nous puisque la majorité parle des langues différentes. Et puis les gens n’ont pas envie de se confier à n’importe qui aussi ». Le déclenchement d’une conversation collective ou d’une nouvelle connaissance serait plus effet des circonstances que d’une volonté déterminée. Cela dépend souvent de la personnalité plus entreprenante de l’un ou l’autre patient. Hasard ou non, les quelques voix qui se sont prononcées, au cours des interviews, pour plus de convivialité et de rencontres dans la salle d’attente sont celles d’hommes marocains. Ils le font d’ailleurs avec conviction. « Tu parles, tu vois que tu as les mêmes problèmes. Moi, j’ai ceci, je prends ça. Et puis, tu fais connaissance ». « Des fois, c’est bien, on parle ensemble. D’autres, ils font comme ça quand ils viennent (baisse la tête), on n’a pas envie de parler ». Le Dr X. observe : « Je me rends compte quand les gens se sont parlé. Ils me disent qu’à tel autre j’ai donné ce médicament-là… C’est amusant parce que les échanges peuvent avoir lieu entre les différentes cultures. Et les gens viennent avec des questions qu’ils ne se posaient pas avant ».

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 38 - octobre 2006

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